Comment capitalisme et conservation restructurent le monde
Pour le monde des affaires, le WWF et l’industrie de la conservation, la Terre, c’est un peu comme un livre comptable. On peut continuer à détruire ou polluer en un lieu à condition de protéger ailleurs. Le concept de neutralité carbone fonctionne exactement sur le même principe compensatoire. Ce système de compensation va permettre au capitalisme de continuer à croître, tout en donnant l’illusion à la plèbe que les choses progressent. Inutile de dire que c’est la mort programmée de la biosphère si on ne leur déclare pas rapidement une guerre totale.
Ci-dessous un extrait traduit du livre Capitalism and Conservation publié en 2011 par Dan Brockington et Rosaleen Duffy, tous deux enseignants à l’université de Manchester, en développement, politique internationale et environnement. Ils sont auteurs de plusieurs ouvrages abordant la conservation de la nature.
Les aires protégées sont parmi les expressions les plus concrètes, observables et comparables des moyens utilisés par le capitalisme et l’industrie de la conservation pour restructurer le monde (Igoe et Brockington 2007 ; Brockington, Duffy et Igoe 2008). Depuis au moins 1871, année de la création du parc national de Yellowstone, la création d’aires protégées a souvent entraîné une séparation radicale entre l’homme et la nature (West, Igoe et Brockington 2006), ce qui, comme l’a affirmé Marx (1973 [1857-1861]) au milieu du XIXe siècle, était essentiel à la transformation du monde naturel en objets d’échange. Il a notamment affirmé que de telles transformations impliquent l’effacement et la dissimulation des relations de production à partir desquelles ces objets sont créés. Il a qualifié ce processus de fétichisation. Par ce processus, l’attribution de valeur à une marchandise est déterminée presque entièrement par la logique des mécanismes de marché capitalistes. Dans cette logique, une marchandise est évaluée en fonction de sa capacité à fournir des retours sur investissement ou à générer une valeur en capital supplémentaire, tandis que d’autres types de valeur basés sur des facteurs socioculturels ou des critères purement écologiques s’effacent ou disparaissent complètement.
D’une certaine manière, les aires protégées ont été fétichisées, dans le sens où leur valeur est de plus en plus réduite à leur capacité à générer un rendement économique. Les relations et processus qui ont abouti à la création d’aires protégées sont eux aussi cachés (Carrier et Macleod 2005). Cela ne veut pas dire que les aires protégées sont uniquement valorisées selon la logique des processus du marché. Bien que leur valeur marchande potentielle ait longtemps motivé leur création, leur création a également été stimulée par des forces telles que des projets nationalistes et la montée en puissance de la science écologique. Toutefois, dans le contexte des processus politico-économiques qui ont émergé depuis la fin des années 1980, les différentes manières d’évaluer les zones protégées, et la nature en général, sont de plus en plus corrélées à la capacité de la nature à générer de la richesse (Brockington, Duffy et Igoe 2008 ; Goldman 2005 ; Harvey 1996 ; McAffee 1999).
Cependant, quelles que soient les autres valeurs qui entrent en jeu, le courant dominant de la conservation a toujours présenté les aires protégées comme ayant une valeur qui transcende toute chose. Comme l’affirme Tsing (2005:97-99), la vision du monde des premiers conservationnistes reposait sur la croyance fondamentale selon laquelle « la nature, comme Dieu, forme la base de la vérité universelle, accessible en l’expérimentant directement et en l’étudiant. L’étude d’un cas particulier offre une fenêtre sur l’universel ». Dans cette perspective, une nature planétaire imaginaire a donc été intégrée à la conception de la nature servant de référence pour évaluer chaque aire protégée particulière.
Cette capacité d’un objet (un parc) à remplacer l’ensemble de cette catégorie d’objets (nature planétaire universelle imaginée) est un élément essentiel de la théorie de Marx (1978 [1865-1870]) sur la façon dont les marchandises deviennent échangeables. Ce faisant, les caractéristiques et les relations distinctes qui caractérisent un objet particulier perdent beaucoup de leur importance. Bien entendu, le caractère distinctif d’un parc bien précis est ce qui lui donne sa valeur en tant que destination particulière. En effet, certains parcs comme Yellowstone et Serengeti sont considérés par le public comme des portails uniques et sans égal vers cette nature universelle. Dans notre contexte actuel, cependant, la qualité spécifique des parcs est éclipsée par leur quantité abstraite, car les conservationnistes et les décideurs politiques cherchent à protéger des pourcentages désignés, mais croissants, de la surface terrestre. En tant que monnaie d’échange, la grande qualité des zones protégées réside dans le fait qu’elles soient distinctes, mesurables et dénombrables.
Le caractère d’objet d’échange inhérent aux parcs est devenu proéminent car il s’est croisé avec la logique d’échange si répandue au sein du néolibéralisme globalisé. Cela est particulièrement visible dans les politiques d’atténuation qui partent du principe que la dégradation de la nature et les dommages environnementaux peuvent être compensés par une nature vierge et une protection environnementale. Cela permet de concevoir la Terre comme un grand livre comptable, sur lequel il est possible de réaliser un équilibre quantitatif entre bénéfices et dégâts environnementaux. La création d’aires protégées pour atténuer les dommages écologiques causés par les grands projets d’extraction donne un exemple frappant de cette logique comptable. C’est le cas du projet de pipeline Tchad-Cameroun financé par la Banque mondiale (Brockington, Duffy et Igoe 2008:3-4) et l’énorme projet hydroélectrique Nam Theun au Laos, lui aussi sponsorisé par la Banque mondiale (Goldman 2005). On le voit également dans l’idée de plus en plus populaire selon laquelle les émissions de carbone nuisibles à l’environnement peuvent être compensées par la protection des forêts tropicales humides, une idée désormais défendue par le prince Charles et un nombre croissant de célébrités. Enfin, on le voit dans l’ouverture récente par le gouvernement américain d’un bureau fédéral chargé de superviser le commerce des services écosystémiques, dont la fonction sera similaire à celle de la Security and Exchange Commission. Il s’agira notamment de superviser l’émergence d’un nouveau système d’échange de crédits d’espèces, dans lequel les banques d’espèces paient des crédits pour la protection des espèces menacées et de leurs habitats, qui à leur tour peuvent être achetées par les entreprises pour « répondre à leurs besoins d’atténuation » (Agius 2001 ; Bayon, Fox et Carrol 2007 ; Blundel 2006 ; Clark et Altman 2007 ; Etchart 1995 ; USDOI 2003).