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L’évolution enrichit le monde, la technologie l’appauvrit

Le discours des élites de la technocratie cherche bien souvent à naturaliser le progrès technologique pour neutraliser toute remise en cause radicale de la société industrielle. L’accroissement de la puissance des machines et de l’ensemble du système-monde technologique, ainsi que l’uniformisation culturelle et biologique globale qu’elle engendre, tout ceci serait un processus « naturel ». Mais comment dans ce cas expliquer que l’évolution naturelle produise de la diversité, alors que l’évolution technologique tend à faire l’inverse ?

Tiré d’un rapport du WWF intitulé Biocultural Diversity : Threatened species, endangered languages (« Diversité bioculturelle : espèces menacées, langues en danger ») et publié en 2014, le graphique ci-après représente l’accroissement de la diversité biologique et de la diversité culturelle humaine au cours du temps (je précise diversité culturelle humaine parce que la culture, c’est-à-dire le savoir appris en un lieu donné pour y vivre, et transmis aux générations suivantes du même groupe, existe chez de nombreuses autres espèces). La diversité biologique est composée de plusieurs niveaux : la diversité génétique au sein de chaque espèce, la diversité entre les espèces et la diversité des habitats (prairies, forêts, déserts, océans, etc.). Pour simplifier, la diversité entre espèces a été ici retenue pour représenter la diversité biologique dans son ensemble, et la diversité linguistique sert d’indicateur pour la diversité culturelle.

Ce schéma représente en vert l’explosion cambrienne (diversification des espèces) il y a 540 millions d’années, et l’explosion linguistique chez les humains (en rouge) survenue il y a environ 70 à 80 000 ans.

D’après les auteurs, au fur et à mesure qu’Homo sapiens a essaimé autour du globe, il s’est produit une explosion de diversité culturelle :

« Au fur et à mesure que des petits groupes isolés se répandaient, l’évolution culturelle et linguistique aurait rapidement donné naissance à des milliers de variations locales et régionales, pour aboutir finalement à une vaste diversité de langues et de cultures humaines. »

Autre point très intéressant, la diversité culturelle et la diversité biologique coïncident géographiquement :

« L’évolution des langues reflète également l’évolution des espèces d’une autre manière : la similitude de la répartition géographique des langues et des espèces dans le monde. Les endroits où la diversité des espèces est élevée, notamment dans les forêts tropicales, ont tendance à avoir une grande diversité linguistique. Au contraire, dans les zones où la diversité des espèces est faible, comme la toundra et les déserts, la diversité linguistique l’est tout autant.

Avec moins de 1% de la surface habitable de la Terre, l’île de Nouvelle-Guinée est à la fois l’un des hauts lieux de la biodiversité mondiale, avec des espèces endémiques telles que les oiseaux de paradis et les kangourous arboricoles, et un haut lieu de la diversité linguistique avec un millier de langues, soit un septième du total. Un coup d’œil à la carte 1 va dans le même sens, et montre que ce ne sont pas seulement les endroits à plus forte densité de population qui présentent une plus grande densité de langues. Les biologistes savent bien que la densité des espèces par unité de surface est la plus élevée dans les régions équatoriales et qu’elle diminue vers les pôles – une caractéristique connue sous le nom de règle de Rapoport. Il s’avère que les langues y obéissent aussi. Il est possible que l’une provoque l’autre, que d’une certaine manière une plus grande biodiversité soit capable de soutenir une plus grande diversité culturelle. Mais l’explication semble être que la diversité biologique et la diversité culturelle dépendent toutes les deux des mêmes facteurs environnementaux tels que la température et les précipitations. »

La diversité linguistique (points noirs) coïncide géographiquement avec la diversité des plantes (rouge = diversité importante).

Aujourd’hui, on assiste à un déclin rapide de la diversité culturelle qui semble avoir un lien avec le déclin de la biodiversité. Certains linguistes estiment par exemple que 90 % des langues auront disparu à la fin de ce siècle.

« Il est étonnant de constater que seul 0,1 % de la population mondiale, soit environ 8 millions de personnes, ce qui équivaut à une ville de la taille de Londres, parle la moitié des langues du monde (3 500). »

Plus de la moitié de la population mondiale parle une de ces 24 langues.
0,1 % de la population mondiale parle une des 3 500 langues sur les 7 000 existantes.

Pourquoi les langues disparaissent-elles ?

« Les langues peuvent s’éteindre soit parce que toute la population de locuteurs disparaît, soit plus généralement parce que les locuteurs passent à une autre langue. En quelques générations, ils oublient leur langue maternelle. Cela peut se produire pour des raisons sociales ou économiques, comme le commerce ou les migrations, ou être la conséquence d’une politique délibérée d’unification linguistique par un groupe dominant. La mondialisation du commerce et des médias, ainsi que les progrès technologiques en matière de transport et de communication, ont accéléré le processus de transfert linguistique. De la même manière, les politiques de nationalisation qui favorisent un petit nombre de langues augmentent la pression sur les langues comptant quelques milliers ou moins de locuteurs et renforcent la domination de celles qui en comptent des millions. La langue étant le principal moyen de transmission culturelle, la diversité linguistique et la diversité culturelle sont réduites simultanément. »

La conclusion du rapport apporte d’autres éléments :

« Le déclin de la diversité linguistique est normalement le résultat du processus de transfert linguistique. Ce dernier consiste en l’abandon des petites langues autochtones au profit de langues nationales ou régionales plus importantes. Le transfert linguistique est encouragé par un certain nombre de facteurs sociaux, politiques et économiques, notamment les migrations, l’urbanisation, l’unification des groupes culturels sous la bannière nationale, les colonisations et la mondialisation du commerce et des communications. Les communautés de migrants subissent souvent un processus de changement linguistique, qu’elles se déplacent d’un pays à l’autre, ou d’une zone rurale à une zone urbaine au sein d’un même pays. Les gouvernements de nombreux pays développés et en développement promeuvent activement une seule langue nationale au détriment d’autres langues, généralement minoritaires, pour des raisons politiques. C’est par exemple le cas du mandarin en Chine, du français en France et de l’amharique en Éthiopie. Les migrations, l’urbanisation et les politiques nationalistes ont été les principaux moteurs du transfert linguistique en Afrique, en Asie et en Europe. Le transfert a eu tendance à s’y produire entre les langues au sein de ces mêmes régions. Dans les Amériques et le Pacifique, en particulier en Australie, les migrations ont aussi été le principal moteur. Mais à cet endroit, les migrants, principalement européens, étaient beaucoup plus nombreux que les populations autochtones. Ce sont donc les langues des migrants, principalement l’anglais, l’espagnol et le portugais, qui sont devenues politiquement et économiquement dominantes. Et c’est dans ces régions que les langues autochtones sont le plus fortement menacées. »

En réalité, le point commun entre la montée en puissance des États-nations, la mondialisation et l’intensification des échanges, l’urbanisation, la colonisation et l’essor des moyens de communication, c’est le développement technologique. Si la technologie uniformise le monde alors que l’évolution engendre de la diversité, nous sommes en présence d’une anomalie. C’est un point important, car le discours dominant s’effondre. La naturalisation du progrès technique, ce récit élitiste affirmant qu’un peuple doté d’une technologie plus puissante serait naturellement « sélectionné » par rapport à un autre peuple moins bien doté, tout ça ne tient plus la route. Peut-être que la nature impose des limites à la puissance et à la concurrence ?

Philippe Oberlé

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