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La culture, moteur de l’évolution sur Terre

« Les dernières décennies ont révélé que l’apprentissage social et la transmission des traditions culturelles sont beaucoup plus répandus dans le règne animal que ce que l’on soupçonnait auparavant, affectant de nombreuses formes de comportement fonctionnel et créant une forme secondaire d’évolution qui s’ajoute à la forme primaire mieux connue basée sur la génétique[1]. »

– Andrew Whiten, Francisco J. Ayala, Marcus W. Feldman, et Kevin N. Laland, « The extension of biology through culture », revue PNAS, 2017.

Après avoir nié son existence durant des décennies, les scientifiques découvrent enfin que la culture influence considérablement l’évolution du vivant. En explorant la vie intime des cachalots, des perroquets aras et des chimpanzés, l’écologue écrivain Carl Safina révèle dans À l’école des animaux (2020) cette facette du monde vivant délibérément ignorée par la science. En effet, les biologistes influents décrivent l’histoire naturelle comme un mouvement mécanique où les espèces « gagnantes » sont celles qui exploitent mieux l’énergie disponible dans leur environnement que les espèces « perdantes » ; les espèces sont réduites à un ensemble uniforme de clones ou de machines programmé par un code – le génome – dans l’unique but de transmettre cette information génétique aux générations suivantes.

Pourtant, selon le biologiste Kevin Laland :

« Dans son livre On Human Nature (1978), le biologiste évolutionniste Edward O. Wilson affirmait que la culture humaine est tenue en laisse par la génétique. Cette métaphore était contestée pour deux raisons. Premièrement, comme nous le verrons plus loin, la culture tient tout autant les gènes en laisse. Deuxièmement, s’il doit exister des caractères génétiques facilitant l’apprentissage culturel, peu de différences culturelles peuvent être expliquées par des différences génétiques sous-jacentes[2]. »

Les formes de vie complexes apprennent et se transmettent des connaissances essentielles à leur survie au sein d’un habitat donné. Pour la même espèce, ces connaissances apprises socialement varient en fonction des habitats, et parfois au sein du même habitat. Au sein d’une même espèce, différents groupes aux traditions culturelles variables se forment et ont tendance à s’éviter. Le concept d’identité n’est pas l’apanage de l’espèce humaine, de même que le sens de l’esthétique. Les animaux savent reconnaître et apprécier la beauté, effectuant des choix arbitraires en ce sens qui peuvent conduire à l’émergence de nouvelles espèces. L’évolution du vivant sur Terre est infiniment plus complexe que l’inepte discours dominant dépeignant une guerre permanente pour la survie du plus apte. Il s’agit seulement d’une transposition du fonctionnement de la civilisation industrielle à celui de la nature, en somme, un ethnocentrisme appliqué à l’ensemble du monde vivant. Mais la civilisation produit de l’uniformité biologique et culturelle, et l’évolution, de la diversité biologique et culturelle[3]. Donc il y a manifestement un problème avec le discours hégémonique en Occident de l’histoire des espèces, et par extension, avec celui relatant l’histoire de l’espèce humaine.

Pour Carl Safina, l’aptitude à reconnaître et apprécier la beauté – « l’agentivité esthétique » – a probablement guidé l’évolution pour produire le « miracle » qui nous sert de maison.

« Le goût du beau est une faculté profonde, qui nous a été léguée par un passé d’une inconcevable ancienneté et que partagent à différents degrés de nombreuses créatures. Il me semble que le sentiment du beau existe pour permettre aux êtres vivants de se sentir chez eux, heureux et en vie, ici, sur notre Terre. S’il existe un plus grand miracle que l’existence de la vie, c’est que la Vie a créé pour elle-même le sentiment de la beauté. »

Malgré le titre original « Becoming Wild » étrangement traduit par « À l’école des animaux » dans sa version française – l’éditeur allemand a préféré Der Kultur der wilden Tiere (« La culture des animaux sauvages ») – et une traduction parfois trop littérale comptant quelques erreurs, ce livre vaut le détour. Pour Pierre Jouventin, directeur de recherche émérite au CNRS, Carl Safina est un « excellent pédagogue » qui « sait rendre compréhensibles et amusants des concepts complexes de biologie évolutive et d’écologie comportementale[4]. » Professeur d’écologie à la Stony Brook University de New York et auteur de plusieurs ouvrages à succès, Carl Safina mêle connaissances scientifiques, poésie et philosophie. La structure du livre en trois parties – la « famille », la « beauté » et la « paix » chez les animaux – dénote par rapport à d’autres ouvrages de spécialistes qui accuseront certainement Carl Safina d’anthropomorphisme – « l’attribution d’émotions humaines à des créatures non humaines ». Il s’en défend : « Je n’attribue rien. J’observe. » Carl Safina se différencie de ses collègues qui brillent bien souvent par leur arrogance extrême et leur cécité chronique (voir les âneries du célèbre biologiste Edward O. Wilson dans son livre Half-Earth[5]). La science moderne réduit généralement la biosphère à une gigantesque machinerie dont on pourrait comprendre le fonctionnement – et éventuellement prendre le contrôle – en décrivant ses rouages faits de réactions chimiques et de lois physiques.

« [La séquestration du carbone par l’intermédiaire des interactions entre êtres vivants] n’a rien à voir avec Gaïa ni avec un massage aux herbes ; c’est de la chimie et de la physique[6]. »

– Greg Asner, co-auteur du Global Deal for Nature, un accord international soutenu par de nombreux industriels, institutions étatiques et supra-étatiques, mais très critiqué par les défenseurs des peuples premiers et quelques rebelles dans le milieu de la conservation de la nature.

« La science moderne apparente l’être humain à une machine, ça ne fait aucun doute[7]. »

– Rodney Brooks, ancien professeur de robotique au MIT.

Au sein de la communauté scientifique, il existe pourtant depuis plusieurs années un débat sur la nécessité d’une mise à jour de la théorie de l’évolution pour y intégrer les effets du développement des organismes et de l’information apprise et transmise au sein des groupes sociaux. La revue Nature publiait par exemple en 2014 un article intitulé « Does evolutionary theory need a rethink ? » où le biologiste évolutionniste Kevin Laland et ses collègues dénonçaient les angles morts de « la théorie dominante de l’évolution » qui, depuis des décennies, « s’est concentrée presque exclusivement sur l’héritage génétique et les processus qui modifient les fréquences des gènes[8]. »

Carl Safina montre qu’à la biodiversité (ou diversité biologique) s’ajoute un autre niveau de diversité largement passé sous silence, la diversité culturelle. Si cela est vrai pour de très nombreux mammifères, dont nos plus proches parents les chimpanzés, ça l’est tout autant pour Homo sapiens. Le Progrès, le développement, ce processus d’acculturation que subit l’humanité sous l’influence croissante des forces marchandes et technologiques, uniformise le monde depuis plusieurs siècles ; biologiquement, en exterminant les espèces non humaines incapables de s’adapter aux perturbations permanentes et croissantes générées par le progrès technique ; et culturellement, en exterminant les cultures non humaines et humaines. De nombreux peuples (Waorani, Kayapo, Lakota, etc.) résistent depuis maintenant plus de 500 ans à ce génocide qui s’est grandement accéléré au cours de l’âge industriel[9]. La civilisation industrielle n’est pas le produit de la nature humaine, mais d’une unique culture détraquée enfantée par une poignée d’élites européennes[10] déconnectées de la réalité qui reproduisent leur culture – donc leur statut et leurs privilèges – en amalgamant civilisation et évolution. La diversité humaine montre qu’il existe une infinité d’autres manières de faire société et d’habiter ce monde. Pour terminer, si l’évolution produit de la diversité biologique et culturelle, et si la civilisation industrielle fait exactement l’inverse[11], on peut raisonnablement conclure que la civilisation industrielle est la plus grande régression depuis l’aube de l’humanité.

Extrait du livre de Carl Safina :

« Quand nous pensons à la culture, c’est avant tout aux cultures humaines, à notre culture. Nous pensons à des ordinateurs, à des avions, des modes, des équipes sportives et des pop stars. Pendant la majeure partie de l’histoire culturelle humaine, rien de tout cela n’a pourtant existé. Pendant des centaines de milliers d’années, aucune culture humaine n’a eu d’outil à éléments mobiles. Jusqu’à une date avancée du XXe siècle, des tropiques à l’Arctique, les membres de différentes cultures humaines, en quête de nourriture, ont continué à utiliser des outils de pierre, de bois et d’os dans leur recherche alimentaire. Nous pouvons plaindre les chasseurs-cueilleurs pour la simplicité étriquée de leur existence, mais nous aurions tort. Ils détenaient un riche savoir, connaissaient les secrets profonds de leurs territoires et des créatures qui y vivaient. Et ils menaient des existences riches et gratifiantes ; nous le savons parce que lorsque leurs habitudes ont été menacées, ils ont lutté jusqu’à la mort pour les conserver. Malheureusement, c’est encore vrai de nos jours, où les dernières populations tribales battent en retraite devant les exploitations minières et forestières, devant les éleveurs de bétail et les planteurs qui font plus grand cas de l’argent que de l’humanité –  la caractéristique la plus marquante peut-être de notre culture. Nous vivons la fin de leur temps et, à divers degrés, nous contribuons tous à cette fin. En dernière analyse, nos valeurs pourraient même se révéler autodestructrices.

On a sous-évalué l’importance de la diversité culturelle dans la famille humaine. De nombreuses cultures ont disparu. Quant à l’importance de la culture dans le monde non humain, elle est passée quasiment inaperçue. La prise de conscience de cette lacune n’en est encore qu’à ses balbutiements. Au cours de la dernière trentaine d’années, on a considéré que la diversité de l’ensemble des êtres vivants, la “biodiversité”, se manifestait à trois niveaux majeurs : la diversité génétique au sein de chaque espèce, la diversité entre les espèces et la diversité des habitats (prairies, forêts, déserts, océans, etc.). Il existe pourtant un quatrième niveau de diversité vivante, que l’on commence à peine à reconnaître : la diversité culturelle. La culture se définit par un ensemble de savoirs et de compétences qui se transmettent d’un individu à l’autre et de génération en génération. Elle s’acquiert socialement. Les individus l’apprennent d’autres individus. C’est un savoir qui ne découle pas du seul instinct. Les gènes ne participent pas à sa transmission. La culture, c’est ce qui est appris et partagé. Nos études de la diversité du vivant commencent à peine à admettre que ce qui est appris et partagé est souvent essentiel à la survie.

Un bébé cachalot a beaucoup de choses à apprendre. L’art de la plongée en profondeur s’acquiert avec le temps. Les jeunes s’y initient en accompagnant leur mère et d’autres adultes. Avant d’être capables d’utiliser leur propre sonar, ils écoutent probablement les retours d’échos des sonars des membres adultes de leur famille, ils en tirent des informations et assimilent les sons de détection, et ceux de poursuite. D’autres questions exigent également des réponses. Au milieu de ces courants et de ces pentes sous-marines, où la chasse est-elle la plus fructueuse ? Comment voyageons-nous ? Où allons-nous aux changements de saison ? Peut-être tout cela doit-il être appris. Peut-être, toujours comme les éléphants, se fient-ils aux connaissances de leurs aînés pour savoir où se diriger lorsque la nourriture vient à manquer. Mais comment pouvons-nous, nous, humains, repérer parmi les comportements et les compétences des cachalots ceux qui n’existent que parce qu’ils ont été appris d’autrui ?

Un comportement est culturel dès qu’il ne s’agit pas d’une pratique universelle. Tout le monde mange ; manger n’est donc pas culturel. Tout le monde ne mange pas avec des baguettes ; les baguettes font donc partie de la culture. Tous les chimpanzés grimpent aux arbres ; ce n’est pas culturel. Certaines populations de chimpanzés cassent des fruits à coque avec un marteau et une enclume de pierre, mais toutes les populations qui vivent dans des lieux où poussent des fruits à coque ne les cassent pas. C’est culturel. Les variations de coutumes, de traditions, de pratiques et d’outillage en fonction des groupes, ces différences révèlent ce qui est culturel. »


  1. https://www.pnas.org/doi/10.1073/pnas.1707630114

  2. https://greenwashingeconomy.com/une-mise-a-jour-de-la-theorie-de-levolution-est-necessaire/

  3. https://www.partage-le.com/2021/11/25/evolution-contre-civilisation-diversite-contre-uniformite-philippe-oberle/

  4. https://www.pourlascience.fr/sd/ethologie/a-l-ecole-des-animaux-22282.php

  5. https://greenwashingeconomy.com/half-earth-sanctuariser-la-moitie-de-la-terre-un-projet-utopique-ecofasciste-et-technocratique/

  6. https://www.globaldealfornature.org/science/

  7. Extrait d’un entretien diffusé dans le documentaire Welcome to the machine réalisé par Avi Weider.

  8. https://www.nature.com/articles/514161a

  9. https://www.cambridge.org/core/journals/evolutionary-human-sciences/article/cultural-extinction-in-evolutionary-perspective/035F093515E2A445FCA0D78DA542075B

  10. Voir Thomas C. Patterson, L’invention de la civilisation occidentale, 1997.

  11. https://www.partage-le.com/2021/11/25/evolution-contre-civilisation-diversite-contre-uniformite-philippe-oberle/

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