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L’illusoire autogestion du système industriel

Troisième partie de la note de lecture du livre de Marius Blouin De la technocratie. La classe puissante à l’ère technologique (2023). Les autres parties sont accessibles ici :

Illustration : il faut le rappeler encore et encore, l’industrie ne peut pas et ne pourra jamais fonctionner de façon autonome et démocratique au niveau national, et encore moins au niveau local, à l’échelle de chaque site de production. L’industrie a besoin d’un nombre toujours croissant de matières premières qui viennent de tous les endroits du globe. Pour sécuriser l’accès à ces ressources, il faut une armée capable d’intervenir partout dans le monde ; pour extraire les métaux, il faut des mines à ciel ouvert qui dévastent des territoires de façon irréversible ; pour faire venir les ressources, il faut un système d’échange international qui fonctionne comme une horloge suisse ; etc. Il faut être d’une naïveté extraordinaire pour croire que l’administration d’un tel système internationalisé pourrait fonctionner démocratiquement, que des ouvriers et citoyens ordinaires pourraient s’assoir autour d’une table pour discuter d’égal à égal avec des experts nucléaires de la gestion de la centrale locale, ou que l’industrie nucléaire française pourrrait se passer du zircon importé d’Afrique.

L’illusoire auto-gestion du système industriel

Marius Blouin raille ceux qui rêvent naïvement de pouvoir un jour autogérer des centrales nucléaires et l’ensemble du système industriel. Il cite L’État et la révolution de Lénine écrit en août 1917, durant son « bref été “anarchiste” », quelques mois avant sa prise de pouvoir et les décennies de terrorisme d’État, de massacres, de famines qui vont s’abattre sur le peuple russe. Selon le leader bolchevik, une fois le capitalisme renversé, « une discipline de fer » sera « maintenue par « le pouvoir d’État des ouvriers armés ». L’éventuelle « résistance de ces exploiteurs » sera « matée par la main de fer des ouvriers en armes ». Une fois le « mécanisme admirablement outillé au point de vue technique » affranchi de « parasitisme », « les ouvriers associés peuvent fort bien [le] mettre en marche eux-mêmes en embauchant des techniciens, des surveillants, des comptables ». Tous auront naturellement un « salaire d’ouvrier ». Tout en insistant encore sur la « discipline absolument rigoureuse » imposée par la technologie industrielle, « sous peine d’arrêt de toute l’entreprise ou de détérioration des mécanismes, du produit fabriqué », Lénine écrit que tout ceci peut coexister avec des décisions prises démocratiquement :

« Dans toutes ces entreprises, évidemment, les ouvriers éliront des délégués qui formeront une sorte de parlement. »

Lorsque « les capitalistes et les fonctionnaires » seront renversés, « le contrôle de la production et de la répartition », de même que « l’enregistrement du travail et des produits », seront réalisés par « les ouvriers armés, par le peuple armé tout entier. » Lénine précise encore entre parenthèses :

« Il ne faut pas confondre la question du contrôle et de l’enregistrement avec celle du personnel possédant une formation scientifique, qui comprend les ingénieurs, les agronomes, etc. : ces messieurs, qui travaillent aujourd’hui sous les ordres des capitalistes, travailleront mieux encore demain sous les ordres des ouvriers armés. »

Lénine rédigera seulement quelques mois après les décrets de création de la Tcheka, la police politique chargée de traquer les opposants au nouveau régime instauré par son parti.

Pour Marius Blouin, il s’agit encore d’une « fable industrielle » basée sur le mensonge de neutralité de la technologie :

« La technique selon Lénine, qui confond sous ce terme ce que l’on nomme aujourd’hui technologie, est à la fois impérative dans ses exigences pratiques, et politiquement neutre. Elle réussit le miracle d’organiser l’entreprise en fonction de ses impératifs sans effet sur les rapports de force entre la chiourme et les gardes-chiourme ; entre ouvriers et “personnel d’encadrement” : techniciens, ingénieurs, administrateurs, officiers et sous-officiers de la production. Pour rendre ce miracle possible, il faut et il suffit que l’abstraction “classe ouvrière” possède collectivement et nominalement l’appareil général de production ; et que localement, l’assemblée générale, le conseil ou “soviet” des ouvriers, sinon sa représentation, ses délégués élus en une “sorte de parlement”, constitue chaque direction d’entreprise.

“Ici, tous les citoyens se transforment en employés salariés de l’État constitué par les ouvriers armés. Tous les citoyens deviennent les employés et les ouvriers d’un seul ‘cartel’ du peuple entier, de l’État.” [citation de Lénine]

Par exemple, les ouvriers de SuperPhenix, ou de n’importe quel site de production, socialisés, disciplinés par des décennies d’un travail complexe, dangereux, segmenté, répété, sous la direction des ingénieurs et chefs d’équipe, et la surveillance des gardes et de la sécurité, se réunissent en assemblée générale (soviet), élisent leur parlement et leurs délégués (avec mandat impératif ? Et révocables à tout instant ?), embauchent les spécialistes (ingénieurs, scientifiques, comptables, administrateurs), les gardes et la police du site, qui travaillent désormais sous leur direction, au même salaire qu’eux. Cette fable industrielle reste aujourd’hui la profession de foi des fanatiques de Lutte ouvrière et de leurs rivaux du parti communiste, qui garantissent la sûreté des centrales nucléaires “sous contrôle ouvrier” ; c’est-à-dire d’eux-mêmes. »

Pour montrer toute l’absurdité de cette idée de gestion démocratique et anti-autoritaire de l’appareil industriel, Blouin développe encore en y ajoutant les « ingénieux mécanismes conçus depuis de la Commune de Paris pour garantir l’égalité et la fraternité » : « rotation des tâches, postes et responsabilités, charges et fonctions collectives, afin de prévenir toute spécialisation et reconstitution d’un pouvoir personnel ou factionnel ; prohibition du vote et décisions par consensus, à l’unanimité ; stricte parité hommes/femmes ; assemblée générale séparée pour que l’expression des hommes ne brime pas celle des femmes ; idem pour les “gays”, les “minorités visibles”, les “différemment aptes” titulaires d’un quota de représentation au prorata de leur nombre ; division de l’assemblée générale en groupes de parole, voire en groupes affinitaires, pour offrir aux timides, aux mal parlants, et à tous ceux qui n’ont rien à dire, les meilleures conditions d’expression possible. »

Il faut vraiment avoir une capacité d’automystification extraordinaire pour croire qu’une société de masse industrialisée peut tenir trois semaines sans s’effondrer dans le chaos si l’État et les entreprises adoptaient ce mode de fonctionnement. Mais il est toujours possible de séduire le « benêt citoyen ou libertaire » en créant une mise en scène de la prise de pouvoir, « avec la participation de multiples acteurs et figurants afin de jouer, pour un temps du moins, la pantomime des soviets et de la démocratie directe. » Les « assemblées » et autres « conventions citoyennes », c’est un truc à la mode en ce moment. Changez quelques termes pour lisser la communication, effacez les termes associés à la hiérarchie, à l’autorité, à la subordination, et le tour est joué. En pratique, la hiérarchie reste, mais son effacement dans le langage suffit à créer l’illusion démocratique chez les innocents. Il suffit d’aller faire un tour chez Extinction Rebellion, ou toute autre organisation prétendument sans hiérarchie, pour rapidement se rendre compte qu’il y a bien une hiérarchie. Informelle et officieuse certes, mais elle est bien là. Comme Marius Blouin et beaucoup d’autres, nous avons compris depuis longtemps que les petits malins et autres fous de pouvoir se servent de la « lutte contre la domination » comme d’un gourdin pour imposer leur propre domination en milieu militant.

Ainsi que le rappelle Alexandre Skirda, traducteur de Makhaïski, souvenons-nous que

« le recensement panrusse [de 1922] des membres du parti communiste russe […] relevait la présence de plusieurs milliers d’anciens anarchistes, mencheviks, socialistes-révolutionnaires et bundistes. […] Sans compter tous ceux qui s’étaient casés dans les rouages de l’appareil d’État. »

Ils n’étaient pas moins avides de pouvoir que les bolcheviks, « simplement ils n’étaient pas dans la bonne filière » constate Marius Blouin. Le blanquisme attirait les étudiants et les intellectuels à l’époque du théoricien marxiste Karl Kautsky (1854-1938), et c’est toujours le cas aujourd’hui[1]. Leurs « organisation horizontale » et autre « holacratie » sont une façade marketing dont ils se servent pour attirer le chaland. Theodore Kaczynski n’avait que trop bien percé à jour « la psychologie du gauchisme moderne » lorsqu’il écrivait que « le gauchiste est moins motivé par le malaise social que par son besoin de satisfaire son processus de pouvoir en imposant ses solutions à la société ».

« C’est de blanquisme, de culte du complot, du comité “invisible”, de violence dictatoriale – de dictature sur le prolétariat et de violence contre les autres courants révolutionnaires – que Kautsky et Rosa Luxemburg accusent Lénine, Trotski et leur implacable petit appareil de “professionnels”. De petits salauds. Le goût du pouvoir, de la violence et de la manipulation ne s’est pas perdu avec eux. On voit que non seulement les intellectuels de la classe moyenne sont capables de la férocité la plus résolue, que sous couvert d’altruisme, de servir le peuple et la classe ouvrière, ils dissimulent une conscience de classe aussi aigüe et compacte que tacite. Rappel : “Toute organisation ne profite et ne profitera jamais qu’aux organisateurs” (Panaït Istrati). Nul n’en est plus conscient dans la défense de leurs intérêts que ces maîtres de l’organisation, membres de l’intelligentsia et du parti de la technocratie. Makhaïski l’avait bien dit, mais Au pays du mensonge déconcertant (Ciliga), sa vérité fut aussitôt refoulée par le parti des vainqueurs, technocrates communistes et assimilés. Elle le fut 72 ans durant en URSS, elle l’est toujours chez leurs résidus et rejetons, partout où ils arrivent à tenir ou à reprendre pied, car là se cache le secret de leur insondable ignominie. Dans leur fausse conscience et leur fausse appartenance de classe. D’où leur susceptibilité, leur violence verbale de meute (puisque provisoirement, ils ne peuvent en exercer d’autre), dès qu’on pointe leur duplicité, leur double pensée, leur double discours – à eux ! Les héros, martyrs et dépositaires exclusifs du Bien : les communistes. »

À un autre endroit du livre, Marius Blouin a raison de souligner que le communisme, avec ses dizaines de millions de tués par famine au XXe siècle résultant d’une « stratégie de développement qui opère des transferts excessifs de l’agriculture vers l’industrie lourde[2] », avec son terrorisme d’État[3], aurait depuis déjà longtemps dû être mis au ban des idéologies politiques, avec le fascisme et le nazisme.

Blouin rappelle une évidence, une société hautement technologique ne sera jamais égalitaire et démocratique, pour une simple et bonne raison : « ceux qui agissent, décident. Et ceux qui agissent, dans des secteurs tels que le nucléaire surtout, sont ceux qui savent. » Mais les techno-anarchistes s’empresseront de rétorquer que l’autogestion d’usines a fonctionné par le passé, voire est déjà une réalité dans certains endroits du monde. À cela, Marius Blouin répond :

« Il y a des amateurs d’usines à gaz parmi les anarchistes et les mutualistes – “Voyez la Catalogne en 1936… – Et la coopérative Mondragon aujourd’hui au Pays basque, avec ses dizaines d’entreprises et ses milliers de sociétaires !” On connaît l’écueil. En régime capitaliste, coopératives et mutuelles doivent suivre les méthodes des entreprises capitalistes pour survivre à la concurrence. Division du travail, auto-exploitation des salariés, gains de productivité, etc. Elles produisent de la marchandise, de la valeur d’échange et non pas de la valeur d’usage. Elles ne sont pas des îlots de socialisme ni d’anarchie dans l’océan du capitalisme, mais un capitalisme participatif dont la main d’œuvre, ayant intériorisé et repris à son compte les règles d’une saine gestion, lutte pour son entreprise contre les fournisseurs, les clients, la concurrence, etc.

Quant aux coopératives catalanes, comme la Commune, elles ont trop peu duré pour qu’on en puisse tirer autre chose que des amas de pieuse littérature. Deux faits restent certains. 1) “Toute organisation ne profite jamais et ne profitera jamais qu’aux organisateurs.” (Panaït Istrati). 2) Plus la taille de l’organisation augmente, plus elle nécessite de hiérarchie et de spécialisation. Sorti de la horde primitive, il n’y a pas plus d’“organisation anarchiste” que de roue carrée ni d’obscure clarté. Mais libre aux vrais croyants de penser le contraire, de même que les Allemands se crurent sujets du Saint Empire Romain Germanique, de Charlemagne à Napoléon. »

Engels se moquait déjà des anarchistes qui voulaient se réapproprier les usines pour les autogérer démocratiquement dans un texte excellent titré De l’autorité, une réflexion essentielle que Marius Blouin a mis en annexe du premier chapitre. D’après Engels, « le mécanisme automatique d’une grande fabrique est bien plus tyrannique que ne l’ont jamais été les petits capitalistes qui emploient des ouvriers. »

Philippe Oberlé


  1. Blanquisme, léninisme, maoïsme, etc., c’est la même fable socialiste. Une avant-garde de technocrates doit guider le peuple pour faire la révolution et prendre le pouvoir aux méchants capitalistes. Et naturellement, une fois au pouvoir, cette élite se mettra entièrement au service du peuple et ne cherchera pas à défendre ses privilèges de classe…

    « Le blanquisme est un courant politique qui tire son nom d’Auguste Blanqui, socialiste français du XIXe siècle. Blanqui affirmait que la révolution devait être le résultat d’une impulsion donnée par un petit groupe organisé de révolutionnaires, qui donneraient le “coup de main” nécessaire à amener le peuple vers la révolution. Les révolutionnaires arrivant ainsi au pouvoir seraient chargés d’instaurer le nouveau système socialiste. » (Wikipédia)

  2. https://laviedesidees.fr/Les-origines-des-grandes-famines

  3. https://laviedesidees.fr/La-Grande-Terreur-en-URSS-1937

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