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Sur l’origine de la beauté dans la nature

« Bien avant l’apparition des humains, la Vie a acquis la faculté de ne pas seulement percevoir ce que nous appelons beauté, mais de la créer – et de la désirer[1]. »

– Carl Safina, écologue

Traduction d’un article de Ferris Jabr paru dans le New York Times en 2019[2]. On en apprend plus sur les origines de l’extraordinaire beauté présente partout dans la nature sauvage ainsi que sur le rôle actif des organismes vivants dans l’émergence de cette beauté. L’évolution est un phénomène incroyablement complexe, à des années-lumière des explications simplistes et ineptes martelées en permanence par les anthropophobes de la technocratie[3]. Les organismes vivants ne sont pas des machines accroissant mécaniquement leur efficacité au cours du temps et l’évolution n’a rien d’une accumulation continuelle de puissance donnant la capacité à des espèces « fortes » d’éradiquer des espèces « faibles ». Si la recherche de puissance était une loi de l’évolution, cette dernière n’aurait jamais engendré une telle diversité de formes de vie et de cultures – humaines et non humaines.

Cette interprétation technocratique de l’évolution, qui a infesté les esprits par le biais des moyens de communication modernes, est incapable d’expliquer la beauté ni la diversité omniprésentes dans la nature. La vision technocratique, qui célèbre le dieu Machine, est tout sauf scientifique et rationnelle. Elle postule que la nature est une machine pour légitimer la transformation du monde en machine, avec l’espoir délirant d’en prendre le contrôle. Mais l’obscurantisme technocratique est en train de détruire le monde, c’est pourquoi nous devons lui déclarer la guerre et combattre sans relâche les fanatiques de la Machine, qu’ils soient de gauche ou de droite. Face à ces ennemis de la nature, face à ces traîtres du genre humain, la vengeance est une obligation morale.


Pour expliquer la beauté, les scientifiques doivent repenser l’évolution (par Ferris Jabr)

Le mâle est d’une beauté incandescente. La teinte de son plumage passe sans transition du rouge saumoné au jaune soleil. Mais cette parure est insuffisante pour attirer une compagne. Lorsque les mâles de la plupart des espèces d’oiseaux jardiniers sont prêts à faire la cour, ils se mettent à construire la structure qui leur a donné leur nom : un assemblage de brindilles en forme de flèche, de couloir ou de hutte. Ils décorent leur jardin d’une multitude d’objets colorés, tels que des fleurs, des baies, des coquilles d’escargot ou, s’ils se trouvent à proximité d’une zone urbaine, des bouchons de bouteille et des couverts en plastique. Certains oiseaux jardiniers disposent même les objets de leur collection du plus petit au plus grand, formant ainsi une allée qui les rend, eux et leurs bibelots, d’autant plus saisissants pour une femelle – une illusion d’optique connue sous le nom de perspective forcée que l’homme a perfectionnée seulement au XVe siècle.

Pourtant, même cette exposition remarquable est insuffisante pour satisfaire une femelle du jardinier ardent. Si une femelle montre un début d’intérêt, le mâle doit réagir immédiatement. Fixant la femelle, ses pupilles se gonflent et se rétrécissent comme un battement cardiaque. Il entame une danse que l’on peut qualifier de psychotiquement sulfureuse. Il oscille, s’agite, gonfle sa poitrine. Il s’accroupit et se relève lentement, brandissant une aile devant sa tête comme une cape de magicien. Soudain, tout son corps se met à convulser comme un réveil à remontoir. Si la femelle est d’accord, elle copule avec lui pendant deux ou trois secondes. Ils ne se reverront plus jamais.

L’oiseau jardinier défie les hypothèses traditionnelles sur le comportement animal. C’est une créature qui passe des heures à accumuler méticuleusement une collection de merveilles, regroupant ses trésors par couleur et par ressemblance. C’est une créature qui, avec son seul bec, construit quelque chose de bien plus sophistiqué que de nombreux autres exemples connus d’outils fabriqués par les animaux ; les brindilles effeuillées que les chimpanzés utilisent pour capturer les termites dans leurs monticules font pâle figure en comparaison. La tonnelle de l’oiseau jardinier, comme l’affirme au moins un scientifique, n’est rien de moins que de l’art. Si l’on considère tous les éléments de sa parade nuptiale – les costumes, la danse et la sculpture – elle évoque un concept cher au compositeur allemand Richard Wagner : Gesamtkunstwerk, une œuvre d’art totale, qui mêle de nombreuses formes et stimule tous les sens.

Cette extravagance est également un affront aux règles de la sélection naturelle. Les adaptations sont censées être utiles – c’est là tout l’intérêt – et les créatures qui prospèrent devraient être celles qui sont le mieux adaptées à leur environnement particulier. Quelle est donc la justification évolutive de cette ostentation chez le jardinier ardent ? Non seulement les plumes colorées et les constructions élaborées de cet oiseau n’ont pas de valeur évidente en dehors de la parade nuptiale, mais elles nuisent également à sa survie et à son bien-être général, en consommant des calories précieuses et en le rendant beaucoup plus visible pour les prédateurs.

De nombreuses espèces possèdent des ornements sexuels ostensibles, métaboliquement coûteux et physiquement handicapants, selon le langage des biologistes. Il suffit de penser à la gorge élastique et brillante des lézards anoles, à l’abdomen bariolé des araignées paons et aux plumes bouclées, iridescentes et ridiculement longues des oiseaux de paradis. Pour concilier une telle splendeur avec une vision utilitariste de l’évolution, les biologistes estimaient autrefois que la beauté dans le règne animal était plus qu’une simple décoration. Ce serait un code. Selon cette théorie, les ornements ont évolué comme indicateurs des qualités avantageuses d’un partenaire potentiel : sa santé générale, son intelligence et ses capacités de survie, ainsi que la transmission des gènes liés à ces caractéristiques à sa progéniture. Un oiseau jardinier à plumage particulièrement brillant aurait par exemple un système immunitaire robuste, tandis qu’un oiseau qui trouve des bibelots rares et distinctifs serait un excellent butineur. La beauté ne constituerait donc pas un obstacle à la sélection naturelle, elle en ferait partie intégrante.

Charles Darwin lui-même était en désaccord avec cette théorie. Bien qu’il ait codécouvert la sélection naturelle et consacré une grande partie de sa vie à en démontrer l’importance, il n’a jamais prétendu qu’elle peut tout expliquer. Selon Darwin, les ornements ont évolué par le biais d’un processus distinct qu’il a appelé la sélection sexuelle : les femelles choisissent les mâles les plus séduisants « selon leurs critères de beauté » et, en conséquence, les mâles évoluent vers ce critère, peu importe les coûts induits. Darwin ne pensait pas que l’esthétique était nécessairement liée à la survie. Les animaux, pensait-il, pouvaient apprécier la beauté pour elle-même. De nombreux pairs et successeurs de Darwin ont ridiculisé sa proposition. Pour eux, l’idée que les animaux aient une telle sophistication cognitive – et que les préférences de femelles « capricieuses » puissent façonner des espèces entières – était absurde. Bien qu’elle n’ait jamais été complètement oubliée, la théorie de la beauté de Darwin a été largement abandonnée.

Aujourd’hui, près de 150 ans plus tard, une nouvelle génération de biologistes redonne vie à l’idée négligée de Darwin. Selon eux, la beauté ne doit pas nécessairement être un indicateur de santé ou de gènes avantageux. Parfois, la beauté est le produit splendide mais dénué de sens d’une préférence arbitraire. Les animaux trouvent simplement que certaines caractéristiques – une teinte de rouge, un plumage extravagant – sont attrayantes. Ce sens inné de la beauté peut devenir un moteur de l’évolution, poussant les animaux vers des extrêmes esthétiques. Dans d’autres cas, certaines contraintes environnementales ou physiologiques orientent un animal vers une préférence esthétique qui n’a pas encore été définie.

Ces biologistes ne se contentent pas de réécrire l’explication standard de l’évolution de la beauté ; ils modifient également notre conception de l’évolution elle-même. Pendant des décennies, la sélection naturelle – le fait que les créatures présentant les traits les plus avantageux ont les meilleures chances de survivre et de se multiplier – a été considérée comme la pièce maîtresse sans équivoque de la théorie de l’évolution. Mais ces biologistes pensent que d’autres forces sont à l’œuvre, des modes d’évolution beaucoup plus facétieux et discursifs que la sélection naturelle. Il ne suffit pas de considérer comment l’habitat et le mode de vie d’un animal déterminent la taille et l’acuité de ses yeux ou le nombre et la complexité de ses circuits neuronaux ; il faut aussi se demander comment les yeux et le cerveau d’un animal façonnent sa perception de la réalité et comment sa façon unique d’appréhender le monde peut, au fil du temps, modifier profondément sa forme physique et son comportement. En réalité, deux environnements régissent l’évolution des créatures sensibles : un environnement extérieur, qu’elles habitent, et un environnement intérieur, qu’elles construisent. Pour résoudre l’énigme de la beauté, pour comprendre l’évolution, il faut découvrir les liens cachés entre ces deux mondes.

Aucun scientifique contemporain n’est aussi enthousiaste – voire dogmatique – de la sélection sexuelle darwinienne que Richard Prum, ornithologue évolutionniste à l’université de Yale. En mai 2017, il a publié le livre The Evolution of Beauty où il explique avec lucidité et passion sa théorie personnelle de l’évolution esthétique. L’ouvrage a été nommé pour le prix Pulitzer en catégorie non-fictionnelle. Mais au sein de la communauté scientifique, les idées de Prum n’ont pas été accueillies aussi chaleureusement. À maintes reprises, il m’a raconté qu’il avait demandé à d’autres chercheurs de lui faire part de leurs réactions et qu’il avait reçu soit des excuses pour cause d’emploi du temps chargé, soit pas de réponse du tout. Certains se sont montrés ouvertement critiques. Dans une revue universitaire du livre de Prum, Gerald Borgia, l’un des plus grands spécialistes mondiaux des oiseaux jardiniers et l’éthologue Gregory Ball qualifient les sections historiques du livre de « révisionnistes ». Selon eux, Prum échoue à exposer sa thèse de façon crédible. Un jour, au cours d’un déjeuner fait de burritos, Prum expose sa théorie à un collègue en visite qui l’a aussitôt qualifiée de « nihilisme ».

En avril dernier, Prum et moi avons parcouru 32 kilomètres à l’est de New Haven jusqu’au parc national de Hammonasset Beach, un ensemble de plus de 360 hectares de rivages, de marais, de bois et de prairies au niveau du détroit de Long Island, dans l’espoir de trouver une paruline à capuchon. Des ornithologues ont récemment observé dans la région cette petite créature mais remarquable espèce migratrice. Avant même d’avoir garé la voiture, Prum prononce les noms des oiseaux qu’il aperçoit ou entend par la fenêtre : balbuzard pêcheur, hirondelle noire, carouge à épaulettes. Je lui demande comment il parvient à reconnaître les oiseaux aussi rapidement, et parfois, à grande distance. Selon lui, c’est aussi facile que de reconnaître un portrait d’Abraham Lincoln. Pour Prum, chaque oiseau est célèbre.

Jumelles en main, nous marchons le long des sentiers sinueux du parc, nous dirigeant lentement vers un grand groupe d’arbres. Prum porte un jean, une veste matelassée et un chapeau beige. Ses sourcils épais, ses lunettes rondes et ses mèches de cheveux blancs et gris donnent à son visage l’apparence d’un hibou. Au cours de la journée, nous voyons des canards colverts à la tête émeraude se nourrir, des hirondelles bicolores à la calotte turquoise irisée et plusieurs espèces de moineaux, chacune se distinguant par un ornement unique : des bandes jaunes autour de l’œil, un bec rose délicat, une couronne cuivrée. Sur un sentier boisé, nous rencontrons un oiseau vif qui jette des feuilles mortes en l’air. Prum est immédiatement fasciné. Selon lui c’est un faucon brun. Il me décrit ensuite ses attributs avec un mélange de précision et de tendresse – « brun roussâtre, tacheté sur la poitrine, œil jaune, bec recourbé, longue queue ». Puis il me réprimande pour avoir essayé de prendre une photo au lieu d’observer avec mes jumelles.

Environ deux heures après le début de notre promenade, Prum, qui parle vite et avec fluidité, s’interrompt au milieu de sa phrase. Il m’interpelle : « Juste là ! Juste là ! » ; « Une paruline à capuchon ! Tout contre l’arbre ! » Quelque chose de doré traverse le chemin. Je porte mes jumelles à mes yeux et je scrute les branches à notre droite. Quand je l’aperçois enfin, je sursaute. Cet oiseau était d’une beauté presque mythologique : des ailes vertes comme la mousse, un corps et un visage jaunes luminescents et un capuchon noir parfaitement taillé qui rendent son visage encore plus lumineux par contraste. Pendant plusieurs minutes, nous restons debout à observer l’oiseau qui sautille, balayant de temps à autre les plumes blanches de sa queue dans notre direction. Finalement, il prend son envol. Je dis à Prum combien il est excitant de voir une telle créature de près. « C’est ça », me répond Prum. « C’est là que vous comprenez tout l’intérêt qu’il y a à observer les oiseaux. »

Prum passe son enfance dans une petite ville rurale du sud du Vermont. Selon ses propres termes, c’est « un intello amorphe » : il aime lire et mémoriser les statistiques du livre Guinness des records, mais il n’a aucune passion particulière. Puis, en CM1, il reçoit des lunettes. Le monde devient plus clair. Il tombe par hasard sur un livre d’espèces d’oiseaux dans une librairie, ce qui l’encourage à passer du temps à l’extérieur. Bientôt, il commence à observer les oiseaux dans les vastes champs et les bois autour de chez lui. Il fait passer des disques de chants d’oiseaux pour les attirer. Il se lie d’amitié avec des naturalistes locaux et part régulièrement en excursion avec un groupe de femmes pour la plupart d’âge mûr (pratique, car elles possèdent un permis de conduire). Lorsque Prum entre en cinquième au collège, il guide déjà des groupes d’observation ornithologiques dans le parc national local.

À l’université, Prum ne tarde pas à exploiter les ressources ornithologiques considérables de l’université de Harvard. La première semaine de sa première année, il reçoit les clés du musée de zoologie comparative qui abrite la plus grande collection ornithologique universitaire au monde, avec aujourd’hui près de 400 000 spécimens d’oiseaux. « J’ai été associé à une collection d’oiseaux de classe mondiale à chaque instant de ma vie d’adulte », déclare-t-il. « Je plaisante avec mes étudiants – et c’est vraiment vrai – je dois avoir au moins 100 000 oiseaux morts de l’autre côté du couloir de ma salle de classe pour être intellectuellement opérationnel ». (Il est aujourd’hui conservateur en chef des vertébrés au musée d’histoire naturelle Peabody de Yale). Il a rédigé une thèse sur la phylogénie et la biogéographie des toucans et des cabézons. Et un squelette de moa, un oiseau éteint ressemblant à un émeu qui mesurait plus de 3 mètres de haut et dépassait les 200 kg, est suspendu au-dessus de son bureau de travail.

Après l’obtention de son diplôme d’Harvard en 1982, Prum se rend au Suriname pour étudier les manakins. Ces oiseaux aux couleurs intenses rivalisent pour s’accoupler en émettant des chants aigus et en exécutant des chorégraphies spectaculaires. En 1984, il entame des études supérieures en biologie à l’université du Michigan, à Ann Arbor, où il prévoie de reconstruire l’histoire de l’évolution des manakins en comparant minutieusement l’anatomie et le comportement. Au cours de ces études, un collègue lui présente des documents de recherche sur la sélection sexuelle, ce qui éveille son intérêt pour l’histoire de cette idée fascinante mais visiblement négligée.

Dès l’âge de 30 ans, Darwin s’interroge sur la manière dont les animaux perçoivent la beauté de leurs congénères : « Comment la poule détermine-t-elle quel est le plus beau coq, quel est le meilleur chanteur ? », un griffonnage dans une note qu’il s’est adressée à lui-même entre 1838 et 1840. Dans La filiation de l’homme et la sélection liée au sexe (1871), il consacre des centaines de pages à la sélection sexuelle. Il pense pouvoir expliquer deux des caractéristiques les plus remarquables et les plus déroutantes du règne animal : l’armement et la parure. Parfois, les mâles qui se disputent férocement les femelles entrent dans une sorte de course à l’armement évolutive. Ils développent des armes de plus en plus puissantes – défenses, cornes, bois – au fur et à mesure que les mâles les mieux dotés de chaque génération se reproduisent aux dépens de leurs pairs plus faibles. Parallèlement, chez les espèces dont les femelles choisissent les mâles les plus séduisants en fonction de leurs goûts subjectifs, les mâles développent des ornements sexuels extravagants. (On sait aujourd’hui que tous les sexes exercent les uns sur les autres de nombreuses pressions évolutives différentes et que, chez certaines espèces, les mâles choisissent des femelles ornées d’atouts esthétiques, mais à ce jour, les exemples les mieux étudiés sont ceux de la préférence féminine sur les attributs masculins).

Contrairement à la sélection naturelle, qui préserve les caractéristiques utiles « dans la lutte pour l’existence », Darwin considère que la sélection sexuelle se préoccupe exclusivement du succès de la reproduction. Cela se traduit souvent par des caractéristiques qui mettent en péril le bien-être de l’animal. L’auréole aux yeux multiples du paon, à la fois fascinante et encombrante, en est un exemple frappant et reste aujourd’hui encore la mascotte de la sélection sexuelle. « Un grand nombre d’animaux mâles, écrit Darwin, comme tous nos plus beaux oiseaux, certains poissons, reptiles et mammifères, ainsi qu’une foule de papillons aux couleurs magnifiques, ont été rendus beaux par l’évolution pour la beauté elle-même. »

Les pairs de Darwin ont adopté l’idée de mâles bien armés se battant en duel pour la domination sexuelle. Mais beaucoup ont dédaigné le concept d’esthétique animale, en partie parce qu’il suppose l’existence d’une conscience animale et du désir féminin. Dans une critique, le biologiste anglais St. George Mivart souligne « la différence fondamentale qui existe entre les pouvoirs mentaux de l’homme et des brutes » et l’incapacité du « caprice féminin vicieux » à créer des couleurs et des motifs durables. Le naturaliste anglais Alfred Russel Wallace, qui, indépendamment de Darwin, s’est forgé un grand nombre d’idées sur l’évolution, est également très critique. Wallace est particulièrement tourmenté par la suggestion de Darwin d’une beauté sans utilité. « La seule façon de rendre compte des faits observés est de supposer que la couleur et l’esthétique sont strictement liées à la santé, à la vigueur et à l’aptitude générale à survivre », écrit Wallace. En d’autres termes, l’ornementation ne peut s’expliquer que par des règles universelles suivies par les animaux pour juger de l’aptitude d’un partenaire potentiel – un point de vue qui a fini par s’imposer.

Au début des années 1980, alors qu’il effectue des recherches sur l’histoire de la sélection sexuelle, Prum tombe sur un article de 1915 et un livre de 1930 abordant le sujet. Dans ces deux livres rédigés par le biologiste et statisticien anglais Ronald Fisher, ce dernier étaye l’idée originale de Darwin par une compréhension plus sophistiquée de l’hérédité. Selon Fisher, dans un premier temps les femelles pourraient développer des préférences pour certains traits sans valeur, comme un plumage brillant, qui correspondraient à la santé et à la vigueur. Leurs enfants auraient tendance à hériter des gènes qui sous-tendent à la fois la préférence de leur mère et le trait de leur père. Au fil du temps, cette corrélation génétique atteindrait un point de basculement, créant un cycle d’emballement qui exagérerait considérablement à la fois la préférence et le trait, privilégiant la beauté au détriment de la survie du mâle. Au début des années 1980, les biologistes évolutionnistes américains Russell Lande et Mark Kirkpatrick ont donné à la théorie de Fisher une assise mathématique formelle. Ils ont démontré quantitativement qu’une sélection sexuelle hors de contrôle pouvait se produire dans la nature et que les caractères physiques impliqués pouvaient être totalement arbitraires, ne véhiculant aucune information utile.

Bien que la sélection de Fisher n’ait certainement pas été ignorée, elle a finalement été éclipsée par une série d’hypothèses qui semblent donner à la beauté un but. Tout d’abord, le biologiste israélien Amotz Zahavi a proposé une idée contre-intuitive, le principe du handicap, qui a donné une nouvelle tournure à l’explication utilitaire de Wallace pour les ornements sexuels. Selon Zahavi, les caractères physiques extravagants ne sont pas simplement des indicateurs de caractéristiques avantageuses, comme l’a dit Wallace, mais une sorte de test. Si un animal prospère malgré le fardeau d’un ornement encombrant ou métaboliquement coûteux, alors cet animal a effectivement démontré sa vigueur et s’est montré digne d’être un partenaire de choix. De même, en 1982, les biologistes évolutionnistes W.D. Hamilton et Marlene Zuk ont proposé que certains ornements, en particulier le plumage brillant, indiquent que le mâle est résistant aux parasites et qu’il accordera la même protection à ses enfants. De nombreux scientifiques ont commencé à considérer la sélection sexuelle comme un type de sélection naturelle. Des dizaines de chercheurs se sont mis en quête d’avantages mesurables liés au choix d’un partenaire séduisant : des avantages directs, comme une meilleure éducation des petits ou un territoire plus convoité, et des avantages indirects, notamment des preuves que les mâles les plus séduisants possèdent réellement de « bons gènes » liés à diverses qualités souhaitables, comme la résistance aux maladies ou une intelligence supérieure à la moyenne.

Après plus de 30 ans de recherche, la plupart des biologistes s’accordent à dire que si ces avantages existent, leur prévalence et leur importance sont incertaines. Quelques études convaincantes menées sur des grenouilles, des poissons et des oiseaux ont montré que les femelles qui choisissent des mâles plus attirants ont généralement des enfants dont le système immunitaire est plus robuste et qui ont plus de chances de survivre. Dans l’ensemble cependant, les preuves ne sont pas à la hauteur de l’enthousiasme. Une méta-analyse de 2012 portant sur 90 études réalisées sur 55 espèces n’accorde qu’un soutien « équivoque » à l’hypothèse des bons gènes.

Prum pense que les preuves des avantages héréditaires du choix d’un beau partenaire sont rares parce que ces avantages sont eux-mêmes rares, alors que la beauté arbitraire est « presque omniprésente ». Au fil des années, plus il s’est penché sur la sélection incontrôlée, plus il s’est convaincu qu’il s’agit d’une force évolutive bien plus puissante et créative que la sélection naturelle, qu’il considère comme trop médiatisée et ennuyeuse. « Les animaux sont les acteurs de leur propre évolution », m’a-t-il dit au cours d’une conversation. « Les oiseaux sont beaux parce qu’ils se considèrent eux-mêmes beaux. »

Au cours de l’été 1985, à l’époque où les biologistes s’intéressent à nouveau à la sélection sexuelle, Prum et la documentariste Ann Johnson (qui le choisira plus tard comme époux) se rendent en Équateur pour continuer à étudier les manakins. Le premier matin, lors d’une randonnée dans une forêt de nuages, Prum entend d’étranges notes ressemblant à des cloches, qu’il prend pour des murmures de perroquets. Plus tard dans la journée, sur le même sentier, il entend à nouveau ces sons étranges et les suit dans la forêt. Surprise, il s’agit d’un manakin mâle aux ailes en massue, une petite espèce au corps cannelle avec une calotte rouge et des ailes tachetées de noir et de blanc. Le manakin saute dans tous les sens d’une manière ostentatoire qui suggère une tentative de séduction des femelles. Au lieu de chanter avec sa gorge, il soulève à plusieurs reprises ses ailes derrière son dos et fait vibrer frénétiquement ses plumes les unes contre les autres, produisant deux bips électroniques suivis d’un bourdonnement strident – un son que Prum transcrit comme « Bip-Bip-WANNGG ! »

À l’époque, Prum n’a pas encore pleinement développé sa théorie évolutionniste de la beauté. Mais il soupçonne immédiatement que le manakin à ailes massue est représentatif de la capacité de la nature à pousser les créatures aux extrêmes esthétiques. Le vibrato singulier de l’oiseau le hante pendant des années. Au début des années 2000, alors que Prum exerce comme professeur de biologie à l’université du Kansas, il révèle, avec son étudiante diplômée Kimberly Bostwick, que les exigences de la parade nuptiale ont radicalement modifié l’anatomie de l’oiseau, le transformant en violon vivant. Les manakins mâles à ailes en forme de massue ont des plumes dont les tiges contorsionnées se frottent l’une contre l’autre 100 fois par seconde, soit plus vite qu’un colibri ne bat des ailes. Alors que la grande majorité des oiseaux possèdent des os légers et creux pour voler, Bostwick a récemment montré par tomodensitométrie que les manakins mâles à ailes massue ont des cubitus solides (os de l’aile) pour résister aux frottements intenses. Les femelles manakins ont également hérité d’anomalies connexes.

Bien qu’il n’existe aucune étude publiée sur les capacités aérodynamiques du manakin à ailes massue, suite aux observations Prum affirme qu’il est évident que ces oiseaux volent maladroitement – même les femelles. Selon Prum, la pression auto-entretenue de la beauté a entravé la survie de l’ensemble de l’espèce. Comme les femelles ne courtisent pas les mâles, leurs os et leurs plumes déformés ne peuvent présenter aucun avantage. « Certaines des conséquences évolutives du désir et du choix sexuels dans la nature ne sont pas adaptatives », écrit Prum dans son récent ouvrage. « Certaines tendances contribuent vraiment au déclin d’une espèce. »

Au cours de la décennie suivante, alors que ses problèmes d’audition augmentaient, Prum stoppe ses recherches sur le terrain et l’observation des oiseaux, mais il parvient tout de même à faire une série de découvertes scientifiques révolutionnaires. Il a contribué à confirmer que les plumes ont évolué chez les dinosaures bien avant l’apparition des oiseaux, et il est devenu l’un des premiers scientifiques à déduire les couleurs du plumage d’un dinosaure en examinant les molécules de pigment préservées dans les plumes fossilisées. Pendant tout ce temps, il n’a jamais cessé de réfléchir à la sélection sexuelle. Prum présente officiellement sa théorie de l’évolution esthétique dans une série d’articles scientifiques publiés entre 1997 et 2015. Il propose que tous les ornements et préférences sexuelles soient considérés comme arbitraires jusqu’à ce que leur utilité soit prouvée.

Malgré sa récente nomination pour le prix Pulitzer, Prum est encore victime du mépris de ses pairs au sein du milieu universitaire. Mais après avoir parlé avec de nombreux chercheurs dans le domaine de la sélection sexuelle, j’ai appris que tous les pairs de Prum connaissent bien son travail et que beaucoup acceptent déjà certains des principes fondamentaux de son argumentation : à savoir que la sélection naturelle et la sélection sexuelle sont des processus distincts et que, dans certains cas au moins, la beauté ne révèle rien sur la santé ou la vigueur d’un individu. En même temps, presque tous les chercheurs à qui j’ai parlé m’ont dit que Prum exagérait l’importance des préférences arbitraires et de la sélection de Fisher au point d’éclipser toutes les autres possibilités. En conversant avec lui, l’intelligence de Prum est évidente, mais il a tendance à être dogmatique. Il s’interrompt parfois pour rejeter un argument qui n’est pas en accord avec sa vision. Bien qu’il admette que certaines formes de beauté peuvent être liées à des avantages en termes de survie, il ne semble pas particulièrement intéressé par les recherches considérables menées sur ce sujet. Lorsque je lui demande quelles sont les études qui, selon lui, apportent le plus de preuves de l’existence de « bons gènes » et d’autres avantages, il marque un temps d’arrêt avant de répondre qu’il n’est pas de son ressort de passer en revue la littérature.

Comme Darwin, Prum est tellement fasciné par les résultats des préférences esthétiques qu’il ignore la plupart du temps leurs origines. Vers la fin de notre promenade ornithologique au parc national de Hammonasset Beach, nous parlons des manakins à ailes en forme de massue. Je l’interroge sur leur évolution. Prum pense qu’il y a longtemps, une version antérieure de la danse nuptiale de l’oiseau produisait incidemment un bruit de frottement de plumes. Au fil du temps, ce son est devenu très attrayant pour les femelles, ce qui a poussé les mâles à s’adapter pour rendre le bruissement de leurs plumes plus fort et plus perceptible, jusqu’à ce qu’ils en arrivent à frotter très rapidement leurs ailes. Mais j’ai demandé à Prum pourquoi les femelles seraient-elles attirées par ces sons particuliers ?

Pour Prum, il s’agit d’une question sans réponse – et donc d’une question qui ne mérite pas d’être étudiée. « Tout n’a pas cette explication causale explicite », a-t-il déclaré.

L’indifférence de Prum à l’égard de la source ultime du goût de l’esthétique laisse une lacune évidente dans sa grande théorie. Même si nous admettions que la plupart des caractères esthétiques naissent de préférences arbitraires, il nous faudrait encore expliquer pourquoi ces préférences existent. Il est tout à fait concevable qu’un animal ait par exemple un penchant intrinsèque pour un chant d’accouplement ou des plumes jaune vif, et que ces prédilections n’aient rien à voir avec des gènes avantageux. Mais de tels penchants sont incontestablement le produit de la neurobiologie d’un animal, qui est elle-même le résultat d’une longue histoire évolutive qui a adapté le cerveau et les organes sensoriels de l’animal à des conditions environnementales spécifiques. Depuis deux décennies, une cohorte de biologistes se consacre à l’étude de la manière dont le « biais sensoriel » d’un animal – sa niche écologique et sa manière particulière d’appréhender le monde – sculpte son apparence, son comportement et ses désirs. Comme Prum, ils ne pensent pas que la beauté est nécessairement adaptative. Mais là où Prum célèbre l’arbitraire, ils recherchent la causalité.

Molly Cummings, professeur de biologie intégrative à l’université du Texas à Austin, est une chercheuse de premier plan dans le domaine de l’écologie sensorielle. Au moment de ma visite au printemps dernier, elle nous conduit à l’un de ses laboratoires de terrain : une clairière herbeuse dotée de plusieurs grands bassins en béton. La surface de l’un d’entre eux est tellement remplie d’algues laineuses et de nénuphars à fleurs roses que nous pouvons à peine voir l’eau. Cummings commence à repousser la végétation, formant des recoins ombragés qui nous permettent d’observer l’eau sous le bon angle. « Voyons si je peux trouver un grand et beau garçon », dit-elle.

Un poisson de la taille d’un trombone nage vers nous. Je me penche pour le voir de plus près. Son corps argenté est décoré d’un seul point noir et d’une bande bleue irisée ; sa longue queue, en forme d’épée de chevalier, était striée de jaune. « Oh, oui, il y a un gars qui fait la cour », dit Cummings. « Il s’approche de cette femelle et essaye de l’impressionner. » Le poisson, un mâle xipho (ou porte-glaive), paraît presque maniaque dans ses efforts pour se faire remarquer. Il va et vient devant la femelle, se tortillant au passage, ses écailles reflétant la lumière qui parvient à percer le brouillard.

Un peu plus tard, nous parcourons les quelques kilomètres qui nous séparent de son laboratoire sur le campus. Là, des étagères d’aquariums sont alignées dans plusieurs pièces et des illustrations resplendissantes de méduses d’Ernst Haeckel ondulent sur les murs. Tout en visitant les installations, Cummings m’en dit plus sur sa carrière. Durant ses études à l’université de Stanford, elle passe un été à faire de la plongée sous-marine dans les forêts de varech géant de la Hopkins Marine Station, à côté de l’aquarium de renommée mondiale de Monterey Bay. Après l’université, elle s’installe à l’université James Cook de Townsville, en Australie, où elle étudie l’écologie marine et dévore les travaux des biologistes John Lythgoe et John Endler. Tous deux s’intéressent à la manière dont le type de lumière présent dans l’environnement d’un animal influence son système visuel.

Cummings pense aux poissons observés en Californie et en Australie. Elle a été stupéfaite par la beauté dynamique des poissons perciformes dans la forêt de varech : la façon dont ils communiquent par la couleur et l’éclat de leur peau, en faisant scintiller le bleu, l’argent et l’orange pour attirer les partenaires. La diversité de leurs habitats aquatiques est tout aussi impressionnante. Certaines étendues d’eau sont claires et étincelantes, d’autres sont couvertes d’algues. En Australie, la lumière du soleil atteint presque constamment les nombreuses espèces de poissons de récifs, mais ils vivent sur un fond kaléidoscopique de coraux. Comment les poissons ont-ils pu développer des ornements sexuels efficaces et fiables si l’éclairage et leur habitat sont si diversifiés ?

Après avoir obtenu un diplôme de troisième cycle en Australie en 1993, Cummings commence un doctorat à l’université de Californie, à Santa Barbara. Pendant plusieurs années, elle étudie diverses espèces de poissons perciformes, plongeant à plusieurs reprises dans les forêts de varech avec un spectromètre protégé par du plexiglas afin de quantifier et de caractériser la lumière dans les différents habitats. La nuit, elle utilise de puissants projecteurs de plongée pour étourdir les poissons et les ramener au laboratoire, tout en évitant les phoques affamés qui la suivent régulièrement dans l’espoir de remplir leur estomac. Après des centaines de plongées et de mesures minutieuses, Cummings a découvert que l’eau elle-même guide l’évolution de la beauté chez ces poissons. La préférence d’une femelle pour une couleur argentée ou bleue n’est pas arbitraire ; c’est une conséquence des longueurs d’onde particulières de la lumière qui voyagent le plus loin dans sa niche sous-marine. Les mâles dont les écailles reflétaient le mieux ces longueurs d’onde avaient plus de chances d’attirer l’attention des femelles.

Dans ses études, Cummings a montré que les perches de mer vivant dans des eaux sombres ou troubles préfèrent généralement les ornements brillants, tandis que les perches de mer vivant dans des zones de luminosité mercurielle préfèrent les couleurs vives. Cummings a ensuite découvert que les poissons-glaives mexicains qui occupent les couches supérieures des rivières, où l’eau claire polarise fortement la lumière du soleil, ont des ornements spécialisés dans la réflexion de la lumière polarisée, comme une bande de bleu irisé. Ces résultats vont dans le sens d’études similaires sur les guppys de Trinidad. Les femelles de cette espèce préfèrent les mâles avec des taches orange parce qu’elles ont d’abord développé un goût pour les fruits nutritifs des orangers qui tombent occasionnellement dans l’eau. « Certains pensent que les préférences des femelles émergent du néant », explique Cummings, « mais on a négligé le fait que, dans de nombreux cas, elles résultent de contraintes environnementales. Ce n’est pas toujours le fruit du hasard. »

Mais ce qu’une créature trouve attirant ne dépend pas seulement des qualités uniques de son environnement ; l’attirance est également définie par certaines qualités qui franchissent le seuil de la conscience. Prenons l’exemple de la différence entre ce que nous voyons lorsque nous regardons une fleur et ce que voit un bourdon. Comme nous, les insectes ont une vision des couleurs. Contrairement à nous, les insectes peuvent également percevoir la lumière ultraviolette. De nombreuses plantes ont développé des parties de fleurs qui absorbent ou réfléchissent la lumière ultraviolette, formant des motifs tels que des anneaux, des yeux et des étoiles. La plupart des créatures ne remarquent pas ces ornements, mais ceux-ci servent de balises aux pollinisateurs. Il existe toute une dimension de la beauté florale qui nous est invisible, non pas parce que nous ne sommes pas exposés à la lumière ultraviolette, mais parce que nous ne disposons pas du matériel biologique approprié pour la percevoir.

Michael Ryan, professeur de zoologie dont le laboratoire et le bureau se trouvent quelques étages en dessous de ceux de Cummings, a passé plus de 30 ans à étudier comment les particularités de l’anatomie d’un animal déterminent ses préférences esthétiques. Cette carrière, il la détaille dans son récent livre, A Taste for the Beautiful. Depuis 1978, Ryan se rend au Panama pour étudier une grenouille de couleur brune appelée túngara. Comme le manakin à ailes en forme de massue, la grenouille túngara possède une forme unique de beauté qui n’est pas visuelle mais auditive. Au crépuscule, les grenouilles túngara mâles se rassemblent au bord des flaques d’eau et chantent pour séduire les femelles. Leur chant d’accouplement se compose de deux éléments : la partie principale, un sifflement, ressemble précisément au son d’un pistolet laser miniaturisé ; elle est parfois suivie d’un ou plusieurs coassements brefs. Un cri d’accouplement long et complexe présente un risque : il attire les chauves-souris mangeuses de grenouilles. Pourtant, il est très payant. Ryan a montré que les sifflements suivis de coassements sont jusqu’à cinq fois plus attirants pour les femelles que les sifflements seuls. Mais pourquoi ?

Selon le modèle adaptatif de la beauté, les coassements doivent donner une idée de la condition physique des mâles. Il se trouve que les grands mâles, qui produisent les coassements les plus profonds et les plus séduisants, sont également les plus habiles à s’accoupler, car leur taille est plus proche de celle des femelles. (Le sexe chez les grenouilles est une affaire glissante, et un mâle de petite taille a plus de chances de manquer sa cible). En outre, la grenouille túngara possède un organe interne réglé sur 2 200 hertz, ce qui est proche de la fréquence dominante d’un coassement. L’ensemble de ces faits semble indiquer que la sérénade de la grenouille túngara au bord d’une flaque d’eau est un exemple de choix adaptatif du partenaire : les oreilles des femelles ont évolué vers ces coassements spécifiques parce qu’ils sont produits par les mâles les plus grands et les plus doués sexuellement.

Les recherches de Ryan ont révélé une histoire plus étrange. En examinant l’arbre généalogique de la grenouille túngara, il a découvert que huit espèces de grenouilles étroitement apparentées à la grenouille túngara possèdent également des organes de l’oreille interne sensibles à des fréquences d’environ 2 200 hertz, mais qu’aucune d’entre elles ne produit ces coassements caractéristiques dans son cri d’accouplement. Ryan pense que l’ancêtre de toutes ces espèces a probablement développé, il y a très longtemps, une oreille interne sensible à environ 2 200 hertz pour une fonction abandonnée depuis longtemps. La grenouille túngara a ensuite réactivé ce canal auditif négligé, probablement par hasard. Les grenouilles mâles qui produisaient quelques notes supplémentaires étaient automatiquement préférées par les femelles – non pas parce que ces mâles étaient des partenaires plus appropriés, mais simplement parce qu’ils se démarquaient plus des autres.

À l’instar des écailles scintillantes de la perche et du poisson porte-glaive étudiées par Cummings, le coûteux cri d’accouplement des túngara n’a pas évolué pour transmettre des informations pragmatiques sur la santé ou la condition physique. Mais cela ne signifie pas que ces caractéristiques sont arbitraires. Ils résultent d’aspects spécifiques et perceptibles de l’environnement, de l’anatomie et de l’héritage évolutif des animaux. « Lorsque j’ai proposé cette idée en 1990, j’ai essuyé un véritable camouflet », explique Ryan. « Elle a été très largement critiquée. Mais aujourd’hui, les biais sensoriels sont considérés comme un élément important de l’évolution de ces préférences. »

Lors de notre promenade à Hammonasset, alors que nous admirons les oiseaux de mer du haut des falaises, j’interroge Prum sur les biais sensoriels. Il m’a répondu que cela ne peut pas expliquer la diversité et l’idiosyncrasie[4] stupéfiantes des ornements sexuels – le fait par exemple que chaque espèce de moineau étroitement apparentée possède une esthétique unique. Pour Prum, le biais sensoriel n’est qu’un argument supplémentaire pour conserver le « paradigme adaptatif » dominant, et réfuter sa théorie de l’évolution esthétique. Fait révélateur, Prum et Ryan ne discutent pas de leurs travaux respectifs dans leurs ouvrages récents.

En réfléchissant aux similitudes et aux divergences entre les idées de Prum et celles de ses pairs, je reviens sans cesse à un passage de son livre. En 2010, Prum et ses collègues ont révélé qu’un dinosaure de la taille d’une corneille, Anchiornis huxleyi, était magnifiquement paré : plumage gris sur le corps, crête iroquoise rouge-brun et longues plumes blanches sur les membres avec des paillettes noires. La raison pour laquelle les dinosaures ont commencé à développer des plumes a longtemps laissé les scientifiques perplexes. Au départ, des couches de filaments duveteux, semblables au duvet d’un poussin, ont probablement aidé les dinosaures à se protéger de l’eau et à réguler leur température corporelle. Mais comment expliquer le développement de plumes larges et plates comme celles d’Anchiornis ? La réponse intuitive est le vol, mais les premières plumes planes étaient probablement trop primitives pour voler ou planer, car elles ne présentaient pas l’asymétrie distincte qui rend les plumes des oiseaux aérodynamiques. Dans son livre, Prum défend une autre hypothèse qui gagne du terrain : les grandes plumes ont évolué pour être belles.

Les possibilités esthétiques du duvet sont limitées. « La forme innovante de la plume crée cependant une surface bien définie et bidimensionnelle sur laquelle il est possible de créer un tout nouveau monde de motifs colorés complexes sur chaque plume », explique Prum. Ce n’est que plus tard que les oiseaux ont fait évoluer leurs grandes plumes séduisantes dans le but de voler, ce qui explique probablement pourquoi certains d’entre eux ont survécu à l’extinction massive il y a 66 millions d’années. Les oiseaux ont transformé ce qui était autrefois une simple frivolité en quelques-unes des adaptations les plus enviables de la planète, de l’envergure d’un albatros à la silhouette torpillée d’un faucon plongeant. Pourtant, ils n’ont jamais abandonné leur sens du style, utilisant les plumes comme support pour un apparat unique. Une plume ne peut donc pas être considérée comme le seul produit de la sélection naturelle ou sexuelle. La plume, avec sa structure réciproque, incarne la confluence de deux forces évolutives puissantes et d’égale importance : l’utilité et la beauté.

La plupart des scientifiques avec lesquels je me suis entretenu estiment que l’ancienne dichotomie entre l’ornement adaptatif et la beauté arbitraire, entre les « bons gènes » et la sélection de Fisher, est remplacée par une synthèse conceptuelle moderne qui met l’accent sur la multiplicité. « La beauté est le résultat d’une multitude de mécanismes différents », explique Gil Rosenthal, biologiste évolutionniste à l’université A&M du Texas et auteur du nouvel ouvrage scientifique Mate Choice. « Il s’agit d’un processus incroyablement complexe. »

L’environnement contraint l’anatomie d’une créature, qui détermine la façon dont elle appréhende le monde, ce qui génère des préférences adaptatives et arbitraires, qui se répercutent sur sa biologie, parfois de façon inadaptée. La beauté révèle que l’évolution n’est ni un façonnage itératif des organismes vivants par un paysage dominant, ni une collision frénétique d’événements fortuits. L’évolution est plutôt un mécanisme complexe mêlant physique, biologie et perception individuelle, dans lequel chaque pièce mobile influence les autres de manière à la fois subtile et profonde. Ses engrenages sont si innombrables et dynamiques – tellement susceptibles d’incertitudes et d’incidents – que même un seul produit de l’évolution peut déconcerter la science pendant des siècles.

Alors que je me promène dans un parc le dernier jour de mon séjour à Austin, je rencontre un Quiscale bronzé qui cherchait des insectes dans l’herbe. Son plumage semble d’abord noir comme du charbon, mais au fur et à mesure de ses mouvements, il se pare de toutes les couleurs d’une nappe d’huile. De temps à autre, il s’arrête, gonfle sa poitrine et émet un son semblable à celui d’une balançoire rouillée. Peut-être insatisfait de la nourriture locale ou mal à l’aise en ma présence, il finit par s’envoler.

En son absence, mon attention s’est immédiatement portée sur quelque chose que sa présence avait masqué : un buisson d’ancolie dorée. De loin, ses fleurs ressemblent à des illustrations médiévales de comètes, grandes et audacieuses, avec de longues traînées. De près, je suis frappé par la complexité d’une seule fleur : une grande étoile jaune entoure une grappe de cinq pétales tubulaires, en forme de trompettes d’ange et remplis de nectar. Une touffe de filaments recouverts de pollen émerge au centre de la fleur. Vues d’en haut, les fleurs ressemblaient à des nids de petits oiseaux, le bec serré et les ailes déployées.

Pourquoi les fleurs sont-elles belles ? Ou, plus précisément : pourquoi les fleurs sont-elles belles pour nous ? Plus je réfléchis à cette question, plus elle me semble concerner la nature même de la beauté. Depuis des milliers d’années, philosophes, scientifiques et écrivains tentent de définir l’essence de la beauté. La pluralité de leurs efforts illustre l’immense difficulté de cette tâche. Selon eux, la beauté est : l’harmonie, la bonté, une manifestation de la perfection divine, une forme de plaisir, ce qui provoque l’amour et le désir, et M = O/C (où M est la valeur esthétique, O l’ordre et C la complexité).

Les psychologues évolutionnistes, qui appliquent volontiers la logique adaptative à toutes les facettes du comportement et de la cognition, ont émis l’hypothèse que la perception humaine de la beauté émerge d’un ensemble d’adaptations anciennes : peut-être les hommes aiment-ils les femmes à la poitrine généreuse et à la taille étroite parce que ces caractéristiques sont le signe d’une grande fertilité ; les visages symétriques sont peut-être corrélés à la santé générale ; peut-être les bébés sont-ils irrésistiblement mignons parce que leurs caractéristiques juvéniles activent les circuits de soins dans nos cerveaux[5]. De telles affirmations frôlent parfois le ridicule : le philosophe Denis Dutton soutient que les gens du monde entier apprécient intrinsèquement un certain type de paysage – un champ herbeux avec des bosquets d’arbres, de l’eau et des animaux sauvages – parce qu’il ressemble aux savanes du Pléistocène où l’espèce humaine a évolué. Dans une conférence TED, Dutton explique que les cartes postales, les calendriers et les peintures représentant ce paysage universellement aimé incluent généralement des arbres avec des branches près du sol. Parce que nos ancêtres comptaient sur les branches basses pour échapper aux prédateurs.

Bien sûr, il est indéniable que nous sommes, comme tous les animaux, des produits de l’évolution. Nos cerveaux et nos organes sensoriels sont tout aussi biaisés que ceux de n’importe quelle autre créature. L’anatomie, la physiologie et les instincts dont nous avons hérité ont sans aucun doute façonné notre perception de la beauté. Dans leurs récents ouvrages, Richard Prum et Michael Ryan synthétisent les recherches menées sur les animaux et les êtres humains, en explorant les explications évolutives possibles de nos propres goûts esthétiques. Michael Ryan s’intéresse particulièrement aux sensibilités et aux biais innés de notre architecture neuronale. Il décrit par exemple comment notre système visuel peut être câblé pour remarquer la symétrie. Prum souligne sa conviction que chez les humains, comme chez les oiseaux, de nombreux types de beauté physique et de désir sexuel ont arbitrairement coévolué sans référence à la santé ou à la fertilité. Ce qui complique leurs argumentaires respectifs, c’est le pouvoir écrasant de la culture humaine. En tant qu’espèce, nous sommes tellement saturés de symbolisme, de rituels et d’art – tellement influencés par des modes qui changent rapidement – qu’il est plus ou moins impossible de déterminer dans quelle mesure une préférence esthétique est due à l’histoire de l’évolution plutôt qu’à l’influence culturelle.

Ferris Jabr

Traduction : Philippe Oberlé


  1. Carl Safina, Becoming Wild : How Animal Cultures Raise Familiers, Create Beauty, and Achieve Peace, 2020. Livre disponible en Français mais la traduction laisse à désirer. L’éditeur français a par exemple réussi l’exploit de traduire le titre original, qui signifie littéralement « devenir sauvage », par « à l’école des animaux ». Comme l’école a été créée originellement dans le but de domestiquer les êtres humains, pour tuer tout ce qu’il y a d’imprévisible, de créatif, de spontané, d’autonome – donc de sauvage – dans l’enfant, ça peut faire tiquer.

  2. https://www.nytimes.com/2019/01/09/magazine/beauty-evolution-animal.html

  3. Exemple avec cet article du technocrate Jean-Marc Jancovici qui réduit l’évolution des sociétés humaines depuis l’apparition d’Homo sapiens au fonctionnement d’une stupide machine. La diversité culturelle des sociétés et la variabilité de leur structure politique au cours du temps sont totalement dissimulées dans le discours technocratique (c’est le but) : https://jancovici.com/transition-energetique/choix-de-societe/leconomie-peut-elle-decroitre/

  4. D’après le Larousse : « Manière d’être particulière à chaque individu qui l’amène à avoir tel type de réaction, de comportement qui lui est propre. »

  5. Les bébés ne sont pas irrésistiblement mignons dans la plupart des cultures, il s’agit d’un biais introduit par les études en psychologie qui ont porté la plupart du temps sur des populations occidentales. Voir les travaux de l’anthropologue David F. Lancy, The Anthropology of Childhood, 2008.

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