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L’odorat humain bat parfois le flair du chien (par Brian Handwerk)

Traduction d’un article publié en 2017 par Brian Handwerk dans le Smithsonian Magazine[1]. Selon une légende tenace en milieu urbain et industriel qui remonte à environ 150 ans, l’être humain serait naturellement doté d’un piètre nez. Mais des recherches récentes à ce sujet nous apprennent que le sens de l’odorat chez Homo sapiens n’est pas intrinsèquement mauvais, seulement atrophié par manque d’entraînement.

Quand un primate passe entre 80 et plus de 90 % de son temps enfermé dans un espace clos ultra-artificialisé[2], qui plus est devant un écran, il ne faut pas s’attendre à une amélioration de ses aptitudes physiologiques et de son bien-être au fil des générations : le manque de lumière naturelle et l’omniprésence des écrans provoquent chez les enfants et les adolescents du monde entier une épidémie de myopies[3] ; les maladies dites « de civilisation » (cancers, maladies cardiovasculaires, asthme, allergies, troubles mentaux, stress, dépression, etc.) touchent chaque année toujours plus d’individus dans les pays riches et industrialisés[4] ; le port de chaussures chez les jeunes enfants perturbe la croissance de leurs pieds et les déforme[5] ; les écrans provoquent des lésions au cerveau chez les enfants[6] ; le microbiome externe et interne – l’écosystème bactérien essentiel à tout macro-organisme vivant – de l’Occidental moyen est en piteux état en comparaison de celui des chasseurs-cueilleurs Hadza[7] qu’on nous présente comme « primitifs » ; etc.

Le progrès de la civilisation – mécanisation et urbanisation en particulier – est une négation de l’animalité humaine. Toutefois, certains auteurs essayent tant bien que mal de défendre l’existence en clapiers ; par exemple l’anthropologue David Graeber et l’archéologue David Wengrow écrivaient récemment dans le New York Times qu’au cours de l’histoire, la ville n’allait pas toujours de pair avec d’importantes inégalités et des sociétés fortement hiérarchisées[8]. Problème, rien dans ce texte n’est dit sur les conséquences écologiques, psychologiques, physiologiques, sociologiques ou sanitaires du mode de vie urbain, quand bien même celui-ci serait égalitaire et démocratique. La vie en termitière a toujours été et restera une aberration pour un primate.

Ci-dessous, l’article de Brian Handwerk.


En 2007, des neuroscientifiques de l’université de Berkeley avaient décidé de faire travailler leurs étudiants comme des chiens.

Ils ont trempé une ficelle dans une essence de chocolat, l’ont disposé en zigzag dans une prairie et ont demandé à quelques volontaires humains de suivre l’odeur à la manière des limiers. Pour s’assurer qu’ils ne se fiaient qu’à leur odorat, les chercheurs ont demandé à leurs sujets de marcher à quatre pattes, yeux bandés et oreilles bouchées, équipés de genouillères et de gants épais.

Verdict : même s’ils ne sont pas aussi efficaces que les chiens de chasse, les humains peuvent suivre une piste olfactive. Et ils s’améliorent considérablement après plusieurs essais.

« Ils ont montré que les humains étaient capables de suivre une piste », explique Joel Mainland, un neuroscientifique du Monell Center de Philadelphie auteur des travaux ayant servi de base à cette étude sur le pistage olfactif. « Les humains étaient beaucoup moins doués que les chiens, mais si on les laissait s’exercer pendant quelques semaines, ils s’amélioraient aussi très rapidement. »

Pourtant, au cours de la décennie suivante, l’idée que les humains soient dotés d’un odorat développé n’a pas vraiment gagné en popularité. Nous avons tendance à être éclipsés par d’autres animaux comme les chiens, qui sont si réputés pour leurs capacités olfactives que nous les employons pour détecter les effluves chimiques des bombes, des médicaments et même du cancer. Et comment pourrions-nous espérer rivaliser avec des taupes aveugles qui sentent en stéréo, des cochons traqueurs de truffes ou des abeilles en quête de sucre aidées de leurs délicates antennes ?

John McGann, neuroscientifique sensoriel à l’université Rutgers, pense que les humains sous-estiment leur nez. « La plupart des gens pensent que notre odorat est terriblement mauvais, mais c’est faux. En fait, il est plutôt bon. » Mieux encore, John McGann a les moyens de prouver ce qu’il avance.

Dans une revue de la littérature scientifique parue dans Science, McGann affirme que les humains surpassent les animaux réputés pour leur flair (comme les chiens par exemple) dans certaines tâches faisant appel au sens olfactif. Les humains sont meilleurs pour détecter des parfums particuliers qui pourraient être importants pour eux. Il explique également pourquoi les humains sont aujourd’hui convaincus d’avoir un nez médiocre. Selon McGann, le mythe de l’infériorité olfactive humaine remonte à environ 150 ans, et repose sur des hypothèses fausses et une science défaillante.

Les origines de l’infériorité olfactive

L’histoire commence dans le cerveau – plus précisément dans le bulbe olfactif, le centre de traitement des odeurs. Situé dans la partie antérieure du cerveau, ce bulbe est directement relié aux neurones des récepteurs olfactifs qui tapissent l’intérieur du nez. Ces récepteurs recueillent les informations des molécules odorantes en suspension dans l’air et les transmettent au cerveau via les voies olfactives.

Au XIXe siècle, le neuroanatomiste Paul Broca cherchait ce qui, selon lui, faisait la spécificité de l’être humain : le libre arbitre. Il n’a pas trouvé de centre du libre arbitre, mais il a constaté que les capacités cognitives et le langage chez l’humain semblaient liés aux grands lobes frontaux à l’avant du cerveau, une caractéristique absente chez les autres espèces équipées de lobes frontaux de taille plus modeste. Il en a déduit que plus c’est gros, mieux c’est. Broca en a donc conclu que les bulbes olfactifs de l’humain – qui sont relativement petits par rapport à la taille de son cerveau – seraient à l’origine de son nez inférieur. Inversement, les bulbes relativement plus grands que l’on trouve chez les autres animaux leur procureraient un meilleur flair.

Cette théorie ne comportait aucune analyse des capacités olfactives réelles de l’être humain, précise aujourd’hui McGann. Mais à l’époque, elle s’est bien ancrée dans les mentalités : les chercheurs pensaient qu’au cours de l’évolution humaine, la capacité olfactive primitive des animaux « inférieurs » avait cédé la place à une cognition avancée dans le cerveau humain. Pour eux, cela provenait des changements de taille de chacune de ces régions du cerveau. Les philosophes et les psychologues se sont également appuyés sur cette hypothèse ; même Sigmund Freud a parlé d’enfances centrées sur l’odorat ou le goût qui « remontaient aux premières formes de vie animale ».

En fait, selon McGann, la littérature scientifique suggère que la taille du bulbe olfactif ne serait pas liée aux aptitudes olfactives. Les animaux plus grands pourraient avoir besoin de cerveaux plus volumineux pour contrôler davantage de muscles ou traiter plus d’informations sensorielles, explique-t-il.

« Cependant, un animal imposant n’aurait probablement pas plus d’odeurs à détecter ni à interpréter dans son milieu qu’un animal plus petit, donc un centre olfactif plus développé est peut-être superflu pour lui. »

McGann pense que la taille du bulbe n’a pas d’importance, qu’elle soit considérée relativement à la taille globale du cerveau ou en termes absolus. Le bulbe olfactif humain, qui mesure cinq à six millimètres de large et dont le volume ne représente qu’un tiers de celui du chien, est peut-être suffisamment grand pour remplir la mission. Après tout, le bulbe olfactif humain est beaucoup plus grand que le même bulbe chez la souris ou le rat, deux espèces connues pour leur flair affûté.

Pour ajouter à l’intrigue, le nombre de neurones présents dans ces bulbes olfactifs est remarquablement constant chez les mammifères, rapporte McGann. Au sein d’un groupe de mammifères dont le poids corporel varie grandement – jusqu’à un écart de 5 800 fois entre les deux valeurs extrêmes, de la minuscule souris à l’homme – le nombre de neurones du bulbe olfactif n’est multiplié que par 28 entre l’espèce la plus légère et la plus lourde. Fait intéressant, les femelles humaines possèdent plus de neurones qu’une souris ou un hamster, mais moins qu’un macaque. (En comparaison, les mâles humains en possèdent légèrement moins.)

« La stabilité du nombre de neurones du bulbe olfactif chez divers animaux laisse penser que quelque chose concernant le codage et le traitement des odeurs est également constant dans le monde vivant », suggère Mainland, qui n’a pas participé aux travaux de McGann.

« Je n’ai toujours pas de théorie sur la raison de cette constance, étant donné que chaque animal possède un nombre différent de récepteurs et que les comportements dédiés sont très différents. On ne sait pas très bien ce que cela signifie, mais l’existence de cette constance fascine. »

Comment se débrouille le nez humain ?

Matthias Laska, zoologiste à l’université suédoise de Linköping, est l’auteur de nombreuses études comparant les capacités olfactives des humains et des autres animaux.

« Pendant 100 ans, les manuels scolaires ont promu cette grossière généralisation selon laquelle les humains auraient un mauvais odorat par rapport aux autres animaux. Les données concrètes qui soutiendraient une différence aussi marquée n’existent tout simplement pas. Je ne dis pas que les humains possèdent dans toute situation un odorat aussi bon que celui du chien, mais il y a certaines substances auxquelles nous sommes clairement plus sensibles. »

Le nez humain est particulièrement sensible aux composants chimiques des bananes, des fleurs, du sang et parfois de l’urine. En 2013, Laska et ses collègues ont testé les capacités des humains, des souris et des singes-araignées à détecter les odeurs d’urine appartenant aux prédateurs communs de la souris. Les souris détectaient plus efficacement quatre odeurs sur les six odeurs distinctes qui leur étaient présentées, et les humains ont montré une plus grande sensibilité aux deux autres odeurs. On a également constaté que les humains partageaient avec les chiens et les lapins une sensibilité similaire à la principale substance odorante des bananes (acétate d’amyle), et qu’ils étaient plus sensibles que les souris à au moins un des composants chimiques de l’odeur du sang humain.

Ces études portant sur une seule odeur livrent une image fragmentée de la réalité. Mais elles suggèrent une idée séduisante : les espèces se spécialisent dans des odeurs variées qui sont importantes pour leur mode de vie ou leur niche écologique. Logiquement, les souris doivent être particulièrement douées pour flairer leurs prédateurs, tandis que les humains ont le nez pour détecter blessures et saignements.

D’après Laska, les chiens présentent par exemple un seuil de détection minimal établi pour 15 odeurs. Mais les humains font encore mieux que les chiens sur cinq d’entre elles.

« Ces cinq senteurs proviennent de fruits ou de fleurs. Pour un carnivore comme le chien, ces odeurs ne sont pas aussi pertinentes sur le plan comportemental. Il n’y a donc pas eu de pression évolutive pour rendre le nez du chien extrêmement sensible aux odeurs de fruits et de fleurs. »

D’autre part, neuf de ces dix substances odorantes auxquelles les chiens sont clairement plus sensibles que les humains font partie des acides carboliques. Ces composants se retrouvent dans les odeurs corporelles des proies du chien, ce qui pourrait expliquer pourquoi il est doué pour les traquer.

La détection d’odeurs spécifiques n’explique pas tout. D’après Alexandra Horowitz, directrice d’un laboratoire de cognition canine au Barnard College et autrice de Inside of a Dog : What Dogs See, Smell, and Know (« Dans la tête d’un chien : ce que les chiens voient, sentent et savent »), en matière d’odorat le comportement peut jouer un rôle tout aussi important que les fonctions physiologiques.

« Les chiens reniflent tout ce qu’ils peuvent », souligne Alexandra Horowitz. « Ils mettent leur museau sur tous les objets passant à leur portée. À l’opposé, le comportement humain révèle que nous ne faisons pas d’effort pour renifler notre environnement. Observez ce que nous faisons avec notre odorat – trouver le magasin Cinnabon à l’aéroport [fast-food vendant des produits à la cannelle, NdT] – et comparez avec ce que font les chiens. Les chiens peuvent nous reconnaître à l’odeur, retrouver l’odeur d’une personne disparue en examinant ses empreintes laissées quelques jours auparavant, et détecter un trillionième de gramme de TNT. »

Outre le fait qu’ils possèdent plus de cellules réceptrices olfactives que les humains, les chiens sont également dotés d’un museau spécialisé adapté à des méthodes de respiration qui délivrent un flux plus régulier d’odeurs riches en informations. Les chiens et certains autres animaux perçoivent même les odeurs différemment. Leur système olfactif leur permet de sentir les produits chimiques en phase liquide qui ne sont pas en suspension dans l’air (pensez aux couches d’urine et autres liquides sur la bouche d’incendie de votre quartier). En fonctionnant comme une pompe, il achemine ces composants vers un organe nasal spécialisé.

Mainland admet que l’odorat est au cœur du comportement animal, ce qui n’est pas le cas dans le monde des humains.

« Pensez aux interactions prédateur-proie, aux interactions pour l’accouplement, au marquage du territoire. Tout cela est lié à l’odorat, et chez un grand nombre d’espèces, ces comportements sont parmi les plus fondamentaux. Ils sont essentiels à la survie ».

Si l’odorat ne joue peut-être pas un rôle aussi dominant dans nos vies, des études ont montré qu’il peut avoir des impacts dont nous n’avons pas forcément conscience.

« Dans de nombreux contextes comportementaux, les humains font inconsciemment usage de leur nez, qu’il s’agisse du choix du partenaire ou de la communication sociale », explique M. Laska. Les odeurs peuvent déclencher des souvenirs ou des émotions (pensez à l’odeur du sweat à capuche de votre ex) et pousser à des comportements particuliers (vous salivez à l’odeur du poulet qui rôtit lentement au four). Lire les odeurs des autres nous aide à recueillir des données essentielles, comme l’état de santé et peut-être même le lien de parenté par le sang.

D’après Mainland, tout comme les limites inconnues de nos capacités olfactives, les influences subconscientes de l’odorat sur le comportement humain ouvrent l’horizon de la recherche scientifique.

« Si nous sommes convaincus d’avoir un si mauvais flair, c’est probablement dû au fait que nous ne l’utilisons pas assez de façon consciente ; et nous manquons aussi de pratique. Mais lorsque nous sommes forcés d’utiliser notre nez, nous nous en sortons plutôt bien. »

Commentaire et traduction : Philippe Oberlé


  1. https://www.smithsonianmag.com/science-nature/you-actually-smell-better-dog-180963391/

  2. https://medium.com/@greenwashingeconomy/nous-passons-plus-de-80-de-notre-temps-enferm%C3%A9s-71efdbe09471

  3. https://www.letemps.ch/sciences/bientot-myopes

  4. https://www.lecho.be/opinions/carte-blanche/les-maladies-de-civilisation-menacent-elles-notre-civilisation/10134970.html

  5. https://www.theguardian.com/lifeandstyle/2010/aug/09/barefoot-best-for-childrens

  6. https://www.marianne.net/societe/education/ecrans-on-retrouve-des-lesions-en-avant-du-cerveau-des-enfants

  7. https://www.partage-le.com/2017/03/06/le-microbiome-des-occidentaux-est-une-catastrophe-ecologique-compare-a-celui-de-chasseurs-cueilleurs/

  8. https://www.nytimes.com/2021/11/04/opinion/graeber-wengrow-dawn-of-everything-history.html

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