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Éliminer l’agriculture industrielle est une question de survie

« Personne n’a jamais vu de loups abandonner un parc rempli de moutons tant qu’ils ne sont pas rassasiés ou tant qu’on ne les a pas fait fuir à coups de fusil. »

– Vo Nguyen Giap, général vietnamien vainqueur des armées coloniales française et américaine.

L’agriculture technologique et industrielle est à la fois génocidaire et écocidaire. Elle détruit la diversité du vivant, élimine le travail humain, produit globalement moins de 8 % de la nourriture destinée aux humains et condamne 3,9 milliards de personnes à la sous-alimentation/malnutrition.

Lorsqu’on défend le démantèlement complet du système technologique né de la première révolution industrielle, les laudateurs du Saint Progrès nous qualifient régulièrement de fous dangereux génocidaires voulant la mort de milliards de personnes. Mais comment la chute de l’agriculture industrielle pourrait-elle éradiquer la majorité de l’humanité quand celle-ci ne produit que 6 à 7 % de la nourriture destinée aux humains au niveau mondial ? Pour arriver à ce minable résultat, le système industriel est en sus parfaitement inefficace dans l’utilisation comme dans l’allocation des ressources, comme le montre l’économiste Hélène Tordjman :

« L’agriculture paysanne produit 70 à 75 % de la nourriture consommée mondialement sur un quart des terres cultivées, alors que l’agriculture industrielle en produit de 25 à 30 % sur trois quarts des terres cultivées. De plus, parmi ces 25-30 % de production industrielle, 44 % vont à la nourriture animale, 23 % sont perdus (dans le transport, le stockage, ou finissant dans les poubelles des consommateurs), 9 % sont dédiés aux agrocarburants ; seulement 24 % vont directement dans les assiettes des gens, c’est-à-dire 6-7 % de la nourriture mondialement produite. Ainsi, pas besoin d’OGM ni d’agriculture connectée pour augmenter la quantité de nourriture au niveau mondial : il suffirait de modifier l’affectation des sols en faveur des petites fermes familiales et d’arrêter de toute urgence le développement des biocarburants, bioplastiques et autres produits biosourcés. Si l’on allouait ne serait-ce que 50 % des terres cultivées à l’agriculture paysanne, au lieu des 25 % actuels, on doublerait presque la quantité de nourriture produite mondialement. »

La propagande de l’industrie des biotechnologies invitant l’humanité à devenir strictement végétarienne (voire végane) se base sur une analyse pour le moins biaisée, niant la formidable diversité des systèmes alimentaires hors Occident industrialisé. Un article paru fin 2021 dans la revue scientifique The Conversation précisait que les données souvent utilisées pour dénoncer l’élevage provenaient dans leur écrasante majorité des exploitations « commercialement viables » d’Europe et d’Amérique du Nord[1]. Seulement 0,4 % des études de ce genre concernent l’Afrique alors que 268 millions de personnes y vivent du pastoralisme selon la FAO[2].

L’agriculture industrielle aspire des quantités phénoménales de capitaux pour remplacer le travail physique par du travail mécanique :

« Par ailleurs, l’agriculture industrielle est très gourmande en capital, et le devient de plus en plus avec l’extension de l’agriculture connectée. Cela induit un cercle vicieux, puisque plus les investissements dans les exploitations sont importants, plus celles-ci doivent s’agrandir pour amortir ces dépenses, et plus elles sont grandes, plus elles doivent mécaniser : les petites fermes ne peuvent soutenir la compétition et disparaissent. Au niveau de la recherche et développement (environ 50 milliards de dollars annuels), 99 % vont à l’agriculture industrielle et seulement 1 % à l’agroécologie. »

Résultat, plus de 27 fermes disparaissent en moyenne chaque jour en France. Entre 2010 et 2020, leur nombre a chuté de 490 000 à 389 000[3] (-21 %). Côté humain, plus de 370 agriculteurs se suicident chaque année en France[4]. Cette crise humanitaire mondiale, que l’on doit à la fameuse « révolution verte » encensée par les programmes scolaires, touche aussi l’Inde, l’Australie, le Royaume-Uni ou les États-Unis[5].

Hélène Tordjman poursuit sa démonstration sur la nuisance industrielle en montrant que les machines rendent le travail humain obsolète :

« Concernant le travail, l’agriculture paysanne est intensive en main-d’œuvre, alors que l’un des buts de l’agriculture industrielle est de se débarrasser du travail humain. Une extension des pratiques paysannes et un maintien des savoirs associés auraient pour conséquence d’offrir bon nombre d’emplois, dans une situation où le chômage est un problème structurel, au Nord comme au Sud. Le passage d’un système industriel à un système agroécologique en France permettrait de créer au moins un million d’emplois, et sans doute beaucoup plus. À ce propos, la dérogation récente à l’interdiction des néonicotinoïdes accordée à la filière betteraves au nom de l’emploi (été 2020) est un non-sens et témoigne de la courte vue de ceux qui nous gouvernent, puisqu’elle est destinée à soutenir un système qui vise à détruire des emplois. De plus, alors que les emplois dans le système industriel sont pauvres, des travaux de simples exécutants, le travail en agroécologie mobilise des compétences riches et complexes, c’est un travail créatif qui favorise l’autonomie humaine. »

L’uniformisation des semences provient elle aussi d’une volonté d’adapter le vivant à la machine :

« Au niveau des semences, le constat est similaire : homogénéité et uniformité du côté industriel (137 espèces cultivées) ; richesse et diversité du côté paysan (7 000 espèces, dont des cousines sauvages des espèces cultivées). Rappelons que le changement climatique et le déclin de la biodiversité représentent un défi majeur pour la pérennité de l’agriculture, qu’il va falloir adapter les variétés végétales à l’évolution des conditions pédoclimatiques et que, pour ce faire, une base génétique variée est fondamentale. Les variétés sauvages voisines des variétés cultivées sont dans cette perspective de première importance. Rappelons aussi que, depuis le début du XXe siècle, avec le développement de l’agriculture industrielle, le monde a perdu 75 % de sa biodiversité cultivée. Il en va exactement de même pour l’élevage et les races animales.

Enfin, concernant les ressources en eau douce utilisées dans le monde par l’agriculture, elles s’amenuisent et deviennent un enjeu de plus en plus crucial ; l’agriculture industrielle en utilise 80 %, et seulement 20 % vont à l’agriculture paysanne. »

La civilisation industrielle uniformise le monde alors que l’évolution naturelle produit de la diversité[6]. Par conséquent, la civilisation est une aberration, en particulier à cause du phénomène urbain (voir Guillaume Faburel[7]).

Hélène Tordjman poursuit :

« On a donc ici ce que les économistes appellent une mauvaise allocation des ressources. La théorie économique standard suppose que le marché permet une allocation optimale des ressources. Les chiffres qui précèdent montrent qu’il n’en est rien. L’agriculture industrielle consomme la grande majorité des ressources et nourrit un tout petit nombre de gens, alors que c’est l’inverse pour l’agriculture paysanne. En plus, cette nourriture industrielle est de mauvaise qualité, pauvre en nutriments (selon les espèces, entre 5 et 40 % de moins que des espèces cultivées dans les petites fermes) et à l’origine de graves problèmes de santé publique (diabète de type 2, maladies cardiovasculaires, obésité et bon nombre de cancers dus aux pesticides, engrais synthétiques et autres perturbateurs endocriniens). L’étude d’ETC Group mentionne un document de l’OCDE qui évalue à 2 trillions de dollars le coût global de la seule obésité, cette dernière engendrant par ailleurs une baisse de l’espérance de vie d’environ dix ans, comme la cigarette. Pour achever ce sinistre tableau, l’agriculture industrielle est à l’origine de 90 % des émissions de gaz à effet de serre du secteur agricole et alimentaire (engrais, machines de plus en plus grosses, chaîne du froid, transports longue distance, élevages « de mille vaches », processus de transformation de plus en plus long – avec les aliments hyper-transformés).

Bref, les solutions sont là, à notre portée. Cela fait déjà longtemps que l’on sait les catastrophes induites par le système alimentaire industriel, et ce, au plus haut niveau, comme on sait ce qu’il faudrait faire. »

Au vu des données disponibles actuellement, présenter les systèmes marchands et industriels comme un modèle d’efficacité et une réussite pour nourrir l’humanité s’apparente à une mauvaise blague. Dans un rapport publié en 2017, l’ONG ETC Group note :

« En résumé, il faut retenir qu’au moins 3,9 milliards de personnes sont affamées ou malnutries parce que la Chaîne [alimentaire industrielle] est trop complexe, qu’elle vend ses produits à des prix largement prohibitifs, et qu’elle n’est tout simplement pas en mesure de nourrir la planète — même après avoir essayé pendant 70 ans[8]. »

L’ETC Group ajoute, tout en donnant plusieurs exemples, que « les causes de la faim sont structurelles et historiques » et n’ont donc rien à voir avec un manque d’innovation technologique ni avec un prétendu « sous-développement ». Rappelons ici que certains peuples non étatiques n’ont pas d’histoire orale relatant un quelconque épisode de famine ni même de mot dans leur langue pour nommer ce phénomène (« Les BaYaka n’ont pas de mot pour la famine[9] »).

Conclusion, le système agro-industriel est à la fois écocidaire et génocidaire.

Parmi les solutions proposées par Hélène Tordjman pour la France, une réforme agraire est « indispensable » :

« De toutes les manières, si l’on veut basculer de l’agriculture industrielle à l’agroécologie, une réforme agraire est indispensable. Si l’on décide que 1 000 hectares en maïs, c’est fini – et c’est ce qu’il faut faire –, alors il va falloir que l’État et les régions récupèrent les terres, contre dédommagement bien entendu, et les redistribuent en plus petites parcelles. Il y a par exemple 2 millions d’hectares cultivés en maïs en France, qui servent quasi uniquement à la nourriture animale. On pourrait redistribuer la moitié de ces surfaces en parcelles de 2 hectares pour du maraîchage, ce qui couvrirait environ la moitié des besoins nationaux de légumes, et transformer l’autre moitié en prairies permanentes pour un élevage extensif. Si l’on compte deux emplois par exploitation, rien que cela permettrait de créer environ 1,2 million d’emplois (si l’on compte des parcelles de 40 hectares pour l’élevage, avec une bête par hectare). Quant aux céréales et grandes cultures, là aussi il faut faire plus petit, sur des parcelles de 15-20 hectares, y planter du blé, de l’orge, du maïs en variétés-populations ou autres variétés anciennes plus goûteuses et plus nutritives. Les outils de l’Atelier paysan permettent de cultiver des parcelles de cette taille. Cultiver des variétés-populations est plus complexe que cultiver des lignées pures, évidemment, mais cela préserve la biodiversité, permet de se passer de pesticides, est enrichissant pour le paysan (qui fait un travail intéressant) et fournit des céréales de meilleure qualité nutritive. Il faudra de plus mailler les territoires de fermes-écoles (une des nombreuses propositions d’Olivier De Schutter [ancien rapporteur de l’ONU pour le droit à l’alimentation]) qui maintiennent et transmettent les savoirs paysans, et ce au plus vite, avant qu’ils ne disparaissent. Cela nécessitera de revoir la formation des formateurs, en particulier celle des agronomes et des techniciens des chambres d’agriculture, qui devront être entièrement réformées.

Si l’on opte pour une relocalisation et des circuits courts, une déspécialisation de la production s’imposera. Bien sûr, toutes les terres ne conviennent pas à toutes les cultures : il est des terres à blé et des terres à vignes ou à maraîchage. Mais des petites parcelles en agroécologie permettent une grande diversité, plus ou moins selon la qualité des terres. »

Ajoutons qu’en France, 59 % de la surface métropolitaine correspond à des terres agricoles (32 millions d’hectares) et 34 % à des forêts et des milieux semi-naturels[10]. Nombreux de ces espaces sont des « déserts verts », des parcelles gigantesques de cultures mono-espèce conçues spécialement pour d’énormes engins motorisés. Le Youtubeur Vincent Verzat a récemment diffusé un reportage édifiant sur l’industrialisation de la forêt française[11]. Ce carnage, c’est le produit de l’urbanisation et de l’industrialisation. Les campagnes françaises ont plus que jamais besoin d’une révolution paysanne.

Hélène Tordjman est tout à fait consciente que les initiatives locales ne suffisent pas pour provoquer des changements systémiques importants :

« Toutes les initiatives locales [AMAP, monnaies locales, etc.] qui viennent d’être exposées ne suffiront pas à changer de système. Les mouvements du type des Colibris, s’ils sont fort sympathiques et contribuent à une prise de conscience, ne modifient pas les structures du mode de production capitaliste. »

Selon Reporterre, malgré un « travail aussi remarquable que méticuleux », l’association Terre de liens n’a sauvé que 200 fermes en 20 ans, « soit l’équivalent du nombre d’exploitations qui disparaissent chaque semaine en France[12]. »

C’est pour ces mêmes raisons qu’Hélène Tordjman parle de recourir à la puissance publique. Mais la direction empruntée par l’Union européenne pour la PAC n’est guère réjouissante. Il est vain d’espérer quoi que ce soit des institutions nationales et supra-nationales.

« La voie choisie pour la nouvelle PAC ne s’inscrit aucunement dans cette perspective de changement, et ce pour les éternelles questions de collusion entre les États, les grandes entreprises et leurs lobbies, questions de rapports de pouvoir entre ceux qui gouvernent et les citoyens, qui ont de moins en moins leur mot à dire. Dans le cas des systèmes alimentaires, les solutions alternatives à ce qui existe sont aujourd’hui assez clairement définies, j’espère l’avoir montré, et en développement dans de nombreuses régions du monde. Nul besoin d’OGM, d’agriculture connectée et autres délires high-tech pour nourrir la planète. Ces “solutions” ne sont pas fondées sur une analyse factuelle de la situation. Elles sont idéologiques et politiques. La lutte pour généraliser l’agriculture paysanne doit donc elle aussi être idéologique et politique, et ce du niveau local au niveau international. D’ailleurs, parmi les auteurs précités, plusieurs incluent dans leur définition de l’agroécologie la présence de mouvements sociaux qui résistent au rouleau compresseur de la modernité agricole et agissent pour mettre en œuvre des pratiques alternatives. Il est vital que cette résistance s’étende. L’optimisme de la volonté… »

Souvenons-nous que les Trente Glorieuses, fruit de la planification stratégique des technocrates de l’État, ont été « désastreuses[13]. » Les années d’après-guerre ont été le point de départ du cycle infernal d’industrialisation de l’agriculture française (remembrement, mécanisation, intrants chimiques, etc.) avec son cortège interminable d’impacts écologiques et sanitaires. Ces décennies marquent aussi l’avènement de la société consumériste qui repose sur un extractivisme de plus en plus délirant. L’extraction des matières se fait la plupart du temps dans des régions éloignées des principaux centres urbains consommateurs, ce qui invisibilise ses conséquences sociales et environnementales.

Il n’y a clairement rien à attendre de l’État providence pour une réforme agraire en faveur de la paysannerie. Walter Scheidel, professeur d’histoire à Stanford, affirme que seul l’emploi de la force est efficace pour libérer les paysans :

« Tout au long de l’histoire, seuls les chocs massifs et violents qui ont bouleversé l’ordre établi se sont avérés suffisamment puissants pour aplanir les disparités de revenus et de richesses.

[…]

Les réformes agraires ont souvent échoué ou ont été sabotées par les propriétaires. Les programmes qui ont réussi à distribuer des terres aux pauvres et à s’assurer qu’ils les gardent doivent beaucoup à la menace ou à l’exercice de la violence, du Mexique pendant sa révolution au Japon, à la Corée du Sud et à Taïwan après la guerre[14]. »

L’État et la machine étant les ennemis naturels de la paysannerie, sa libération devrait d’abord passer par une révolution contre le système techno-industriel. Cibler en priorité le système technologique permettrait en retour aux révolutionnaires et aux paysans de se réapproprier rapidement et massivement des terres dont nous avons désespérément besoin pour reconquérir localement autonomie, liberté et dignité. Ceci est une question de survie pour l’espèce humaine.

Philippe Oberlé


  1. https://theconversation.com/cows-and-cars-should-not-be-conflated-in-climate-change-debates-171024

  2. https://www.partage-le.com/2021/06/13/contre-technomonde-vegan-decarbone-par-philippe-oberle/

  3. https://www.francetvinfo.fr/economie/emploi/metiers/agriculture/agriculture-plus-de-27-fermes-disparaissent-en-moyenne-chaque-jour_4882459.html

  4. https://www.francetvinfo.fr/economie/emploi/metiers/agriculture/crise-des-eleveurs/le-suicide-chez-les-agriculteurs-revelateur-d-une-profession-en-difficulte_4211819.html

  5. https://www.theguardian.com/us-news/2017/dec/06/why-are-americas-farmers-killing-themselves-in-record-numbers

  6. https://www.partage-le.com/2021/11/25/evolution-contre-civilisation-diversite-contre-uniformite-philippe-oberle/

  7. https://greenwashingeconomy.com/la-ville-est-anti-ecologique-guillaume-faburel/

  8. https://www.etcgroup.org/sites/www.etcgroup.org/files/files/whowillfeedus-french_v2019_web_.pdf

  9. https://www.partage-le.com/2020/06/27/comment-le-developpement-durable-a-ravage-le-bassin-du-congo-par-jerome-lewis/

  10. https://ree.developpement-durable.gouv.fr/themes/pressions-exercees-par-les-modes-de-production-et-de-consommation/occupations-du-sol/vue-d-ensemble/article/les-pertes-de-terres-agricoles-en-france

  11. https://youtu.be/YgNfzRLGmCY

  12. https://reporterre.net/L-agriculture-malade-de-la-technologie

  13. https://reporterre.net/Les-Trentes-Glorieuses-etaient

  14. https://www.theatlantic.com/business/archive/2017/02/scheidel-great-leveler-inequality-violence/517164/

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