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L’incompatibilité entre faune sauvage et société humaine est une invention moderne

« Les grizzlis étaient visibles presque toutes les heures, à proximité des cours d’eau. Il n’était pas rare d’en voir trente à quarante par jour. »

– John Bidwell, Californie, 1841

Selon une légende moderne tenace, l’espèce humaine serait incompatible avec la nature sauvage. Toutes les terres colonisées par les humains au cours de l’histoire auraient été surexploitées, les autres espèces auraient été exterminées de manière systématique. Ce discours est surtout vrai pour les sociétés à État, beaucoup moins pour les sociétés tribales. Héritée du philosophe Thomas Hobbes, constamment actualisée par des membres de l’élite progressiste, la misanthropie moderne permet de naturaliser l’évolution récente des sociétés à État – industrialisation et progrès technologique illimité. L’anthropologie nous montre que cette fatalité est une invention de l’esprit. Affirmer que l’espèce humaine serait condamnée à détruire la biosphère, c’est surtout de la paresse intellectuelle. Cela permet par exemple de s’épargner toute critique rigoureuse de la science et de la technologie, de leur fonction et de leurs effets. Plus généralement, cela évite de questionner les sociétés industrialisées et la civilisation industrielle, leur base matérielle et leur imaginaire collectif.

Afin de contribuer au travail d’exploration de la diversité humaine contemporaine et historique, j’ai traduit plusieurs extraits de Tending the Wild. Native American Knowledge and the Management of California’s Natural Resources (2005), un livre de la biologiste M. Kat Anderson qui s’intéresse aux pratiques de subsistance indigènes. Les passages ci-après témoignent de l’extraordinaire richesse écologique de la Californie avant l’installation et le développement durable de la civilisation industrielle. Avant l’arrivée de la civilisation, la Californie était l’une des régions les plus densément peuplées d’Amérique du Nord. Mis à part dans les zones montagneuses et désertiques, il était impossible de marcher quelques kilomètres sans rencontrer d’autochtones. Les estimations de la population totale de la Californie avant la colonisation varient entre 133 000 et 705 000 personnes, 310 000 étant le chiffre qui fait le plus consensus. C’était aussi une région très diversifiée sur le plan culturel, ce qui tend à renforcer l’idée d’un lien systémique entre diversité culturelle et diversité biologique.

Image d’illustration : les Miwoks de la vallée de Yosemite font partie des tribus qui coexistaient depuis plusieurs millénaires avec la faune sauvage d’une incroyable richesse décrite par M. Kat Anderson. Sur cette photo prise en 1872, les Miwoks se réunissent en conseil.


« Les premiers explorateurs et colons européens ont tous été impressionnés non seulement par la diversité de la Californie, mais aussi par l’abondance de sa faune et de sa flore. Jean-François de Galaup, comte de La Pérouse, un marin français, a décrit la Californie en 1786 comme une terre d’une “fertilité extraordinaire”. Comme d’autres, il a été frappé par les prodigieux rassemblements d’animaux sauvages : colonies de phoques, bancs de poissons, groupes de baleines, volées d’oiseaux et troupeaux d’antilopes de Pronghorn.

Thomas Jefferson Mayfield était un homme blanc qui est parti vivre avec les Choynumni Yokuts dans la vallée de San Joaquin dans les années 1850. Lorsqu’il n’était encore qu’un jeune garçon, il a décrit de façon saisissante cette abondance débordante de faune : “Des milliers de pigeons à queue barrée” sont arrivés “en essaims qui ont parfois obscurci le soleil, tel un nuage. Ils s’entassaient dans les arbres les plus proches jusqu’à ce qu’il n’y ait plus un seul oiseau qui puisse se poser.”

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La Californie visitée par l’explorateur portugais Juan Rodríguez Cabrillo en 1542, l’explorateur anglais Sir Francis Drake en 1579 et le missionnaire franciscain Junípero Serra en 1769 était très différente de leurs terres européennes domestiquées. Une grande partie de l’Europe avait déjà été dégradée sur le plan écologique des siècles auparavant. Les terres sauvages avaient été déboisées, défigurées par l’exploitation minière et surpâturées par les chèvres, les moutons et les vaches. Par contraste, la Californie n’était pas un paysage dominé par l’être humain. Les paysages, sons et odeurs de la Californie rendaient les Européens insignifiants et suscitaient chez eux l’admiration devant le spectacle grandiose de la nature. Les animaux occupaient souvent le devant de la scène : les grands essaims d’éphémères planant au-dessus des ruisseaux au printemps, les nuages orange et noirs de centaines de milliers de papillons monarques à l’automne ou les cris de centaines de milliers d’oies des neiges en hiver pouvaient difficilement passer inaperçus.

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Le grizzli (Ursus arctos), le plus grand des mammifères terrestres de Californie, occupait historiquement un territoire allant des comtés de Siskiyou et Humboldt, au nord de la Californie, jusqu’au comté de San Diego, au sud, soit au moins les deux tiers de l’État. John Bidwell a aperçu un groupe de seize grizzlis dans la vallée du Sacramento en 1841 et a déclaré que “les grizzlis étaient visibles presque toutes les heures, à proximité des cours d’eau, et qu’il n’était pas rare d’en voir trente à quarante par jour”. La population de grizzlis a été estimée à dix mille individus, soit un tous les 38 km². De nombreux noms donnés à des lieux en Californie rappellent l’abondante population historique d’ours : Bear Valley sur l’autoroute 4 au-dessus d’Arnold, et Bear Creek Gulch dans le comté de San Mateo, par exemple. D’innombrables pistes d’ours sillonnaient les fourrés du maquis californien et des traces pouvaient être observées aux sources. De larges et vieux sentiers à un demi-pied sous la surface de la terre apparaissent dans les alluvions des vallées plates. Les grizzlis descendaient la nuit sur la côte pour se repaitre de la chair des baleines échouées.

Jusqu’à un demi-million de wapitis de tule (Cervus elaphus nannodes) se nourrissaient des graminées et des herbes luxuriantes de la prairie de la vallée. Des troupeaux de mille à trois mille bêtes ont été observés. Historiquement, le wapiti de Californie centrale occupait l’ensemble des vallées de San Joaquin et de Sacramento et les contreforts adjacents, ainsi que les vallées de Livermore et de Sunol, jusqu’à la vallée de Santa Clara. Don Sebastián Vizcaíno a repéré d’abondants troupeaux de wapitis lorsqu’il a débarqué à Monterey le 10 décembre 1602. En 1848, le voyageur James Lynch a vu les plaines de San Joaquin couvertes “à perte de vue” de wapitis. À l’approche de son régiment, les animaux surpris ont levé la tête. La multitude de leurs cornes ressemblait à une “jeune forêt”. Après avoir aperçu des wapitis entre Merced et Stockton, Edward Bosqui a déclaré : “Nous avons parfois observé des troupeaux de wapitis, de cerfs et d’antilopes en si grand nombre qu’ils obscurcissaient les plaines sur des kilomètres et ressemblaient au loin à de grands troupeaux de bétail.”

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L’antilope Pronghorn (Antilocapra americana) était commune dans la vallée centrale depuis au moins les Sutter Buttes vers le sud jusqu’au désert, et des milliers d’antilopes vivaient dans les comtés actuels de Los Angeles et d’Orange.

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Le jaguar noir (Panthera onca), aujourd’hui disparu, parcourait les chaînes de montagnes de la côte sud entre San Francisco et Monterey. Les pumas (Panthera concolor) pouvaient être observés du niveau de la mer jusqu’à plus de 3 000 mètres d’altitude et rugissaient la nuit près des feux de camp des villages indiens. Une caverne rocheuse à flanc de montagne, un arbre déraciné ou un sous-bois dense pouvaient leur servir de repaire. Le loup gris (Canis lupus) était présent le long de la frontière orientale de la Californie et dans la vallée centrale. Les gracieux mouflons (Ovis canadensis californiana et O. c. cremobates), dont les immenses cornes “s’élèvent comme les racines renversées des pins morts”, occupaient de vastes zones de la Californie montagneuse. Ils élevaient leurs petits dans les creux ovales d’escarpements inaccessibles, au-dessus des rochers où nichaient les aigles.

Il y a encore deux siècles, des dizaines de millions d’oiseaux vivaient en Californie ou la traversaient chaque année pour migrer, nicher ou hiverner. Les pygargues à tête blanche (Haliaeetus leucocephalus), des prédateurs de poissons, nichaient autrefois couramment le long des rivières et des lacs de Californie. L’île d’Alcatraz, dans la baie de San Francisco, a été nommée d’après un mot espagnol signifiant “pélican”, et pour cause. Un visiteur français, Auguste Duhaut-Cilly, a décrit leur nombre de manière saisissante en 1827 : “Un coup de fusil tiré sur ces légions à plumes les a fait s’élever en un nuage dense dans un bruit semblable à celui d’un ouragan.” Des centaines de couples de cormorans formaient des colonies dans les lacs Tule, Eagle et Clear, ainsi que sur les rives inondées des fleuves San Joaquin et Sacramento. Les condors, dont l’envergure avoisine les trois mètres, n’étaient pas rares dans le centre-sud de la Californie durant les premières années de la colonisation euro-américaine. Les chasseurs repéraient ces oiseaux à proximité du gibier récemment abattu. Au moins un colon européen a aperçu quatre d’entre eux traînant avec eux un jeune grizzly mort pesant peut-être 45 kilos.

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De nombreuses espèces d’oiseaux, comme les cailles, se rencontraient en très grandes concentrations. Selon l’ornithologue William Dawson, au milieu des années 1870, des volées de mille à cinq mille cailles de Californie (Callipepla californica) étaient banales.

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Les saumons (Oncorhynchus kisutch, O. tshawytscha, O. keta) remontaient toutes les rivières et tous les ruisseaux importants, depuis l’actuelle Smith River au nord jusqu’à la Carmel River au sud, nageant à contre-courant pour revenir près de leur lieu de naissance. Trente et une rivières côtières et de la vallée centrale, ainsi que des centaines de ruisseaux de moindre importance, transportaient l’énergie vitale de millions et de millions de saumons et fournissaient 9 600 km d’habitat pour frayer. Joaquin Miller a fait allusion à une “nappe d’argent” pour décrire le fleuve Sacramento en raison de l’abondance des saumons. Il avait vu le cours d’eau “tellement rempli de saumons qu’il était impossible de le faire traverser à un cheval”. Au début des années 1900, un homme blanc déclara : “Vous pouviez remplir des chariots entiers de saumons échoués sur les rives de la Mad River […]. Dans les petits marécages près d’Arcata, on pouvait attraper des saumons avec des fourches et les déposer sur la berge.” Bayard Taylor a décrit les saumons pêchés dans la rivière Sacramento en 1850 : “La truite saumonée était plus grasse que tous les poissons d’eau douce que j’ai jamais vus ; elle mesurait entre 60 et 90 cm de long et ses côtes étaient recouvertes d’une couche de graisse pure de grande épaisseur.”

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Les rivières étaient également peuplées de mammifères : loutres de rivière (Lutra canadensis), visons (Mustela vison) et castors (Castor canadensis). Les tanières des loutres étaient situées sous les berges abruptes des rivières, et leurs cris forts et stridents, leurs grognements ou aboiements graves pouvaient être entendus depuis toutes les grandes rivières du centre et du nord de la Californie. Le long des cours d’eau et des marécages, on trouvait de nombreux endroits où les loutres se roulaient pour se sécher, ainsi que des toboggans à loutres, c’est-à-dire des chemins utilisés par les loutres pour glisser le long des berges des cours d’eau. Les loutres de rivière et les castors abondaient également dans les lacs Kern et Buena Vista, dans le sud de la vallée de San Joaquin, et pouvaient être facilement abattus d’un bateau. Les moules de rivière, les écrevisses, les grenouilles, les tritons, les salamandres, les tortues et les serpents étaient en nombre prolifiques. L’ensemble de ces observations témoigne de la bonne santé des rivières et des ruisseaux à l’époque.

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Pour quelqu’un qui se baladait sur le rivage avant l’arrivée des Européens, l’océan était une véritable ménagerie. Les phoques communs (Phoca vitulina) couvraient les affleurements rocheux au large. Des régiments de loutres de mer (Enhydra lutris) jouaient et mangeaient dans les lits de varech. Des nageoires caudales de baleines, des nageoires dorsales de grands dauphins et des têtes de phoques brisaient constamment ce que les Yupik d’Alaska appelaient la “peau du monde”, la ligne de démarcation entre l’air et la mer.

Des milliers et des milliers d’otaries à fourrure du Nord (Callorhinus ursinus) et d’otaries à fourrure de Guadalupe (Arctocephalus townsendi) revenaient annuellement dans les mêmes colonies des îles Anglo-Normandes, sur leur lieu de naissance. Parmi les éléphants de mer du Nord (Mirounga angustirostris), les mâles alpha muaient et défendaient leurs harems en poussant des cris stridents. Les baleines grises (Eschrichtius robustus) nées dans les lagunes et les baies peu profondes de Basse-Californie migraient par milliers vers la mer des Tchouktches dans l’Arctique et inversement, un voyage annuel de 16 000 km. De nombreuses espèces de poissons migraient le long de la côte ou des eaux profondes vers les eaux moins profondes, et vice-versa.

Parmi les principaux poissons côtiers, on trouvait le bar, le hareng, le flétan, l’éperlan, la sardine, la limande, la morue, la roussette et d’autres requins, la raie pastenague et l’esturgeon. En 1857, le Crescent City Herald a rapporté la présence d’un énorme banc d’éperlans et de sardines agglutinés dans une eau de 30 cm de profondeur sur le rivage de Crescent City. S’étendant sur plus d’un kilomètre de largeur, les poissons étaient si nombreux que trois hommes sur leur bateau peinaient à ramer pour traverser le banc. »

M. Kat Anderson

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