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Club de Rome : prophétiser l’effondrement, relancer la mégamachine

« Il apparaît, pour de multiples raisons – expériences passées et présentes, complexité, théorie du chaos, difficultés logiques (paradoxes) – qu’aucune société ne peut précisément prédire son propre comportement sur une longue période. Il en résulte qu’aucune société ne peut fructueusement planifier son propre avenir sur une durée significative. »

– Theodore Kaczynski, Révolution Anti-Tech : pourquoi et comment ?, 2016.

« Puisque, par définition, il est à peu près impossible de prévoir les trajectoires des systèmes complexes, l’ambition d’instrumentaliser par la science et la technique les processus biologiques, les dynamiques climatiques et géologiques ou les institutions sociales avec l’intention d’en maîtriser les résultats agrégés devrait apparaître vaine. »

– Hélène Tordjman, La croissance verte contre la nature : critique de l’écologie marchande (2021).

Dans L’imposture du Club de Rome paru en 1982, Philippe Braillard, théoricien des relations internationales et professeur à l’université de Genève, décrypte les « fondements mêmes de la démarche et de la vision du Club de Rome. » Malgré un titre sensationnaliste qui laissait craindre le pire, à la lecture cet ouvrage d’environ 150 pages se révèle être une excellente analyse critique qui complète bien ce qui a déjà été publié auparavant sur ce blog. L’article qui suit est long car comportant de nombreux extraits de ce livre méconnu. Pour cette raison il se décompose en plusieurs parties :

1) Club de Rome : définition, objectifs et constats

2) Les rapports au Club de Rome

3) Mythe de l’effondrement

4) Fonction du mythe

5) Une « pédagogie du salut »

6) Seule issue, la société mondiale planifiée

7) Négation du contexte sociopolitique global et local

8) Des solutions irréalisables

« Nous chercherons ainsi à montrer que la démarche prospective du Club de Rome n’est pas du tout ce qu’elle prétend être. Elle manifeste, en effet, une double imposture. Tout d’abord, cette démarche, qui se veut systématique et scientifique, et déclare mettre en lumière de manière fondée et irréfutable les dangers que recèle l’avenir de l’humanité, procède d’une rationalité mythique, car elle ne fait que remplacer le mythe du progrès et de la croissance, qu’elle combat, par un autre mythe, celui de la fin, de la catastrophe. Ce dernier mythe n’est d’ailleurs utilisé que comme un instrument au service d’un messianisme qui réintroduit sous une autre forme le mythe du progrès. Ensuite, en prétendant échapper aux idéologies et en affirmant transcender les luttes politiques divisant l’humanité, le Club de Rome cherche à cacher la vraie nature de sa démarche qui est profondément marquée par certaines options politiques et manifeste un engagement idéologique qui détermine largement les modèles d’action présentés. Cette double imposture ne prend à notre avis tout son sens, que si l’on situe le Club de Rome dans son contexte socio-politique et que l’on analyse son action comme celle d’un groupe de pression transnational représentant avant tout une partie de l’élite dirigeante des sociétés occidentales. »

– Philippe Braillard

1) Club de Rome : définition, objectifs et constats

Philippe Braillard se distingue des critiques habituelles du mythe de l’effondrement qui brillent davantage par leur catéchisme croissanciste que par leur lucidité et leur justesse. Dénoncer la religion de la croissance et le mythe du progrès est tout à fait justifié, là n’est pas le problème :

« On doit reconnaître qu’en dénonçant le mythe du progrès et plus précisément la foi en la croissance matérielle sans limites, le Club de Rome accomplit une œuvre utile. »

Le problème pour Philippe Braillard, c’est que le mythe de la fin est tout aussi irrationnel que le mythe du progrès. Le problème, ce sont les ambitions politiques du Club de Rome. Le problème, c’est que le Club de Rome ne rejette absolument pas l’idéologie développementiste et la croissance, bien au contraire. Le groupe de réflexion a élaboré un projet de société pour préserver le statu quo et s’emploie à y faire adhérer l’opinion publique par l’intermédiaire des médias de masse. Alors quand il prétend dépasser toute option politique partisane et toute idéologie, il se moque évidemment du monde. La réaction du groupe de pression à la publication du livre de Philippe Braillard est révélatrice de ses aspirations politiques. L’auteur signale dès les premières lignes, dans un « avertissement », que le président du Club de Rome Aurelio Peccei et plusieurs scientifiques auteurs de rapports (Dennis Meadows, Jan Tinbergen et Maurice Guernier) se sont opposés, par l’intermédiaire de leurs éditeurs, à ce que Philippe Braillard illustre son propos par des citations de leurs ouvrages.

« On peut s’étonner de constater qu’un groupement, qui se déclare pluraliste et prétend se situer au-dessus des luttes politiques partisanes et des engagements idéologiques, cherche à étouffer toute critique en recourant à ce qui n’est en fin de compte qu’une censure déguisée. »

Cofondé en 1968 par le « grand capitaine de l’industrie italienne » Aurelio Peccei (Fiat, Alitalia) et Alexander King, directeur général des Affaires scientifiques de l’OCDE, le Club de Rome compte une centaine de membres désignés par cooptation et qui manifestent « une grande homogénéité culturelle, idéologique et socioprofessionnelle. »

« En examinant la composition du Club de Rome, on ne peut en effet manquer d’être frappé par un double fait.

Premièrement, malgré sa prétention à l’universalisme, le Club de Rome est essentiellement composé de ressortissants des pays industrialisés. Sur un total de 92 membres, 16 proviennent du Tiers Monde (Brésil, Egypte, Mexique, Vénézuela, Inde, Nigéria, Indonésie, Pakistan), alors qu’à eux seuls, les membres provenant des Etats-Unis, du Canada, de France, d’Italie, du Japon, d’Allemagne de l’Ouest et de Suisse, représentent environ 60 % de l’effectif du Club de Rome. Et, comme on le voit aisément, les représentants du Tiers Monde ne viennent pas des pays les plus pauvres. Quant à l’Europe de l’Est, elle n’est représentée que par six membres (3 de Pologne, 2 de Roumanie et 1 de Yougoslavie).

Deuxièmement, les milieux dans lesquels se recrutent les membres du Club sont avant tout celui de l’industrie et de la finance et celui de la recherche universitaire. Parmi les membres de cette deuxième catégorie, nombreux sont ceux qui ont des liens plus ou moins étroits avec les milieux industriels et financiers. Quant à la séparation d’avec le monde politique, elle est plus théorique que réelle. En effet, certains membres du Club sont ou ont été de hauts responsables d’administrations nationales et internationales.

Il n’y a donc rien d’étonnant à ne pas trouver dans les propositions d’action du Club de Rome une véritable remise en cause de la structure existante du pouvoir. »

D’après Aurelio Peccei, le Club de Rome poursuit deux objectifs :

« le premier but consistait à promouvoir et diffuser une compréhension plus sûre, plus approfondie de la situation de l’humanité. Cet objectif englobe évidemment l’étude des prospectives et des options de plus en plus restreintes et incertaines qui resteront à l’humanité si les tendances mondiales actuelles ne sont pas rectifiées d’urgence. La seconde ambition visait alors, en s’appuyant sur toutes les connaissances disponibles, à stimuler l’adoption de nouvelles attitudes politiques et institutions capables de redresser une telle situation ».

Globalement, Philippe Braillard relève trois principaux constats faits par le think tank :

  • L’humanité fait face à des problèmes complexes qui ne pourront pas être résolus par le seul progrès technique
  • L’interdépendance entre ces problèmes rend impossible la prise en charge individuelle de chaque problème, il faut s’attaquer au « système de problèmes »
  • Ces problèmes sont de dimensions planétaires, ce qui nécessite des une action coordonnée et planifiée au niveau international

2) Les rapports au Club de Rome

Philippe Braillard revient longuement sur les 10 rapports présentés au[1] Club de Rome entre 1972 et 1981. Le premier et le plus célèbre d’entre eux, celui qui a trouvé un large écho dans le monde entier et suscité des débats passionnés, c’est The Limits to Growth (« Les Limites à la croissance ») publié par Dennis et Donnella Meadows. La préparation de ce rapport démarre lors d’une réunion du Club à Berne en juin 1970. Pour mettre en lumière la problématique mondiale et toucher l’opinion publique, il faut selon Peccei concevoir ce rapport comme une « action de commando ». Spécialiste des systèmes, le scientifique Jay Forrester fait une proposition pour établir un « modèle de simulation du monde » basé sur cinq paramètres : la population, le capital investi, l’utilisation des ressources non renouvelables, la pollution et la production alimentaire (l’ingénieur polytechnicien Jean-Marc Jancovici s’en inspire pour sa propagande[2]). Les membres sont séduits, Jay Forrester est missionné pour créer un modèle cybernétique du monde, et un grand constructeur automobile finance la réalisation du premier rapport au Club de Rome.

« Grâce à un subside de 250.000 dollars de la Fondation Volkswagen, l’équipe réunie par Meadows élabore et rédige en moins de deux ans le premier rapport au Club de Rome. En étudiant la dynamique des cinq variables choisies par Forrester, les auteurs du projet croient pouvoir montrer que si rien n’est entrepris pour stopper la croissance exponentielle de certaines de ces variables – le développement démographique, les investissements industriels, l’utilisation des ressources non renouvelables et la pollution – des conséquences désastreuses pour toute l’humanité vont se produire, le système mondial allant, d’ici un siècle, vers un effondrement pur et simple. »

Selon les préconisations faites par les scientifiques, il serait encore temps d’éviter un désastre mondial à condition d’agir rapidement, en mettant en place des politiques très volontaristes. Cela devrait permettre d’évoluer vers un état d’équilibre global, d’assurer la stabilité de la population et de l’ensemble des investissements. À sa sortie, ce rapport est vivement critiqué pour son pessimisme, son simplisme, notamment sa manière d’ignorer les diversités des situations régionales. C’est pourquoi un second rapport est publié par les mathématiciens Mihajlo Mesarovic et Eduard Pestel. Plutôt que d’un effondrement général du système mondial vers le milieu du siècle prochain, il faudrait parler de catastrophes à l’échelle régionale, et ce bien avant 2050 (on attend toujours de voir la prophétie des effondrologues se réaliser…).

Des membres du Club de Rome en 1974 : le professeur en mécanique Eduard Pestel, le mathématicien Robert Lattes, un homme non identifié ainsi que Michael Marschall Von Bieberstein et Mihajlo Mesarovic, professeurs en étude de projets et en mathématiques.

Un certain nombre de mesures devraient être adoptées pour éviter le pire :

« abandon des considérations à court terme, rejet du nationalisme étroit, création de nouvelles structures internationales de coopération, accord de la priorité, dans les programmes gouvernementaux et dans ceux des organisations internationales, aux crises de développement à long terme. De nouvelles attitudes et valeurs doivent par ailleurs être adoptées : éveil à la conscience du monde, adoption d’un mode de vie préservant les ressources naturelles, recherche d’une harmonie avec la nature plutôt que d’une domination, identification aux générations futures. »

Les scientifiques Dennis Gabor et Umberto Colombo présentent en 1976 le quatrième rapport au Club de Rome (financé par le ministère canadien des Sciences et de la Technologie). Les préconisations portent sur l’accélération du développement technologique avant qu’il ne soit trop tard :

« Ils pensent en effet que les possibilités de développement technologique devraient permettre de repousser les limites de la croissance matérielle et donc d’éviter un effondrement du système mondial. Pour cela, il faudrait toutefois, selon eux, procéder à une réorientation profonde de la technologie moderne, qui est génératrice de gaspillage des ressources naturelles, avec pour conséquences une détérioration de l’environnement et une raréfaction des ressources. De nouvelles technologies devraient être développées afin de réduire ce gaspillage et donc de reculer les limites physiques de la croissance. Les auteurs de cette étude craignent cependant que, avant tout dans le domaine de l’énergie qui est à leur avis central, les solutions technologiques n’arrivent trop tard, si un important effort de coordination des politiques économiques, sociales et technologiques n’est pas entrepris dès maintenant. Il faut en effet tenir compte des longs délais séparant la recherche technologique de l’application au niveau de la production. Ce rapport insiste donc particulièrement dans ses conclusions sur les changements politiques et institutionnels qui devraient accompagner le développement technologique si l’on veut éviter les crises qui nous menacent. Pour ses auteurs, une réorientation des technologies et une utilisation harmonieuse de ces dernières ne peut avoir lieu que dans le cadre de politiques d’ensemble axées sur le long terme. »

Les technocrates ne sont pas des luddites ; ils sont loin de remettre en question le progrès technique et n’y ont d’ailleurs aucun intérêt. Ce serait mettre en péril la technocratie, et par conséquent leur pouvoir de nuisance sur la société.

Le sixième rapport au Club de Rome, présenté en 1978 par l’économiste français Thierry de Montbrial, responsable du Centre d’analyse et de prévision au Ministère des Affaires étrangères, met en évidence la « politisation de l’énergie, qu’elle soit nucléaire ou pétrolière. » Pour éviter un point de rupture annoncé avant la fin du siècle, une politique « très volontariste » doit être mise en œuvre afin de « limiter la demande et de développer, pour les pays qui en ont la possibilité, le recours à l’énergie nucléaire et au charbon. » Là encore, nous n’avons atteint aucun « point de rupture ». La mégamachine poursuit tranquillement son œuvre destructrice.

Après six rapports, le Club en arrive à la conclusion que « la principale source de danger réside dans l’écart existant entre la situation réelle de l’humanité et la perception qu’en a cette dernière. » Il charge alors une équipe composée « de James Botkin, universitaire américain, de Mahdi Elmandjra, haut fonctionnaire international marocain et de Mircea Malitza, ancien ministre roumain de l’Éducation et conseiller du président [et dictateur] Ceaucescu, de la réalisation d’une étude sur le développement des capacités de l’être humain à comprendre le monde complexe et changeant dans lequel il vit. » Ces grands esprits en viennent à la conclusion que l’humanité doit passer d’un « apprentissage conservateur », c’est-à-dire l’acquisition de procédures et de méthodes permettant d’agir sur des situations récurrentes, à un « apprentissage innovateur ». Il faut apprendre à anticiper les crises et non se contenter d’y répondre.

3) Mythe de l’effondrement

« L’image du futur qui se dégage de la plupart des travaux publiés sous les auspices du Club de Rome n’est, contrairement aux prétentions de ce groupement, nullement l’aboutissement d’une analyse systématique fondée sur une démarche scientifique.

Tout l’appareil scientifique auquel on a recours dans ces analyses – nous pensons surtout ici aux deux premiers rapports qui recourent à l’élaboration de modèles d’ordinateur –, l’apparence de rigueur que l’on cherche à donner à toute la démarche, l’importance des moyens mis en œuvre pour effectuer les diverses recherches, ainsi que la signature des rapports par des personnalités souvent très en vue dans les milieux scientifiques ne sont là que pour cautionner une analyse dont la rationalité est étrangère à la démarche scientifique. C’est le mythe, plus particulièrement le thème mythique de la fin, de la catastrophe qui inspire cette vision du monde et lui donne sa cohérence. L’image de la catastrophe est présente avant le choix même d’une méthode d’analyse, scientifique en l’occurrence. Elle plonge ses racines dans l’univers du mythe. En voulant ainsi, avec raison, il faut le reconnaître, détruire le mythe de la croissance infinie, le Club de Rome ne fait que remplacer un mythe par un autre, que continuer à parler le langage du mythe. »

– Philippe Braillard

Comme l’explique le professeur en relations internationales, les postulats de base orientent toute la démarche du Club de Rome et « la nature conditionnelle des anticipations opérées tend à être oubliée ». Selon ses membres, le système-monde technologique va s’effondrer, il leur faut alors produire des études pour habiller leur annonce d’apocalypse imminente d’une autorité scientifique. En second lieu, l’effondrement n’est à aucun moment présenté comme une éventualité parmi plusieurs scénarios possibles, il s’agit d’un horizon certain. Bien qu’il cherche à se distinguer des « futurologues » orientés vers la prédiction, Aurelio Peccei déclarait en 1972 aux journalistes de L’Express :

« Tout se tient, et les courbes du MIT montrent que, si nous ne contrôlons pas ces phénomènes, si aucun changement n’intervient dans notre système actuel, nous allons, d’ici à un siècle, vers un effondrement certain de la société humaine. »

Notez l’amalgame que fait Peccei entre l’humanité tout entière et le système techno-industriel duquel il tire ses privilèges et son statut social.

Philippe Braillard remarque en outre des similitudes entre croissancistes et les décroissancistes. Les premiers fondent leur analyse sur le mythe de la croissance infinie, les seconds sur le mythe de la fin.

« Cet état de fait apparaît avec une évidence toute particulière lorsqu’on compare l’analyse du rapport Meadows aux prévisions du groupe du Hudson Institute dirigé par Herman Kahn. En effet, en adoptant chacun une méthodologie qui, bien qu’en partie différente, se veut scientifique, et en procédant tous deux à des extrapolations de tendances actuelles, ces deux groupes arrivent à nous présenter des images du futur radicalement opposées. Les résultats de ces deux analyses sont très clairement déterminés par les postulats qui fondent dans chaque cas une vision du monde actuel et des tendances qui s’y manifestent, ainsi qu’un choix des variables à prendre en considération. Alors que le mythe de la fin fonde l’élaboration du modèle dynamique du système mondial des chercheurs du MIT, c’est le mythe du progrès, de la croissance sans fin, qui structure l’analyse du monde actuel et de sa dynamique, opérée par Herman Kahn. »

4) Fonction du mythe

D’après Philippe Braillard, le mythe de la fin revêt une fonction double. Il apporte d’abord « une indéniable cohérence à la perception et à l’interprétation du monde actuel » :

« Le recours au mythe est sans aucun doute la conséquence directe d’une difficulté grandissante à saisir un monde complexe et mouvant, qui renvoie une image fragmentée et sans cesse changeante, dont les contours ne peuvent être distingués aisément. “Grâce au mythe, le Monde se laisse saisir en tant que Cosmos parfaitement articulé, intelligible et significatif.” [propos de l’historien des religions Mircea Eliade] En assurant cette fonction de cohérence cognitive, le mythe de la fin constitue sans doute une première réponse à l’angoisse diffuse qui sourd de cet état de fait. »

Tout au long de sa démonstration, Philippe Braillard mentionne plusieurs déclarations catastrophistes du président du Club de Rome qui ressemblent à s’y méprendre à celles du président du Shift Project Jean-Marc Jancovici[3], de l’ingénieur Arthur Keller[4] ou encore des économistes Gaël Giraud[5] et Timothée Parrique[6]. Tous présentent les mêmes angoisses irrationnelles. Il serait encore temps d’agir pour éviter la catastrophe, mais il faut faire vite, car le point de basculement se rapproche. Le président du Club de Rome servait déjà ce discours en 1970 qui, pour Philippe Braillard, révèle un déni de l’inéluctabilité de l’effondrement :

« Par son recours au mythe du progrès et sa farouche volonté d’action afin d’échapper à la catastrophe qui menace, le Club de Rome adopte une conception de l’histoire très courante à l’époque contemporaine. Son messianisme témoigne en effet d’une vision téléonomique de l’histoire car, non seulement il ne se borne pas à considérer cette dernière comme linéaire et progressiste – l’histoire a un sens et elle doit conduire à quelque chose de meilleur –, mais il voit la catastrophe possible comme un scandale, comme un événement injustifiable et intolérable et non comme la simple phase d’un processus répétitif, cyclique. »

Les civilisations naissent, se développent et s’effondrent. Il en va ainsi depuis la naissance des premières cités-États du néolithique. Il y a quelque chose de très malsain dans la volonté de puissance et de contrôle des effondrologues. L’idée de vouloir piloter une société comme on piloterait un avion relève plus du délire prométhéen que d’une analyse rationnelle de la réalité historique et présente. Ainsi que le démontre le mathématicien Theodore Kaczynski sur la base d’exemples historiques et de témoignages, « le développement d’une société ne peut jamais être soumis à un contrôle humain rationnel[7] ».

À l’instar des écomodernistes qui brûlent de domestiquer la biosphère, Aurelio Peccei ne voit qu’une solution : l’humanité doit prendre ses responsabilités en tant que « capitaine et pilote du vaisseau spatial Terre dans son voyage vers les siècles à venir. » Cette rhétorique sur le « pilotage » de la société (voire du monde entier) revient constamment dans le discours de Jancovici[8].

Le professeur de l’université de Genève note une seconde fonction, sociale celle-là, du mythe de la fin :

« La fonction de cohérence cognitive assurée par le mythe se double, dans la démarche du Club de Rome, d’une fonction de cohésion au plan social. Le mythe, dans la mesure où il s’enracine profondément dans l’inconscient collectif et où il apporte une certaine cohérence à l’interprétation et à la vision du monde, tend à intégrer, au moins au plan symbolique, certaines antinomies de la société, à favoriser un certain consensus social, à justifier une orientation dans l’action. Cette fonction sociale semble d’autant plus importante que, dans la démarche du Club de Rome, le mythe de la fin sert à mobiliser l’opinion en faveur d’un projet de société. »

En fin de compte, le mythe de la fin donne plus de cohérence au milieu matériel qui est celui des humains de la seconde moitié du XXe siècle, un environnement où les effets sociaux, sanitaires et écologiques désastreux du développement industriel se font de plus en plus ressentir.

« Le mythe du progrès, de la croissance sans fin, a certainement rempli au XXe siècle, et tout particulièrement après la Seconde Guerre mondiale, cette double fonction de cohérence et de cohésion. Il continue d’ailleurs aujourd’hui à le faire en partie. Il semble cependant que le mythe de la fin soit actuellement mieux en mesure d’assurer cette fonction. En effet, le mythe du progrès permet de moins en moins de donner une signification cohérente au monde d’aujourd’hui et à son évolution, car il demeure trop de résidus, trop de faits et de tendances qui sont irréductibles à une telle vision, qui n’y trouvent pas leur place ni leur justification. Ainsi, la pollution, la surpopulation, la déception face à la technologie, l’écart croissant entre le Nord et le Sud, la vie de plus en plus difficile dans les grandes agglomérations urbaines, la violence, etc. D’où le besoin de changer de mythe, de recourir à un autre cadre d’interprétation du monde. »

Le cofondateur du Club de Rome, Aurelio Peccei, entouré de l’économiste Thierry de Montbrial et du professeur de mathématiques Mihajlo Mesarovic.

5) Une « pédagogie du salut »

Avec le développement économique et technologique, les sociétés occidentales ont déchaîné des forces qui semblent échapper à leur contrôle. Selon Peccei, « la famille humaine serait actuellement à un carrefour ». Pour Mesarovic et Pestel, les auteurs du second rapport au Club de Rome :

« l’humanité se trouve à un tournant décisif de son histoire : continuer sur la voie cancéreuse de la croissance indifférenciée, ou choisir celle de la croissance organique. Le passage de l’une à l’autre mènera à la création d’une nouvelle humanité, qui en est au stade prénatal de son développement. Il dépend de nous qu’elle annonce une aurore et non le déclin du soir, le commencement et non la fin »

Dans le rapport, les deux chercheurs annoncent par ailleurs que, « en portant de dix à quinze ans la période de transition pour la politique démographique, on augmenterait le nombre des morts d’enfants, au total, de 80 % entre 1975 et 2025 ; et il suffirait d’un retard de vingt ans, dans la mise en route d’une politique démographique draconienne, pour augmenter ce chiffre de 300 %. »

Rien de tout cela ne s’est produit.

C’est seulement par l’instauration de nouvelles formes de planification à une échelle mondiale que l’humanité serait en mesure de reprendre le contrôle de la situation. Philippe Braillard constate alors qu’ « en dernière analyse, le message du Club de Rome se veut donc positif et chargé d’espoir » :

« Si l’homme comprend la gravité de la situation, fonde son action sur la communauté de destin et sur la solidarité universelle auxquelles il ne peut échapper, s’il est prêt à remettre en question ses conceptions du monde et de lui-même, s’il sait découvrir de nouvelles valeurs pour fonder son action, s’il est capable de réformer profondément les institutions qu’il a créées, il verra s’ouvrir à lui un avenir meilleur. En d’autres termes, “il est encore temps pour l’humanité de reprendre le contrôle de sa destinée, et, en réorientant son action, d’ouvrir un nouveau chapitre de son histoire” [Aurelio Peccei].

Le pessimisme véhiculé par le mythe de la fin qui est au centre de l’analyse de la problématique mondiale, s’inscrit ainsi dans une démarche mobilisatrice dont il constitue en quelque sorte le ressort. L’image de la catastrophe n’est pas celle d’un avenir inexorable, elle n’est que celle d’un avenir possible. Tout dépendra du choix que fera l’humanité. Si le Club de Rome insiste à tel point sur la catastrophe qui menace, c’est parce qu’il faut faire prendre conscience aux hommes de la situation telle qu’elle est et les pousser à l’action. Le cri d’alarme du Club de Rome et la dramatisation qui l’accompagne sont donc conçus comme les instruments d’une pédagogie du salut. »

Selon Peccei, « seul un nouvel humanisme peut opérer la transformation de l’homme en élevant sa qualité et ses capacités pour qu’il remplisse son rôle global. » Les membres du Club de Rome se perçoivent comme une élite de pionniers, des prophètes qui ont la charge de montrer la voie au reste de l’humanité restée à un stade inférieur de développement de « sa qualité et ses capacités ».

6) Seule issue, la société mondiale planifiée

« Les gouvernements sont trop petits pour les grands problèmes »

– Maurice Guernier, rapport « Tiers Monde : trois quarts du monde »

Éviter la catastrophe et accoucher d’un monde nouveau suppose de reprendre le contrôle de la situation en instaurant de nouvelles formes de planification, cette fois-ci à échelle mondiale. D’après Aurelio Peccei, « nous avons plongé le monde dans une telle impasse qu’il n’y a pas d’autre choix : ou une société planifiée, ou le chaos et la catastrophe ». Le discours du Club de Rome est profondément marqué par une « idéologie technocratique », que le spécialiste des relations internationales définit ainsi :

« On peut entendre ici par idéologie technocratique une conception selon laquelle la politique doit être conduite selon les principes de l’efficacité maximale et soumise à une rationalité technique, en échappant ainsi à l’idéologie, grâce notamment à un recours aux différentes sciences. »

Philippe Braillard liste les mesures immédiates à prendre indiquées dans le rapport de Mesarovic et Pestel :

« premièrement, abandonner les considérations à court terme, qui ne peuvent être que contre-productives, et adopter une perspective à long terme ; deuxièmement, comprendre que le nationalisme étroit est définitivement dépassé et donc adopter une perspective globale ; troisièmement, créer de nouvelles structures internationales qui assurent une véritable coopération au plan mondial ; quatrièmement, bien saisir que l’enjeu est la survie de l’espèce humaine et donc accorder la priorité absolue aux crises du développement à long terme, pendant qu’il est encore temps d’agir. »

Cela ne sera possible qu’avec le développement d’une démocratie socio-économique planétaire qui supplanterait la souveraineté nationale des États. Pour y arriver, une « révolution de solidarité mondiale » s’impose. Dans ses discours, Peccei affirme que l’État moderne est « le premier obstacle à la paix », que le principe de souveraineté nationale engendre « le nationalisme, la dictature, le militarisme et le racisme ». Il faut « substituer à l’idéal néfaste de la souveraineté nationale et des intérêts sectoriels, celui d’une hiérarchie de groupements ou de systèmes humains interdépendants, où les impératifs suprêmes, ceux du système mondial, auront la priorité. » Si Philippe Braillard critique cette « idéologie de la solidarité mondiale », c’est pour mettre en lumière son instrumentalisation par le Club de Rome (et non pour pleurer la substitution de l’identité nationale à une identité terrienne, argument classique de l’extrême droite pour critiquer la mondialisation). Ainsi, « cette survie de l’espèce comme valeur, et la conception du monde qui lui est liée, servent, dans la démarche du Club de Rome, à justifier des options politiques bien précises et à cacher leur nature véritable. » Parmi ces « options politiques » avancées par Aurelio Peccei se trouve l’idée que la firme transnationale est l’entité la plus efficace pour gérer des problèmes de dimension planétaire :

« Nous ne pouvons certes pas affirmer que la firme multinationale est une panacée pour tous les problèmes mondiaux ; elle est toutefois l’agent le plus capable d’opérer cette internationalisation de la société humaine que nous estimons indispensable. Sa responsabilité et sa conscience sociales sont une de ses plus remarquables caractéristiques. »

Pour Aurelio Peccei comme pour Jean-Marc Jancovici, le modèle gestionnaire de l’entreprise multinationale doit être étendu à toute la société.

Contrairement à une idée répandue, le Club de Rome ne remet pas en cause la croissance ni le progrès technique. Il faudrait privilégier une « croissance organique », c’est-à-dire un « développement équilibré  des différentes régions du globe », à la « croissance indifférenciée » du système-monde. Dans son rapport, l’économiste Thierry de Montbrial suggère par exemple de développer le nucléaire et le charbon pour pallier à la dépendance au pétrole. Et seul un « système mondial de planification » est à même de remplir cet objectif.

Dans son rapport, Dennis Meadows et son équipe s’illustrent par leur naïveté en affirmant qu’une croissance sans limite des activités culturelles pourrait être dématérialisée :

« Une lecture attentive du rapport Meadows montre cependant que, même si la quête d’une histoire immobile est bien présente, elle est loin de déterminer l’ensemble du modèle qui nous est proposé. Il y a certes refus catégorique de la croissance matérielle – augmentation du capital investi et croissance démographique – puisqu’une telle croissance conduirait bientôt à atteindre les limites physiques de la terre. Néanmoins, l’état d’équilibre n’implique pas un arrêt total de l’histoire. On pourrait assister en effet à un développement sans limites des activités qui ne portent pas atteinte à l’environnement et n’impliquent pas une forte consommation de ressources non renouvelables. “En particulier, ces activités que beaucoup considèrent comme les plus souhaitables et les plus satisfaisantes : éducation, art, religion, recherche fondamentale, sports et relations humaines pourraient devenir florissantes.” »

Dans une société industrialisée, toutes ces activités dépendent d’une manière ou d’une autre de la haute technologie qui, de par son gigantisme, consomme d’énormes quantités de matières et d’énergie – dont des ressources matérielles non renouvelables (métaux, charbon, pétrole, etc.). Comme le remarque l’économiste Niko Paech, dans le cadre matériel du système industriel mondialisé, « tout progrès social prend nécessairement la forme d’une expansion économique, et peu importe que ces nouveaux services soient fournis par le marché ou l’État[9]. »

L’équipe du premier rapport au Club de Rome, en 1972 : Jorgen Randers, Jay Forrester, Donella et Dennis Meadows, William W. Behrens III.

7) Négation du contexte sociopolitique global et local

L’une des principales failles du rapport Meadows, et plus généralement du Club de Rome, c’est la négation du contexte sociopolitique – la structure du pouvoir, la dimension conflictuelle des affaires humaines et les rapports de force à l’intérieur du système-monde technologique et au sein même des différentes nations composant ce système. « La plus grande faiblesse de la démarche du Club de Rome est d’élaborer une analyse tronquée des problèmes mondiaux. ». En effet, « si problématique mondiale il y a, elle est beaucoup plus politique que démographique ou physique. »

Philippe Braillard poursuit :

« Le rapport Meadows représente une tentative d’élaborer un modèle purement écologique du système mondial en se fondant sur les seules variables relatives à la croissance matérielle et à ses conséquences. Ce modèle met ainsi totalement entre parenthèses la structure du pouvoir à l’intérieur de ce système. Il ne prend ainsi pas en considération l’inégalité de la distribution des ressources à l’intérieur des nations et entre celles-ci, et donc les relations de dépendance qui peuvent exister dans le système mondial. En cherchant à montrer l’impossibilité matérielle d’une poursuite et d’une généralisation de la croissance, le groupe du MIT ne pouvait donc qu’introduire une option politique conservatrice consistant à figer le “statu quo”. Pour reprendre les termes de l’excellente analyse de Celso Furtado : “Ainsi, on arrive par des moyens indirects à une conclusion de la plus grande importance : le style de vie produit par le capitalisme industriel doit être préservé pour une minorité, puisque toutes les tentatives de généralisation de ce style de vie à l’ensemble de l’humanité entraîneront nécessairement l’effondrement du système.” »

L’auteur précise qu’une « absence presque totale d’analyse politique est le propre de toute démarche d’inspiration technocratique », de même que « la tendance très manifeste à déprécier le politique » :

« Les problèmes auxquels sont confrontées nos sociétés contemporaines (croissance de la population, sous-alimentation, épuisement des ressources naturelles, dégradation de l’environnement, course aux armements, etc), et dont certains ont une dimension mondiale, sont certes des problèmes écologiques, technologiques et économiques, mais ils sont, pour la plupart, avant tout des problèmes sociaux et politiques, ou ils sont en tout cas des implications directement politiques. Une simple analyse, par exemple, des débats sur les relations Nord-Sud – relations qui recouvrent d’ailleurs une grande partie des problèmes susmentionnés – manifeste bien la nature avant tout politique et conflictuelle de ces débats. L’appréhension de ces problèmes, de même que la recherche de solutions, ne devrait donc en aucun cas, sous peine d’être biaisées dès le départ, négliger cette réalité. C’est pourtant ce qui apparaît trop souvent dans les rapports au Club de Rome. Ainsi, par exemple, Ervin Laszlo, dans sa recherche de buts globaux et à long terme, destinés à remplacer les buts actuellement poursuivis par les diverses sociétés, évacue, comme par un coup de baguette magique, les divisions et conflits politiques en recourant à une idéologie universaliste qui n’est en fin de compte qu’une projection ethnocentrique d’une rationalité et d’un mode de pensée occidentaux. De même, le rapport du groupe dirigé par Jan Tinbergen cherche à analyser l’écart entre le Nord et le Sud sans vraiment prendre en considération la structure du pouvoir au plan international et les mécanismes politiques inhérents à cette structure. »

Philippe Braillard note que les changements promus par la technocratie « sont loin d’aller à l’encontre des intérêts de l’élite ou en tout cas d’une partie de cette élite » :

« Face à la crise qui touche les sociétés occidentales, n’assiste-t-on pas en fait à la tentative d’une partie de l’élite de ces sociétés d’imposer une nouvelle rationalité à l’action politique et de remplacer les structures étatiques dépassées par de nouvelles structures mondialistes, susceptibles, en s’inspirant des principes de la grande entreprise, d’assurer une meilleure gestion de la planète et une transition harmonieuse vers la société post-industrielle ? Le véritable et seul changement politique et social consisterait donc en un rééquilibrage de la classe dirigeante au profit des gestionnaires et de leur rationalité. »

All Watched Over by Machines of Loving Grace, une série documentaire qui s’intéresse à l’influence de la machine sur la psychologie humaine. Dans ce film diffusé il y a une dizaine d’année par la BBC, le réalisateur et narrateur Adam Curtis revient entre autres sur la modélisation du système terrestre par ordinateur qui a servi de base de travail à l’équipe de Dennis Meadows.

8) Des solutions irréalisables

Nous l’avons déjà indiqué plus haut, tout exercice de planification du développement d’une société est vain. En tant que spécialiste des relations internationales, Philippe Braillard émet quant à lui de sérieux doutes sur la faisabilité des mesures préconisées par les technocrates du Club de Rome :

« On peut douter que les changements proposés par le Club de Rome, dans la mesure où ils ne visent pas la racine des problèmes mondiaux et ne remettent pas vraiment en question le “statu quo” social et politique entre les nations comme à l’intérieur des différentes sociétés, soient vraiment capables, au cas où ils seraient réalisés, de régler les problèmes auxquels ils se réfèrent.

On peut également aller jusqu’à sérieusement douter que ces changements, ou en tout cas un bon nombre d’entre eux, soient réalisables. En effet, sans des transformations conjointes de la structure du pouvoir, les conditions politiques nécessaires à leur réalisation ne peuvent être présentes. C’est ce qui, par exemple, ressort très nettement de toutes les tentatives d’instaurer un nouvel ordre économique international permettant enfin au Tiers Monde de sortir de sa misère et de sa dépendance. »

Il fait bien également de préciser que l’interdépendance est source de conflits :

« Sur un plan plus général, l’histoire des relations internationales montre avec évidence que c’est le plus souvent avec la croissance de l’interdépendance que se développent les conflits entre les diverses sociétés, alors qu’une situation caractérisée par un faible niveau des interactions est généralement moins génératrice de conflits. »

Cela n’a rien d’étonnant. Des sociétés qui jouissent d’une autonomie politique et matérielle utilisent les ressources présentes sur leur territoire. Une société qui a besoin d’importer la majorité de ses ressources en provenance de contrées lointaines doit déposséder et piller d’autres communautés humaines. C’est le cas de toutes les sociétés industrialisées, et cette situation ne risque pas de changer avec la relocalisation à la marge de certaines activités industrielles.

Laissons le mot de la fin à Philippe Braillard :

« Le Club de Rome ne serait-il pas ainsi la préfiguration d’une nouvelle élite, celle des gestionnaires, souples et efficaces, prétendant penser en termes globaux et organiser rationnellement l’interdépendance mondiale ? On a beau nous parler de nouvel humanisme, de révolution de solidarité mondiale, cette prétention à déterminer rationnellement le bien de l’ensemble de l’humanité et à gérer efficacement la future société mondiale ne peut qu’inquiéter ceux qui sentent ce que peut cacher un tel discours et qui savent où peut conduire la projection au monde entier d’une rationalité technocratique, close sur elle-même.

Le monde est sans doute en crise : crise économique, crise de l’énergie, crise écologique, crise des systèmes de valeurs. Il ne s’agit toutefois pas de simples déséquilibres, mais d’une remise en question et d’une mutation à l’intérieur de nos mentalités et de nos sociétés. L’homme comprend l’inanité de ses prétentions à dominer toute chose. Il voit qu’il ne pourra poursuivre impunément son action incohérente sur le monde auquel il appartient, sur une nature dont il ne peut totalement se dissocier. La finitude du monde et de l’action de l’homme est une réalité que nous redécouvrons aujourd’hui à travers cette crise. Les choix et les valeurs sur lesquels reposent nos sociétés, semblent eux-mêmes marqués par l’incertitude. Nous ne sommes plus assurés de pouvoir atteindre les buts que nous nous étions fixés.

C’est pourquoi l’analyse prévisionnelle est utile et même indispensable à nos sociétés. L’image du futur, issue d’une véritable démarche prospective, doit nous permettre de mieux éclairer les choix présents, non seulement dans leur dimension économique et technique, mais aussi et surtout dans leur nature sociale et politique. Il faut toutefois prendre garde de ne pas faire de cette prospective un instrument tronqué, au service d’un pouvoir, de certains intérêts, instrument d’autant plus insidieux s’il adopte le langage de la rigueur, de la science et d’un dépassement des idéologies.

L’interrogation sur l’avenir doit demeurer modeste. Elle ne peut aboutir à des certitudes, mais seulement dégager des futurs possibles. Elle doit donc éclairer « les limites de notre savoir autant que notre savoir lui-même ». Elle ne peut prétendre nous tracer une voie royale qui assurerait avec certitude notre avenir et nous ferait échapper à la finitude des choix et aux vicissitudes des luttes qui président à l’exercice du politique. »

Philippe Oberlé


  1. Philippe Braillard : « Il faut d’ailleurs bien préciser, afin d’éviter toute confusion, qu’il s’agit de rapports “au” Club de Rome et non pas de rapports “du” Club de Rome. »

  2. « Nous voici donc avec un diagramme à peu près complet de notre activité productive vue sous l’angle physique : elle consiste à diminuer les stocks naturels, renouvelables ou non, pour augmenter les stocks “artificiels”, en créant à cette occasion de la pollution qui va entamer un peu plus les stocks naturels, avec un décalage dans le temps en général. Ce faisant, nous venons juste de réinventer l’eau chaude, puisqu’il y a 40 ans déjà l’équipe emmenée par Dennis Meadows avait fait exactement le même travail de représentation des flux physiques de notre activité productive, vulgarisé sous le nom de “Rapport du Club de Rome”. Leurs conclusions n’étaient pas spécialement rassurantes ! » : https://jancovici.com/transition-energetique/choix-de-societe/leconomie-peut-elle-decroitre/

  3. Voir cette interview Arte : « La décroissance subie et rapide, ça se termine en barbarie. »

    https://www.facebook.com/artetv/videos/il-est-temps-interview-jean-marc-jancovici-arte/654513372140653/?locale=fr_FR

  4. « Ce sera le chaos si on n’anticipe pas cette descente énergétique et matérielle et les ruptures d’approvisionnement qui vont l’accompagner. » : https://usbeketrica.com/fr/article/effondrement-guerre-recits-arthur-keller

  5. Voir cette interview de Gaël Giraud dans Reporterre : « il faut tout faire pour échapper à l’effondrement. Regardez la situation du Vénézuéla. Avez-vous envie de connaître cela ? Ou encore ce qui se passe au Mali, en Libye, ou en Afghanistan : la faillite de l’État, c’est le retour tribal au Moyen-Âge avec des seigneurs de guerre locaux qui terrorisent des populations civiles prises en otage. » https://reporterre.net/Gael-Giraud-Si-l-Inde-et-l-Asie-du-Sud-Est-deviennent-invivables-trois-milliards-de

    Giraud oublie (ou plutôt dissimule) le fait que la situation catastrophique des pays cités résulte du fonctionnement normal du capitalisme industriel mondialisé.

  6. Voir le livre de l’économiste Timothée Parrique, Ralentir ou périr : l’économie de la décroissance :

    « L’effondrement est l’issue inévitable à terme pour une économie de croissance – l’équivalent de mourir après avoir perdu tout son poids à cause de la maladie. »

    « Maximiser la croissance, c’est mettre le pied sur l’accélérateur avec la certitude à terme de périr dans un effondrement social et écologique. »

    Dans une interview : « Il faut se réveiller ! On va vers Mad Max » : https://youtu.be/vLWHPrZHQxM

    Dans une autre interview, le très humble Timothée Parrique explique littéralement que les économistes vont évoluer d’un statut de réparateur d’économie à celui d’architecte de nouvelles économies : https://youtu.be/8znjuAk-V7k

  7. Voir Theodore Kaczynski, Révolution Anti-Tech : Pourquoi et comment ?, 2016

  8. « A l’époque où le monde était 100 % renouvelable, il était moins pilotable qu’aujourd’hui. »

    Publication Linkedin : https://www.linkedin.com/posts/jean-marc-jancovici_economies-d%C3%A9nergie-la-chasse-au-gaspi-activity-7017569097689223168-Zi03

    « Les énergies fossiles sont pilotables, facilement transportables et stockables (elles ont de grandes densités d’énergie par unité de volume), et permettent d’actionner des machines de grande puissance. » : https://www.orano.group/fr/decodage/interview-jean-marc-jancovici-transition-bas-carbone

    La « puissance », il aime ça le Janco.

  9. Niko Paech, Se libérer du superflu : vers une économie de post-croissance, 2012

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