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Comprendre la fragile et instable mécanique du pouvoir

« Connais ton ennemi et connais-toi toi-même ; eussiez-vous cent guerres à soutenir, cent fois vous serez victorieux. Si tu ignores ton ennemi et que tu te connais toi-même, tes chances de perdre et de gagner seront égales. Si tu ignores à la fois ton ennemi et toi-même, tu ne compteras tes combats que par tes défaites. »

– Sun Tzu

« Une libération réelle et durable implique des changements significatifs des rapports de pouvoir à l’intérieur de la société, et pas simplement un changement de personnes. La libération devrait signifier que les membres de la population qui étaient dominés et affaiblis gagnent un plus grand contrôle sur leur vie et une meilleure capacité d’influencer les événements. »

– Gene Sharp

La plupart des problèmes sociaux et écologiques de notre époque n’ont rien à voir avec la nature humaine mais proviennent fondamentalement de la concentration du pouvoir dans les mains de grandes organisations (firmes multinationales, États industrialisés, institutions supranationales dites « non-majoritaires », crime organisé, etc.). Ce monopole du pouvoir repose presque entièrement sur la technologie moderne. Trouver une issue implique de définir la structure de ce pouvoir hiérarchique, de la disséquer pour en comprendre les lois. C’est ce que fait le politologue Gene Sharp dans son éclairant manuel de stratégie intitulé La lutte non violente : pratiques pour le XXIe siècle paru en 2005. Bien que Gene Sharp soit loin d’être un luddite, ses travaux méritent notre attention pour accroître l’efficacité de la résistance. En raison de la nature instable d’un pouvoir inégalement réparti dans la société, j’ai choisi la toupie du film Inception pour l’illustrer. Dans la réalité, la toupie finit toujours par tomber. Il n’y a que dans les rêves – ou les cauchemars, selon le point de vue – que la toupie se maintient indéfiniment.

Parfois surnommé le « Machiavel de la non-violence » ou le « Clausewitz de la guerre nonviolente » pour ses nombreux travaux sur les stratégies de lutte nonviolente contre les dictatures et les pouvoirs oppressifs, Sharp a fondé l’Albert Einstein Institution, une association à but non lucratif qui étudie et promeut les méthodes de résistance non violente dans les conflits. Pour construire des mouvements efficaces, l’auteur insiste sur le nécessaire travail de préparation et d’organisation, ainsi que sur le besoin impérieux d’incorporer une réflexion stratégique à la résistance. Pour appuyer son propos, Gene Sharp analyse une vingtaine de luttes nonviolentes qui ont traversé le XXe siècle, de la révolution russe de 1905 à la Place Tienanmen en passant par le Printemps de Prague et les freedom riders du mouvement américain des droits civiques. Dans la première partie du livre, il rappelle la nature instable du pouvoir politique et fait une critique de l’idée simpliste mais répandue selon laquelle le pouvoir de l’État reposerait sur le seul monopole de la violence (critique discutable, j’y reviens plus loin). Il fournit ensuite une liste des différentes « sources du pouvoir ».

Une critique qu’on pourrait faire du livre est le parti pris évident de son auteur pour la nonviolence. Or Clausewitz nous dit bien que « la guerre est une simple continuation de la politique par d’autres moyens », et qu’« il est impossible d’introduire dans la philosophie de la guerre un principe de modération sans commettre une absurdité. » Toute opposition dogmatique entre tactiques non violentes et tactiques violentes est par essence absurde. Le type d’organisation (à visage découvert ou clandestine) ainsi que la recherche de l’efficacité doivent guider le choix de tel ou tel moyen d’action. Cela suppose d’analyser l’histoire des luttes pour éviter de répéter les erreurs commises par nos prédécesseurs, mais aussi de pratiquer constamment une démarche qui, dans le monde de l’entreprise, et particulièrement celui des startups, est appelée « Test & Learn[1] (« essayer et apprendre »).

Selon Gene Sharp :

« Les personnes qui se retrouvent au pouvoir ne possèdent pas personnellement le pouvoir de contrôler, d’administrer et de réprimer qu’elles exercent. La somme de pouvoir qu’elles possèdent dépend de la somme de pouvoir que la société leur accorde. »

Ci-après, les six « sources de pouvoir » listées par Gene Sharp, avec mes commentaires.

« 1. L’autorité : on peut aussi l’appeler la légitimité. Caractéristique qui fait que les jugements, décisions, conseils et ordres de certains individus et institutions sont acceptés comme justes et sont donc exécutés par les autres, qui obéissent ou coopèrent. L’autorité est acceptée volontairement par la population, elle est donc présente sans qu’on impose des sanctions (ou punitions). Les détenteurs de l’autorité n’ont pas besoin d’être réellement supérieurs. Il suffit que l’individu ou son groupe soit perçu et accepté comme supérieur. L’autorité est à l’évidence une des sources principales du pouvoir politique, mais elle n’est pas le pouvoir. »

En 2022, le baromètre Edelman a évalué que les dirigeants politiques, les journalistes et les patrons étaient les figures d’autorité les plus discréditées aux yeux des populations[2]. A contrario, les scientifiques sont considérés comme l’autorité la plus digne de confiance. Rien d’étonnant donc à ce que des ingénieurs, des économistes, des scientifiques et des experts en tous genres soient de plus en plus mis en avant par les médias. Ils ont pour mission de créer le consentement des masses pour la plus importante cure d’austérité de l’histoire vendue sous les noms trompeurs de « résilience », « planification écologique » ou encore « décroissance planifiée ».

« 2. Les ressources humaines : le pouvoir des dirigeants est affecté par le nombre de personnes et de groupes qui leur obéissent, coopèrent avec eux ou les aident à accomplir leurs volontés. On y inclut la proportion de ces personnes ou groupes dans la population générale, et l’étendue, les formes et l’indépendance de leurs organisations. »

Deux groupes sont déterminants pour assurer la reproduction d’une répartition inégale du pouvoir : l’armée et la police. La fin de leur coopération signe en général l’arrêt de mort de la structure hiérarchique en place. L’usage de la grève générale est typiquement une tactique de non-coopération utilisée par des groupes (syndicats par exemple) qui cherchent, en perturbant les flux matériels vitaux pour l’économie, à instaurer un rapport de force avec les grandes entreprises et l’État.

« 3. Les compétences et connaissances : le pouvoir des dirigeants est affecté par les compétences, les connaissances et les capacités fournies par des personnes et groupes de la société ainsi que par le lien entre ces compétences, connaissances et capacités et le besoin qu’en ont les dirigeants. »

Pour illustrer ici, on peut donner l’exemple de la recherche sur le cerveau humain. Les découvertes scientifiques sur le fonctionnement de la psychologie humaine sont systématiquement mises à profit par les entreprises et les États pour manipuler les gens. L’ingénierie sociale, autrement dit le façonnement du comportement humain, constitue une nécessité vitale pour toute société inégalitaire. Sur ce sujet, le cas du publicitaire Edward Bernays, qui a utilisé les théories de son oncle Sigmund Freud pour sa carrière professionnelle, est édifiant[3]. Il y a un lien évident entre la production de connaissances par la recherche scientifique et le phénomène d’accroissement/concentration du pouvoir auquel on assiste depuis la première révolution industrielle.

Si les compétences et connaissances donnent du pouvoir, leur absence est un sérieux handicap pour tout groupe cherchant à modifier la structure actuelle du pouvoir. Au sujet des Gilets jaunes, le consultant en stratégie Michel Goya remarque une absence de « théorie générale » et de « stratèges pour atteindre un “état final recherché[4]” ». Dans un autre registre, il suffit de se rendre à une réunion d’un groupe local d’Extinction Rebellion, de leur demander des informations sur leur vision, leur objectif et leur stratégie, pour avoir un aperçu du manque cruel de théorie du changement et de culture stratégique chez les écologistes.

« 4. Les facteurs intangibles : les facteurs psychologiques et idéologiques contribuent au pouvoir des dirigeants, comme les habitudes et attitudes d’obéissance et de soumission, la présence ou l’absence d’une religion ou d’une idéologie commune ou d’un sens du devoir. »

Comme le note Edward Bernays, l’adhésion à une idéologie commune est essentielle pour assurer la stabilité du système, et donc la reproduction de l’ordre social dominant :

« Compte tenu de l’organisation sociale qui est la nôtre, tout projet d’envergure doit être approuvé par l’opinion publique. Autrement dit, le mouvement le plus admirable risque de passer à la trappe s’il ne réussit pas à marquer les esprits[5]. »

La propagande semble fonctionner seulement lorsqu’elle permet de donner un minimum de cohérence à l’environnement matériel qui nous entoure. C’est ce que note le théoricien en relations internationales Philippe Braillard dans son étude de la propagande effondriste du Club de Rome, un think tank fondé en 1972 par des scientifiques, des technocrates et des industriels :

« Le mythe du progrès, de la croissance sans fin, a certainement rempli au XXe siècle, et tout particulièrement après la Seconde Guerre mondiale, cette double fonction de cohérence et de cohésion. Il continue d’ailleurs aujourd’hui à le faire en partie. Il semble cependant que le mythe de la fin soit actuellement mieux en mesure d’assurer cette fonction. En effet, le mythe du progrès permet de moins en moins de donner une signification cohérente au monde d’aujourd’hui et à son évolution, car il demeure trop de résidus, trop de faits et de tendances qui sont irréductibles à une telle vision, qui n’y trouvent pas leur place ni leur justification. Ainsi, la pollution, la surpopulation, la déception face à la technologie, l’écart croissant entre le Nord et le Sud, la vie de plus en plus difficile dans les grandes agglomérations urbaines, la violence, etc. D’où le besoin de changer de mythe, de recourir à un autre cadre d’interprétation du monde[6]. »

La leçon à en tirer, c’est que la propagande sert principalement à fournir une explication au cadre matériel – les moyens de production, les infrastructures du système techno-industriel et leurs effets socioécologiques – sur lequel repose l’ordre social dominant, mais aussi et surtout à le rendre légitime aux yeux de l’opinion publique. En outre, l’histoire tend à montrer que des idées autrefois marginales deviennent dominantes seulement à la suite de chocs qui produisent un impact matériel sur la société. Si la Russie cible les infrastructures ukrainiennes, et notamment le réseau électrique, c’est pour une bonne raison[7].

« 5. Les ressources matérielles : les biens, ressources naturelles, ressources financières, le système économique, les moyens de communication et de transports. Le degré de contrôle que le dirigeant exerce, ou n’exerce pas, sur ces ressources aide à déterminer l’étendue ou les limites de son pouvoir. »

C’est probablement le facteur décisif, le pilier principal sur lequel repose la structure hiérarchique du pouvoir, et j’avoue avoir du mal à comprendre pourquoi Gene Sharp le place seulement en cinquième position. En étudiant un peu l’histoire des États prémodernes, on s’aperçoit que l’élite confisque le pouvoir des masses – à l’époque principalement constituées de paysans – en les dominant matériellement, c’est-à-dire par les armes et l’usage de la violence organisée[8]. L’historien Walter Scheidel fait l’observation suivante :

« Nombre des États prémodernes manquaient de pouvoir infrastructurel, c’est-à-dire de cette capacité à pénétrer la société et à mettre des politiques en œuvre. Les communautés étaient en grande partie autonomes, à peine tenues en bride par un pouvoir dominant centralisé, de taille relativement réduite et souvent éloigné géographiquement[9]. »

L’avènement des États modernes a été marqué par la politique d’industrialisation et de construction du « pouvoir infrastructurel » menée par les élites. Celle-ci a considérablement renforcé leur domination matérielle en y ajoutant une dépossession totale des moyens de subsistance pour la majorité de la population des pays industrialisés. C’est encore lesdites élites qui l’expriment le mieux : « Nous ne pouvons pas nous permettre de laisser un milliard de personnes sans accès à l’énergie, car elles restent en dehors du marché[10] ! »

Une population dépendante d’un tel système est aussi vulnérable qu’un nouveau-né tout juste sorti du ventre de sa mère. Inutile de préciser que changer les gens à la tête des organisations qui reposent sur une telle infrastructure matérielle ne permettra en aucun cas de remédier à la structure actuelle du pouvoir.

« 6. Les sanctions : on les a décrites comme une “contrainte à l’obéissance”. Le type et la portée des sanctions ou punitions dont disposent les dirigeants, contre leurs propres sujets ou lors de conflits avec d’autres dirigeants, sont une source majeure de pouvoir. Les dirigeants recourent aux sanctions pour renforcer l’acceptation volontaire de leur autorité et l’obéissance à leurs ordres. Les sanctions peuvent être violentes ou nonviolentes. Elles peuvent viser à punir ou à dissuader de désobéir à l’avenir. Les sanctions intérieures violentes, comme les emprisonnements ou exécutions, servent en général à punir ou à prévenir les actes de désobéissance et non à réaliser l’objectif d’un ordre préalable. Les sanctions militaires peuvent servir à se défendre contre des ennemis étrangers ou les dissuader ou pour combattre une forte opposition interne. »

On peut par exemple citer les « sanctions de destruction massive » imposée à l’Irak par l’ONU sous l’influence et le commandement des États-Unis entre 1990 et l’invasion de 2003, sanctions qui auraient indirectement causé la mort d’un million d’Irakiens (dont 500 000 enfants[11]). Mais la répression est un outil à double tranchant pour les élites au pouvoir. Des sanctions extrêmes ou perçues comme injustes pourraient contribuer à saper l’autorité de la hiérarchie en place. C’est pourquoi un mouvement de résistance a tout intérêt à provoquer et harceler le pouvoir en place pour qu’il commette des erreurs.

Philippe Oberlé


  1. https://www.leblogdudirigeant.com/la-methode-test-learn-definition-avantages-et-application/

  2. https://www.weforum.org/agenda/2022/01/edelman-trust-barometer-2022-report/

  3. Voir l’excellent documentaire du réalisateur Adam Curtis The Century of the Self diffusé dans les années 2000 par la BBC : https://youtu.be/8Tt9hRY7Uk8

  4. https://lavoiedelepee.blogspot.com/2019/01/le-mouvement-des-gilets-jaunes-comme.html

  5. Edward Bernays, Propaganda : comment manipuler l’opinion en démocratie, 1928

  6. Philippe Braillard, L’imposture du Club de Rome, 1982

  7. https://www.hrw.org/fr/news/2022/12/06/ukraine-les-attaques-russes-contre-le-reseau-electrique-menacent-les-civils

  8. Voir par exemple Walter Scheidel, Une histoire des inégalités : de l’âge de pierre au XXIe siècle, 2021

  9. Ibid.

  10. Discours prononcé par Christiana Figueres lors de la Cimate Week NYC à New York en septembre 2014. Christiana Figueres était à ce moment-là secrétaire exécutive de la Convention-cadre des Nations Unies sur le changement climatique (de 2010 à 2016). J’ai traduit l’essentiel du discours ici : https://greenwashingeconomy.com/nous-redigeons-un-business-plan-pour-le-monde-par-christiana-figueres/

  11. David Peterson et Edward S. Herman, Déni de réalité : Steven Pinker et le mythe du déclin de la violence humaine, 2012

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