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Comment se produisent les grands bouleversements de l’histoire

Traduction d’un article paru dans le magazine Aeon en décembre 2021[1]. Auteur de Disruptions : Why things change (2021), le professeur d’histoire David Potter décrit pourquoi et comment les sociétés changent radicalement. Voici ce que dit l’influente revue politique Foreign Affairs dans une recension du livre de Potter :

« Le remplacement d’un ordre politique qui façonne le monde par un autre a toujours nécessité une stratégie, un leadership et des luttes idéologiques motivées par la recherche de légitimité. Ce sont moins les opprimés et les dépossédés qui remodèlent la vie politique que les activistes et les leaders charismatiques qui s’accrochent à de nouvelles idées puissantes et construisent de nouvelles coalitions[2]. »

Sans surprise, Potter trouve génial le modèle libéral et semble défendre l’idée d’une « disruption » visant à réinventer ce modèle afin de le rendre plus juste, donc de perpétuer le système technologique. Que la société industrielle et sa haute technologie ravagent les systèmes vivants qui produisent notre nourriture, notre eau et notre air, et que cette dynamique soit en train de conduire l’espèce humaine vers l’extinction, tout ceci ne semble pas vraiment l’inquiéter. Si j’ai traduit ce texte de David Potter, c’est surtout pour son intérêt à la fois historique et stratégique, moins pour les positions de son auteur. Ajoutons qu’il est illusoire d’espérer voir un jour la société technologique devenir plus égalitaire. Le développement technologique a fait exploser les inégalités dans le monde depuis la première révolution industrielle, comme le montrait un récent rapport de l’ONU[3] (résumé ici). Il s’agit donc d’un problème structurel au système techno-industriel qui a peu de choses à voir avec le type de gouvernance en place.

Actuellement, la société industrielle est soumise à des tensions croissantes qui provoqueront très vraisemblablement de grands bouleversements dans les années ou les décennies à venir. La plupart des conditions qui précèdent généralement des changements radicaux de trajectoire sociétale semblent réunies. Le système technologique va certainement tout faire pour réorganiser la société de manière à garantir sa survie. Si le système parvient à résoudre la crise énergétique et celle des matières premières, il se peut que nous soyons à l’aube d’une nouvelle révolution industrielle, d’autant que la puissance des machines – notamment grâce à l’intelligence artificielle – augmente constamment. Cette nouvelle révolution industrielle, c’est précisément ce que défend le Shift Project, le think tank de l’ingénieur polytechnicien Jean-Marc Jancovici (« L’Europe se doit d’ouvrir la voie de la prochaine révolution industrielle, celle de la sortie des énergies fossiles[4] »). Pour les gens qui considèrent la haute technologie (et le système industriel dans son ensemble) comme une menace pour la survie de l’espèce humaine et des autres créatures peuplant ce monde, et ce peu importe l’énergie qui alimente ledit système, l’un des enjeux majeurs à venir sera d’empêcher cette transformation systémique. Il nous faut promouvoir le démantèlement complet du système industriel plutôt que sa réorganisation politique et sociale destinée à prolonger sa durée de vie. Comme l’avait déjà remarqué dans les années 1970 le mathématicien français Alexandre Grothendieck[5], il n’existe de toute façon aucune solution aux problèmes sociaux et écologiques de notre époque dans le cadre de la société industrielle. Il nous faut d’abord réduire considérablement le niveau technologique de nos sociétés. Ceci devrait être la priorité absolue de toute personne un minimum soucieuse de l’avenir de ce monde et de ses habitants.

Image d’illustration : 17 juillet 1917, dispersion de la foule sur la perspective Nevski après l’ouverture du feu par les troupes du gouvernement provisoire ; cette agitation a été un précurseur de la révolution d’octobre.

Ci-dessous, le texte traduit de David Potter.


Les grands bouleversements de l’histoire mondiale suivent un schéma clairement identifiable. Que peuvent nous apprendre les perturbations du passé sur notre propre avenir ?

Le 3 avril 1917, une foule se rassembla pour accueillir un train arrivant d’Helsinki à la gare de Finlande de Petrograd. Dans le train voyageait Vladimir Ilitch Lénine. Il salua son public par un discours appelant au renversement du gouvernement russe – six mois plus tard, il avait atteint son objectif. Le monde en fut bouleversé.

Vivant alors en exil hors de Russie depuis plus de dix ans, Lénine était connu comme un théoricien en marge des milieux politiques russes. Il façonnait la pensée marxiste pour soutenir sa propre théorie du changement. Karl Marx avait imaginé plusieurs façons pour une société d’évoluer vers un système dans lequel les travailleurs auraient le contrôle des moyens de production. Mais Lénine ne voyait qu’un seul moyen : le renversement par la violence du gouvernement en place, un processus organisé par un groupe dévoué de révolutionnaires professionnels. Lénine arriva avec ce projet en tête à Petrograd (aujourd’hui Saint-Pétersbourg). Là, son parti politique prit la tête de l’organisation ouvrière qui partageait le pouvoir avec un gouvernement provisoire depuis l’abdication du tsar. Mais le parti de Lénine a dû attendre plus de cinq ans avant d’obtenir le pouvoir absolu en Russie. Des millions de personnes sont mortes au cours de ce processus.

La théorie du changement de Lénine était une théorie de rupture sociale qui consistait à imposer un changement si radical qu’une société ne pouvait plus revenir à son état antérieur. De telles convulsions ne se produisent pas au hasard. Il existe un ensemble de conditions requises pour les provoquer, et il existe des circonstances particulières au cours desquelles les initiateurs de mouvements perturbateurs tendent à atteindre leurs objectifs.

Comme nous le verrons plus loin à travers des exemples historiques, les caractéristiques essentielles du type de renversement radical que je décris sont les suivantes : 1) il découle d’une perte de confiance dans les institutions centrales d’une société ; 2) il consacre un ensemble d’idées provenant des marges du monde intellectuel, et place ces idées au centre d’un ordre politique remanié ; et 3) il implique un groupe cohérent de leaders dédiés au changement. Ces perturbations historiques sont apparentées aux événements nommés révolutions, bien qu’il s’agisse de deux choses différentes. Les perturbations ne remplacent pas toujours les dirigeants aux commandes – en fait, elles sont parfois nécessaires pour maintenir en place un gouvernement qui est sur le point de faire faillite. Mais ces perturbations changent à tout le moins la façon dont un groupe de dirigeants pense et agit.

Les grandes perturbations entraînent un changement profond dans la compréhension qu’ont les gens du fonctionnement du monde dans lequel ils évoluent. Elles contrastent ainsi avec des changements sociétaux moins radicaux, basés sur un système de pensée existant : citons par exemple les « révolutions » anglaises du XVIIe siècle, qui ont modifié l’équilibre des pouvoirs entre le roi et le parlement sans altérer le modèle fondamental de gouvernance. Le changement idéologique est crucial pour un changement sociétal majeur tel que celui poursuivi par Lénine. Les sociétés promeuvent des idéologies qui soutiennent leur façon de faire des affaires – et si leur façon de conceptualiser le monde ne change pas, leur façon de faire des affaires ne changera pas non plus. Il est assez facile de se tourner vers le passé pour trouver des idées autrefois centrales et ultérieurement abandonnées, comme la théorie selon laquelle les rois gouvernent par « droit divin ».

Il est important de noter que les périodes de contestation ayant des causes similaires ne produiront pas toujours des issues similaires. Ainsi que le soutenait Barrington Moore Junior dans son étude de 1966 sur les origines sociales de la dictature et de la démocratie, on pourrait arguer qu’un changement de système politique se produira dans une société où il existe une importante déconnexion entre des modes d’activité économique coexistant, comme l’agriculture traditionnelle et l’entreprise capitaliste. On pourrait aussi affirmer qu’une scission entre ceux qui dirigent l’activité économique et ceux qui détiennent le pouvoir politique est une condition préalable au changement. Dans de telles circonstances, les dirigeants disposent d’une grande marge de manœuvre pour faire des choix qui donneront lieu à des résultats très différents. Le premier de ces scénarios pourrait raisonnablement être considéré comme décrivant à la fois les États-Unis et la Russie au début du XXe siècle, mais il n’y a pas eu d’équivalent états-unien à la prise de pouvoir de Lénine.

Le modèle de perturbation que je propose ne prédit pas qu’un changement radical se produira en raison de problèmes structurels spécifiques tels que ceux décrits par Moore, ni qu’il existe un résultat inéluctable provoqué par un ensemble spécifique de problèmes. Je suggère que lorsqu’un système politique est miné par des événements tels que la faillite économique, une défaite à la guerre ou une catastrophe environnementale, ce système politique doit changer ou s’effondrer. Le succès ou l’échec dépend des choix que font les dirigeants, et de leur capacité à fournir au peuple un ensemble d’idées nouvelles qui l’aidera à distinguer une nouvelle voie à suivre.

L’issue d’une grande perturbation est souvent totalement inattendue pour les contemporains, et c’est précisément parce que des idées extérieures au courant dominant ont été utilisées pour façonner les solutions aux problèmes de l’époque. Nous ne pouvons pas savoir à l’avance comment finira exactement une perturbation. Ce que l’histoire peut nous apprendre, ce sont les circonstances qui mènent à une perturbation. Elle peut nous faire prendre conscience des événements auxquels nous pourrions être confrontés en raison de la situation actuelle.

Si l’on considère l’une des premières grandes perturbations qui influence encore le monde dans lequel nous vivons – la conversion de l’empereur romain Constantin au christianisme au IVe siècle de notre ère –, on constate que le changement était dans l’air du temps depuis un moment déjà. Dans le demi-siècle qui a précédé le coup d’État de Constantin et qui l’a mis sur la voie de la prise de contrôle et de l’unification de l’Empire romain, la société a été touchée par la peste, une inflation massive et une série de désastres militaires. Mais l’attitude des dirigeants face à ces défis se réduisait simplement à des tentatives d’amélioration du fonctionnement des anciens systèmes.

Constantin a envoyé un message complètement différent en faisant adopter à son régime les concepts d’un mouvement marginal – le christianisme – pour assurer sa propre légitimité. Pour ce faire, Constantin a fait appel à un petit nombre de conseillers chrétiens qui ont façonné une nouvelle relation entre l’Église et la société romaine ; ces derniers ont rejoint le groupe étroitement soudé dont Constantin dépendait pour diriger l’empire.

Cet exemple précoce présente les principales caractéristiques d’une grande perturbation : une perte de confiance dans les institutions centrales (le système impérial de gouvernement), le placement d’idées auparavant marginales (celles du christianisme) au centre de l’ordre politique, et un groupe de dirigeants travaillant en bonne entente et dévoués pour initier le changement. En élevant le rôle du christianisme dans l’empire, Constantin a modifié les schémas de pensée, remplaçant les vieilles idées sur l’autorité impériale par un nouveau modèle de gouvernement aux différences manifestes. Ce changement indiquait aux gens que la société se dirigeait dans une nouvelle direction.

Nous pouvons également observer ces caractéristiques en prenant un autre bouleversement survenu au VIIe siècle de notre ère, lorsqu’un ordre politique séculaire du Moyen-Orient s’est écroulé. Après l’effondrement de l’ancien système, le calife omeyyade ‘Abd al-Malik a adapté les enseignements du prophète Mahomet pour en faire l’idéologie d’un nouveau gouvernement qui finirait par s’étendre de l’Afrique du Nord à l’Asie centrale. Décédé plusieurs décennies auparavant, Mahomet souhaitait utiliser ses visions pour former une communauté de croyants. Sa révélation ne laissait pas entendre que le système en place, fondé sur les empires romain et perse, allait bientôt être renversé. Mais des dirigeants incompétents avaient sapé la légitimité des empires perses et romains au cours d’années désastreuses de conflits armés. C’est ainsi que des groupes très soudés de disciples de Mahomet ont réussi à vaincre rapidement ces États défaillants. Alors que leur mouvement semblait sur le point d’imploser, ‘Abd al-Malik a reconnu la nécessité de reconstruire le centre de la société islamique et d’introduire de nouvelles règles pour la communauté afin qu’elle puisse aller de l’avant.

Parmi les facteurs qui ont bénéficié à Constantin et ‘Abd al-Malik dans la diffusion d’idées auparavant marginales, on trouve le contrôle effectif des médias disponibles pour la communication de masse –dont la monnaie portant leur message et les déclarations qui devaient être lues lors de festivités publiques. Un autre moyen de diffuser leur message se faisait par l’intermédiaire d’impressionnants projets de construction, comme la construction par ‘Abd al-Malik du Dôme du Rocher à Jérusalem. Ces monuments permettaient aux gens de visualiser le nouvel ordre politique comme quelque chose de stable.

L’utilisation habile des médias a été cruciale dans une autre grande perturbation qui a façonné l’histoire européenne : la Réforme protestante du début du XVIe siècle. Environ 70 ans avant que Martin Luther ne diffuse sur des affiches ses 95 thèses remettant en cause la notion de purgatoire – le lieu où les âmes doivent patienter avant d’aller au paradis – et la validité des indulgences que l’on peut acheter pour accélérer la traversée du purgatoire, Johannes Gutenberg avait inventé la presse à imprimer. Luther s’est avéré être un maître de ce nouveau moyen de communication, reconnaissant qu’une communication réussie devait être courte, précise et dans la langue de son public. L’Église catholique publiait toujours ses déclarations en latin. Luther disait aux gens qu’ils pouvaient recevoir la parole de Dieu en allemand.

Luther était un brillant polémiste portant un message puissant, mais il n’était pas isolé. Luther n’aurait pas survécu sans le soutien Frédéric de Saxe qui assurait sa protection avant ce moment décisif de 1517 où le polémiste entreprit de s’attaquer à la doctrine catholique. Frédéric est resté son protecteur même après le moment dramatique de 1521, lorsque Luther défia Charles Quint alors empereur du Saint-Empire romain germanique. Tenant tête à l’empereur et à sa cour, Luther refusa la rétractation de ses écrits.

Charles Quint était mal préparé. Il a grandi aux Pays-Bas, connaissait mal l’Allemagne et n’était qu’un adolescent lorsqu’il monta sur le trône. Les élites dirigeantes de la société allemande questionnaient ses capacités. Celles-ci s’inquiétaient également de la vente d’indulgences par l’Église catholique qui ponctionnait l’argent de l’Allemagne au moment même où l’empire avait besoin de financements supplémentaires pour mener d’éventuelles guerres destinées à stopper l’avancée des Turcs ottomans. L’Église catholique était aussi mise à mal par de nombreux témoignages sur la corruption papale.

Frédéric représentait les dirigeants politiques allemands qui avaient perdu confiance dans la direction politique du Saint-Empire romain germanique. L’idéologie alternative de Luther donnait à leur mouvement une substance qui manquait aux efforts précédents pour contenir le pouvoir des empereurs et des papes. Dans les décennies qui suivirent le défi lancé par Luther à l’empereur, les princes d’Allemagne inspirèrent d’autres mouvements protestants en Angleterre et aux Pays-Bas en formant une alliance politique leur permettant d’obtenir de Charles Quint la concession suivante : les États « protestants » pouvaient être des États légitimes.

En fin de compte, le bouleversement provoqué par le protestantisme allait mettre fin à la domination catholique sur la vie intellectuelle, ouvrir la porte à de nouvelles formes de recherche scientifique et permettre le développement d’États-nations en Europe. Autre conséquence de cette perturbation, elle allait permettre l’essor d’une nouvelle pensée basée sur la théorie politique classique plutôt que sur la Bible.

Plus d’un siècle après ces événements, le philosophe anglais John Locke a lui aussi défié les idées religieuses – et les événements qui ont suivi illustrent les principales caractéristiques de ce bouleversement. Locke entame ses Deux traités du gouvernement (1689) en démolissant la notion de droit divin des rois fondé sur une structure politique permise par Dieu, créateur du jardin d’Eden. Dans le deuxième traité, il développe son point de vue. Selon lui, la principale raison qui explique pourquoi les gens acceptent de se soumettre à un gouvernement est la préservation de leurs biens. Cette soumission n’est possible que s’il existe un « consentement commun » sur les standards en vigueur du bien et du mal. La tyrannie, écrit-il, est « l’exercice du pouvoir au-delà du droit ».

Selon Locke, une personne qui abuse de son pouvoir en l’étendant au-delà des normes approuvées par la communauté ne peut être dotée d’une autorité légitime. Cette idée a finalement contribué à justifier la rébellion des treize colonies anglaises d’Amérique du Nord contre le roi George III. Thomas Paine a popularisé une version radicale de la pensée de Locke dans son pamphlet à succès, Le Sens Commun (1776), dans lequel il défendait l’idée que la monarchie anglaise était illégitime – elle avait été imposée à une population non consentante.

George III disposait de la meilleure armée, mais la puissance militaire était insuffisante pour réprimer une rébellion inspirée par les idées puissantes de Locke et de ses disciples sur ce que devrait être une société juste. Tout aussi important pour le succès final des Américains, la création d’un groupe de personnages autour de George Washington, dont ses alliés Alexander Hamilton et James Madison. Ils savaient comment travailler ensemble pour transformer les idées abstraites des théoriciens politiques en institutions viables.

Les Américains qui contestaient l’autorité de George III étaient opposés à l’idée qu’un puissant gouvernement central leur donne des ordres. Mais ils se sont vite rendu compte que les Articles de la Confédération qui les avaient unis pendant la guerre étaient trop légers et s’avéraient insuffisants pour les unir dans le futur. La convocation d’une convention constitutionnelle afin de créer un nouveau gouvernement forme l’un des aspects cruciaux d’une grande perturbation réussie : elle crée un espace dans lequel les gens peuvent discuter de nouvelles idées. C’est précisément l’incapacité à maintenir un tel espace qui détruira les efforts pour former un nouveau gouvernement en France après la Révolution.

Lénine était un lecteur avide de l’histoire des événements survenus en France entre 1789 et l’émergence de Napoléon Bonaparte comme dirigeant du pays dix ans plus tard. Il y avait des parallèles significatifs entre la Russie et la France. Le tsar russe Nicolas II a sapé son régime en menant une guerre contre l’Allemagne, et le roi français Louis XVI a constamment sapé son propre gouvernement et ses alliés au cours des années suivant les États généraux, une assemblée gouvernementale convoquée en 1789. Le roi espérait résoudre une crise financière découlant du soutien appuyé de la France à la rébellion américaine contre la Grande-Bretagne. Mais le peuple avait déjà perdu confiance dans une cour qu’il considérait incapable et corrompue. La France n’avait pas développé d’institutions électives auparavant, de sorte que la cour française n’avait pas une idée claire de la manière de gérer les États généraux au moment de leur convocation.

Au fur et à mesure des événements, Louis XVI devint plus ou moins prisonnier de son propre palais. Des groupes hostiles à ses intérêts mirent en place une structure militaire alternative, une garde nationale. Ils commencèrent à rédiger une nouvelle constitution. Même dans cette situation, Louis XVI aurait pu survivre s’il avait accepté de passer du statut de monarque absolu à celui de monarque constitutionnel. Mais il en décida autrement. Il conspira avec d’autres monarques pour renverser le mouvement réformiste en France, s’attaquant ainsi aux centristes qui lui auraient permis de conserver son trône. Ce faisant, il déroula le tapis rouge à Maximilien Robespierre et à d’autres radicaux aux idées audacieuses pour qui la modération entravait la révolution. La révolution ne pouvait réussir que si les traîtres étaient éliminés et qu’un nouvel État, fondé sur la promotion de la vertu, remplaçait les constitutions civiques dysfonctionnelles ayant la faveur des modérés.

Fort d’une position dominante dans la politique française en tant que président d’un comité chargé de superviser l’effort de guerre du pays, Robespierre défendit et renforça son pouvoir en poussant la politique française à l’extrême. Il mit en place un processus quasi-judiciaire permettant d’exécuter rapidement les opposants politiques (y compris d’anciens alliés). Dépendant de la terreur pour soutenir sa vision d’une nouvelle société, Robespierre a détruit les institutions démocratiques qui émergeaient au cours des efforts répétés pour rédiger une nouvelle constitution française. Après l’exécution de Robespierre, la force de la révolution s’est dissipée, puis Napoléon a pris le pouvoir.

Cet exemple français montre une perturbation destructrice des anciennes institutions sans construction d’alternative durable. Il souligne l’importance de disposer d’un leadership politique doté d’une vision claire au moment où un système de gouvernement existant est renversé. C’est le type de leadership que Frédéric de Saxe a fourni, tout comme Constantin et ‘Abd al-Malik. Et la grande force des auteurs de la Constitution des États-Unis a été de comprendre qu’un changement radical pouvait être obtenu par le compromis. Comme l’a montré Robespierre, le recours à la violence pour imposer de nouvelles règles à la population est une recette désastreuse.

Quelle est la place de Lénine dans ce tableau ? À son retour en Russie, les institutions centrales du régime tsariste s’étaient effondrées et le gouvernement provisoire existant n’avait pas de mandat électoral. Lénine contrôlait le petit groupe de révolutionnaires qui prit la relève du mouvement ouvrier et partagea le pouvoir avec le gouvernement. Sans la capacité de Lénine pour organiser un cadre de subordonnés, la révolution qu’il espérait n’aurait pas eu lieu en octobre 1917.

Lénine parvint à conserver le pouvoir au cours d’une violente guerre civile. Il créa un appareil de police secrète responsable de milliers d’assassinats tandis que des millions d’autres personnes périrent dans les combats, de faim et de maladies. Il finit cependant par se rendre compte que les politiques qu’il avait utilisées en temps de guerre ne fonctionneraient pas en temps de paix. C’est cette capacité d’adaptation aux circonstances qui avait permis à d’autres dirigeants de réussir lors de précédents renversements. La Nouvelle Politique Économique de Lénine – essentiellement du capitalisme d’État – donnait aux gens un intérêt direct dans ce que l’on pourrait généreusement décrire comme un régime communiste alternatif. Mais Joseph Staline, alors successeur de Lénine, provoqua la destruction de la Nouvelle Politique Économique avec son programme de collectivisation forcée. Son régime homicidaire a fait en sorte que l’Union soviétique ne puisse jamais offrir une alternative viable au capitalisme occidental.

La montée du nazisme est une autre perturbation particulièrement brutale du XXe siècle. Le nazisme prend racine dans une théorie qui implique une concurrence inévitable entre nations. Au sein de chaque nation se jouait également une lutte permanente pour la survie et le gouvernement devait s’efforcer de soutenir les « gagnants » plutôt que les « perdants » de cette lutte ; de même il ne pouvait y avoir que des « gagnants » et des « perdants » entre nations, dans les affaires étrangères. Promulgué à l’origine par Herbert Spencer, ce point de vue est connu sous le nom de darwinisme social. Il a été soutenu par la pseudo-science de l’eugénisme développée par Francis Galton, contemporain de Spencer. Malgré sa nationalité anglaise, les théories de Spencer ont gagné en popularité aux États-Unis, un pays où les théories eugéniques de Galton étaient reprises pour soutenir des politiques d’immigration restrictives et la stérilisation des prisonniers par l’État pour cause de « déficience mentale ». Adolf Hitler faisait partie des gens qui trouvaient ces lois attrayantes.

Le succès politique d’Hitler s’explique en grande partie par le fait que des éléments de son discours sur la trajectoire de l’Allemagne – qu’elle aurait pu gagner la Première Guerre mondiale, qu’elle avait été poignardée dans le dos et que ses problèmes pouvaient être résolus en annulant le traité qui avait mis fin à la guerre – étaient déjà connus de l’électorat par d’autres sources. Ces déclarations étaient des mensonges, mais ces mensonges étaient populaires. La version extrême du darwinisme social raciste d’Hitler était initialement en marge de la pensée allemande, mais en raison de son anticommunisme, elle était tolérée en dehors des cercles nazis.

Cependant, un message anticommuniste soutenu par des mensonges ne suffirait pas à expliquer l’accession d’Hitler au pouvoir. À l’instar des bouleversements politiques précédents, celui-ci nécessitait la désintégration de la foi dans le gouvernement. Ici, la perte de confiance provenait en grande partie des politiques menées par le chancelier centriste allemand : en réponse à la Grande Dépression, il décida de suivre la sagesse conventionnelle en réduisant les dépenses publiques, augmentant ainsi l’impact de la récession et endommageant l’alliance centre-droite qui avait assuré son élection. À mesure que la dépression s’aggravait, le parti nazi d’Hitler attirait de plus en plus l’attention. Le parti était renforcé par le style vigoureux de campagne d’Hitler et sa capacité à utiliser les nouvelles technologies, en particulier la radio. Lorsque le président allemand Paul von Hindenburg nomma Hitler chancelier en janvier 1933, Hindenburg était convaincu qu’Hitler resterait contrôlable.

Il n’a pas fallu attendre plus de deux mois entiers pour qu’Hitler mette en place les conditions légales de sa dictature. Le parti nazi n’était pas encore reconnu comme une institution meurtrière quand, en 1936, le monde entier était réuni à Berlin pour célébrer les Jeux olympiques. Hitler ressemblait à d’autres conservateurs – le parallèle entre les lois Jim Crow aux États-Unis et la législation antisémite de l’Allemagne fut invoqué pour justifier la présence des États-Unis aux Jeux – et le parti nazi possédait de solides références anticommunistes. À cause de ces facteurs et de la crainte d’une nouvelle guerre, les gouvernements européens étaient réticents à l’idée de s’opposer à Hitler, jusqu’à ce que la guerre devienne inévitable.

Le renversement de la société mené par Hitler s’appuyait sur l’effondrement de la confiance dans les institutions, sur l’attrait de la nouvelle version promue par Hitler du nationalisme allemand pour une société en proie à l’effondrement économique et à la violence, et sur le haut niveau de discipline du mouvement nazi au sein duquel Hitler a constitué un noyau de dirigeants. De plus, son ascension a été favorisée par l’aveuglement de l’establishment politique.

Que peuvent nous apprendre les grandes perturbations historiques et leurs conséquences variées ? La valeur de l’histoire réside en ce qu’elle nous permet de détecter des modèles de comportement dans le présent qui ont produit de graves conséquences dans le passé.

Aujourd’hui, certains signes indiquent que les systèmes démocratiques libéraux états-unien et européen sont menacés. Le plus évident de ces signes se trouve dans la perte de confiance dans les institutions publiques. Des facteurs tels que la volonté des gouvernements occidentaux de permettre un appauvrissement généralisé, l’affaiblissement des organisations syndicales ainsi que l’incapacité à fournir des soins de santé adéquats et d’autres besoins élémentaires alimentent de puissants mouvements qui cherchent à saper le système politique dominant.

De même, les idées intellectuelles extrêmes alimentent ces mouvements politiques de plus en plus puissants. Certains de ces mouvements utilisent les idées du darwinisme social pour affirmer, par exemple, que l’immigration nuit à la protection sociale. En Europe, la normalisation de groupes nationalistes tels que celui qui soutient la candidature d’Éric Zemmour à la présidence française, ou le parti Fidesz de Viktor Orbán en Hongrie, menace les normes politiques établies. Au Royaume-Uni, certains partisans du Brexit ont traduit l’exceptionnalisme traditionnel anglais en une forme d’hypernationalisme dans des termes qui, comme ceux des partisans de l’ancien président américain Donald Trump, font écho aux doctrines du darwinisme social. La croyance répandue à de fausses informations, comme le mensonge qui présente Trump victorieux de l’élection de 2020, rappelle l’imaginaire fallacieux qui s’est répandu en Allemagne lors de l’arrivée au pouvoir d’Hitler. Pour colmater les fissures systémiques que sont les mensonges électoraux, les fantasmes sur l’immigration ou les mouvements anti-vaccination, les gouvernements occidentaux devraient reconnaître que la prévalence de cette pensée extrémiste est le signe de leur échec.

La voie du rétablissement de la foi – qui pourrait passer par le type de grande perturbation qui a préservé les sociétés de l’effondrement par le passé – offrira une aide réelle à ceux qui ont été laissés pour compte. Le principe sous-jacent de la démocratie libérale est à chercher dans le contrat entre le gouvernement et les gouvernés. Le gouvernement a la responsabilité de contrôler le pouvoir du secteur privé qui sape le bien-être public et répand des mensonges, tout comme il a la responsabilité de veiller à ce que les gens aient accès aux biens et services dont ils ont besoin. Cela nécessitera des pratiques très différentes de la politique habituelle. L’histoire nous apprend que lorsque la normalité échoue, le changement arrive.

Les signes montrent que nous sommes dans une période propice aux bouleversements. Mais quel type de perturbation l’emportera ?

Commentaire et traduction : Philippe Oberlé


  1. https://aeon.co/essays/a-history-of-disruption-from-fringe-ideas-to-social-change

  2. https://www.foreignaffairs.com/reviews/capsule-review/2021-08-24/disruption-why-things-change

  3. https://unctad.org/webflyer/technology-and-innovation-report-2021

  4. https://decarbonizeurope.org/

  5. https://sciences-critiques.fr/allons-nous-continuer-la-recherche-scientifique/

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