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Cause animale, cause du capital

« Nous échapperons à l’absurdité de faire grandir un poulet entier pour en manger la poitrine ou l’aile, en cultivant ces parties séparément sous un milieu approprié. Les aliments synthétiques seront, bien sûr, également utilisés dans le futur. Il n’est pas nécessaire que les plaisirs de la table soient bannis. […] Les nouveaux aliments seront dès le départ pratiquement indiscernables des produits naturels, et tout changement sera tellement graduel qu’il échappera à l’observation. »

– Winston Churchill, Fifty Years Hence, originally published in Strand Magazine, décembre 1931.

Cause animale, cause du capital (2019) est un ouvrage succinct d’une centaine de pages paru en 2019. Directrice de recherches en sociologie à l’Institut national de la recherche agronomique (INRA), ancienne éleveuse de brebis, Jocelyne Porcher y critique le mouvement animaliste et révèle ses liens étroits avec les industriels de l’agrobusiness et les milliardaires du technocapitalisme. Comme j’ai déjà tenté de le montrer sur ce blog ou sur le site Le Partage, il est clair que l’omniprésence de la cause animale dans les médias sert à accompagner l’essor des biotechnologies. Cette transformation a pour but final d’éliminer l’agriculture terrestre et l’élevage du circuit alimentaire afin de produire la nourriture – et d’autres matières organiques (cuir, tissu, etc.) – dans un milieu hors-sol totalement artificiel, en manipulant des micro-organismes. Ces nouvelles techniques sont regroupées sous le terme d’ « agriculture cellulaire » ou « Ag-Cell ». Les enjeux financiers sont colossaux, le marché de la viande et du poisson s’élevant aux États-Unis à 400 milliards de dollars et à 3 trillions de dollars au niveau mondial.

Rappels historiques

Impossible de comprendre le présent sans remonter à l’origine des choses. Jocelyne Porcher fait ainsi quelques précieux rappels sur l’histoire de l’industrialisation de la production alimentaire. Elle différencie en particulier « élevage » et « production animale » :

« L’une des plus importantes batailles perdues par l’élevage contre les productions animales est en effet d’ordre sémantique. Lorsqu’au XIXe siècle, la zootechnie conceptualise “la production animale”, elle s’approprie le terme “élevage” pour en donner une définition qui renvoie à ses théories. Et cela de façon durable car les concepts et théories produits au XIXe siècle sont toujours en vigueur aujourd’hui. Il n’y a pas de théorie de l’élevage reconnue et enseignée comme telle. Lorsque les filières industrielles, les pouvoirs publics, les institutions européennes, les associations de défense des animaux parlent de l’élevage, cela renvoie essentiellement aux productions animales. »

Dans leur communication, les apôtres de l’agriculture cellulaire mettent en avant la technoscience pour solutionner les problèmes éthiques et écologiques posés par les systèmes conventionnels de l’agro-industrie. Mais d’un point de vue historique, ainsi que Jocelyne Porcher le souligne, c’est un non-sens complet. En effet, les biotechnologies sont la suite logique du capitalisme industriel qui accroît perpétuellement son emprise sur le monde suite aux progrès scientifiques et techniques :

« Remarquons pourtant que ces innovations [agriculture cellulaire et clean meat] ne sont pas plus extraordinaires que celles qui les ont précédées. Elles s’inscrivent dans une même dynamique d’appropriation capitaliste des animaux et de la production alimentaire. “La science pourrait éclipser les productions animales (animal factory)” affirme Peter Verstrate, président de Mosa Meat. Cette opposition entre science et productions animales est inconsistante toutefois car les productions animales qui ont émergé au milieu du XIXe siècle et qui ont donné naissance aux systèmes industriels actuels relevaient déjà de la science. L’agriculture cellulaire est un projet de scientifiques et d’industriels tout comme l’était le projet zootechnique appuyé sur la “science de l’exploitation des machines animales”, la zootechnie, qui a été créée ex nihilo pour servir un objectif de production efficace, rentable et innovant de la matière animale. Ainsi que l’écrivait André Sanson en 1888 : “Une telle façon d’envisager la zootechnie (ceux qui ne sont pas au courant de son histoire auront peine à le croire) ne date que de peu de temps (…) c’est, ainsi que nous l’avons établi, une notion relativement nouvelle, que celle qui consiste à envisager l’exploitation des animaux agricoles comme devant produire des profits directs.” »

Jocelyn Porcher poursuit :

« Les paysans ont été dépossédés de leurs relations aux animaux au nom de la science, du progrès, de la nécessité de nourrir les villes et de générer des profits… Ce qui est communément appelé “élevage industriel”, en dépit du fait que ce terme constitue un oxymore et est donc dépourvu de sens, est le résultat de plus de 150 ans d’applications scientifiques et industrielles au monde de l’élevage. C’est pourquoi les innovations actuelles ne sont pas plus extraordinaires que ne l’étaient, par exemple, les premières inséminations artificielles de vaches dans les années 1940. L’insémination artificielle a en effet bouleversé les pratiques de production et de sélection et a considérablement servi le développement de l’industrie des productions animales. Du point de vue des scientifiques de l’époque, ces innovations extraordinaires visaient à nourrir le monde, à positionner un pays au mieux dans la compétition internationale, et, grâce au progrès technique, à assurer le progrès social. »

Il suffit d’ailleurs de revoir d’anciennes publicités pour se rendre compte que se goinfrer de bidoche était autrefois largement promu comme un progrès social par les industriels. En 1972, on incitait les femmes à manger de la viande hachée pour « garder la ligne[1] ». Aujourd’hui, le magazine Femme actuelle propose « 15 sources de protéines végétales qui aident à garder la ligne[2] ». D’autres articles sur les sites Top Santé[3] et Passeport Santé[4] associent régime végétalien et cure d’amaigrissement.

À l’instar du rapport du think tank RethinkX[5] parlant d’une « seconde domestication », Jocelyne Porcher présente l’agriculture cellulaire comme un simple changement de « niveau d’extraction » :

« Les innovations actuelles des start-up de l’alimentation 4.0 actualisent donc le processus d’appropriation capitaliste en permettant la production de matière animale sans les animaux. Le projet zootechnique a changé de niveau d’extraction et les entreprises actuelles visent un marché planétaire. Mais l’idée que les animaux sont des ressources pour la production de matières animales est la même qu’au XIXe siècle. La base productive est la cellule au lieu d’être l’animal entier, ce qu’avaient déjà amorcé les techniques de reproduction in vitro, le transfert d’embryons… Ainsi que l’exprime Mark Post : “La viande in vitro de bovin est 100 % naturelle, elle grossit en dehors de la vache.” »

Ce n’est qu’une question de temps avant que d’autres sociopathes, adeptes du même culte à la gloire du dieu Technologie, affirment que les fœtus humains qui se développent à l’extérieur du ventre de leur mère, dans des utérus artificiels[6], sont 100 % naturels.

La sentience n’a rien d’un concept nouveau

L’idée que la Science aurait récemment découvert que les animaux sont des êtres sentients est une vaste blague. Il suffit pour s’en rendre compte de lire La Filiation de l’homme (1871) de Charles Darwin :

« Pour en revenir au sujet qui nous occupe : les animaux inférieurs, de même que l’homme, ressentent manifestement le plaisir et la douleur, le bonheur et le malheur. Nous ne saurions trouver une expression de bonheur plus évidente que celle des jeunes animaux, tels les chiots, les chatons, les agneaux, &c., lorsqu’ils jouent ensemble, de même que le font nos enfants.

[…]

Le fait que les animaux inférieurs sont animés des mêmes émotions que nous est si bien établi qu’il ne sera pas nécessaire d’importuner le lecteur par de nombreux détails. »

Jocelyne Porcher raconte que les gens qui vivaient autrefois avec des animaux savaient très bien que ces êtres n’étaient pas de simples machines dépourvues de sensibilité :

« Le sens profane sait depuis longtemps, et n’a sans doute jamais cessé, que les animaux sont sensibles, intelligents, inventifs… Avant-hier, hier ou aujourd’hui, les gens ordinaires n’ont pas cessé d’observer les animaux, ceux de la ferme et ceux qui les entouraient, quoique leur aient dit les philosophes et les scientifiques, par exemple que les animaux ne pensent pas, ne ressentent pas, ne changent pas, n’ont pas le sens de la beauté ni celui de la morale… L’un des premiers objectifs de la zootechnie du XIXe siècle, à l’appui de Descartes et de Bacon, a ainsi été de détruire les rapports affectifs et esthétiques que les paysans avaient avec leurs animaux en les taxant d’inefficacité économique puis de sensiblerie lors de la modernisation de l’après-guerre. Mal avisés étaient les paysans qui aimaient leurs vaches, leurs bœufs ou leurs chevaux, qui les considéraient comme des êtres respectables et qui veillaient à leur donner une vie aussi bonne que possible au travail – ou en tout état de cause en fonction de leurs moyens la moins mauvaise possible. L’argument selon lequel nous devrions arrêter l’élevage parce que des “découvertes” scientifiques montreraient que les animaux de ferme sont intelligents est fallacieux. Ce n’est pas parce qu’ils les considéraient comme des abrutis que les paysans travaillaient avec des bœufs et des cochons mais au contraire parce qu’ils avaient l’expérience de leur intelligence dans le travail au quotidien. Réduire les animaux à un statut de victime est une méprise historique quant à leur place dans le travail et une insulte à l’intelligence collective des paysans et de leurs animaux. »

Jocelyne Porcher détaille comment les pratiques révélées par les vidéos clandestines de l’association L214 ne sont en rien une nouveauté pour les gens dans les hautes sphères du pouvoir :

« L’association L214 bénéficie depuis 2015 de la faveur de nombreux médias louant les opérations de “dévoilement” qu’elle mènerait courageusement et qui ferait d’elle un “lanceur d’alerte” sur la situation des animaux en systèmes industriels. Comme je l’ai précisé plus haut, les activités de cette association ne relèvent pas du dévoilement car le fonctionnement des systèmes industriels est connu depuis fort longtemps, autant par les journalistes que par les pouvoirs publics. Mais la critique de ces systèmes n’avait jusqu’à présent aucun intérêt économique. Depuis lors donc, des alternatives ont émergé, végétales et biotechnologiques, qui justifient l’intérêt des médias pour la “question animale”. »

Quand le progrès technique rend matériellement possible une transformation radicale dans notre façon de vivre, les médias progressistes s’emparent du sujet. On ne saurait que trop recommander les textes suivants de Theodore Kaczynski pour comprendre comment la gauche moderne est devenue la meilleure alliée du système technologique qui dévaste le monde : le livre La Société industrielle et son avenir ainsi que les articles « La Nef des fous » et « The System’s Neatest Trick ». Jocelyne Porcher fait une analyse qui va dans le sens de Kaczynski ou encore Jean-Claude Michéa. Les progressistes sont les idiots utiles du capitalisme industriel :

« Nous n’avons aucun mal à comprendre que sortir les animaux de notre alimentation et de nos vies est un bien indéniable pour les multinationales du végétal, notamment du soja, et des biotechnologies alimentaires. Car si les consommateurs sont conduits à se passer des produits animaux, ils devront bien les remplacer par autre chose. C’est cette autre chose qui est au centre des évolutions actuelles. C’est cette autre chose que sert L214, non plus innocemment comme cela pouvait être le cas il y a encore quelques années, mais en pleine conscience, avec des stratégies politiques et sociétales ad hoc : stratégies d’entrée dans les partis politiques [dont la France Insoumise du technophile Mélenchon] et les associations, stratégies d’entrée dans les écoles, utilisation des réseaux sociaux pour faire pression sur les journalistes. La “révolution copernicienne” que prétend porter L214 est une évolution logique de la dynamique capitaliste de nos relations aux animaux qui passe aussi par la communication et par la propagande, comme cela a été le cas au XIXe et au XXe siècle. Ce n’est en rien une révolution, c’est juste la suite de ce qui précède. Les affaires restent les affaires. »

Cause animale, cause des aristocrates et des bourgeois

Jocelyne Porcher rejoint l’anthropologue Charles Stépanoff qui montre dans L’animal et la mort : Chasses, modernité et crise du sauvage (2021) que la cause animale est depuis ses débuts liée aux élites sociales des villes. Depuis l’Antiquité, celles-ci se délestent des tâches jugées ingrates sur les classes inférieures.

« L’émergence et le développement des associations de protection animale sont contemporains de la naissance et de l’expansion du capitalisme industriel et de l’urbanisation des sociétés. À l’origine de ces associations, on trouve des aristocrates et des bourgeois et il est nécessaire pour comprendre la place et les formes de la “cause animale” et son rôle aujourd’hui dans la dynamique du capitalisme alimentaire de resituer les mouvements de protection des animaux au sein des rapports de classe et des enjeux économiques des élites. Car, ce qui est en jeu dans la protection des animaux au XIXe siècle, c’est aussi l’éducation des classes populaires ou plutôt leur contrôle du point de vue des bonnes mœurs et des bons usages.

En France, un cas d’école sur ce point est la “loi Grammont” votée en 1850 : “Seront punis d’une amende de 5 à 15 F et pourront l’être d’un à 5 jours de prison ceux qui auront exercé publiquement et abusivement de mauvais traitements envers les animaux domestiques. La peine de la prison sera toujours applicable en cas de récidive. L’article 483 du Code pénal sera toujours applicable.” La loi Grammont vise en fait surtout les charretiers et les cochers de fiacre au service des classes supérieures choquées par la violence envers les chevaux et émues par leur fin souvent tragique. Mais, alors que le capitalisme industriel entraîne une détérioration du statut des chevaux et élargit au milieu urbain leur travail laborieux, la bourgeoisie, soutenue par la science zootechnique et par la science vétérinaire alors en voie de reconnaissance (Hubscher, 1999 ; Porcher, 2016), s’approprie les animaux de ferme pour en faire des machines au service de la rentabilité des “productions animales” et ouvre des mines de charbon dans lesquelles descendent des centaines de chevaux et d’enfants. Les bourgeois ne risquent pas d’être punis pour la cruauté de l’organisation du travail minier dans ce siècle particulièrement dur pour les classes populaires et donc pour les animaux domestiques. L’argument économique et l’exigence de rationalité imposent aux élites de ne pas faire preuve de “sensiblerie” vis-à-vis de la terrible condition des ouvriers et leur fournissent la légitimité morale de leurs actions.

Depuis leur émergence, les associations de protection animale cherchent à éduquer les classes populaires, à régler leurs relations de travail et de loisirs avec les animaux, à réfréner leur violence atavique, à s’en protéger, à punir et pour cela, à assurer un arsenal répressif juridique ad hoc, et à récompenser les individus méritants. Tout cela en accord donc avec les intérêts bien compris qu’ont ces mêmes classes à exploiter les animaux en agriculture et dans le travail industriel. »

On retrouve cette même hypocrisie chez un certain nombre d’influenceurs végans qui ne sont pas réellement végans – « végans non stricts » donc végétariens – et qui fournissent à leurs enfants une alimentation végétarienne. Jocelyne Porcher rappelle que nombre de prosélytes du véganisme ont été forcés de faire marche arrière suite à des problèmes de santé, dont le sportif Tim Schieff. Dans le documentaire Sustenance, Lierre Keith, cofondatrice du mouvement écologiste radical Deep Green Resistance, témoigne sur ses vingt ans de véganisme qui ont détruit sa santé[7].

La démocratisation du mode de vie du bourgeois urbain occidental a créé les conditions matérielles propices à la diffusion du mouvement animaliste :

« La disparition visuelle des animaux de ferme de l’espace rural a été une conséquence du développement des systèmes industriels. Cela fait déjà plusieurs décennies que l’on ne voit plus de cochons dans les fermes mais qu’ils sont enfermés par milliers dans des usines. Même traitement pour les volailles et pour la majorité des vaches laitières. Dans de nombreuses régions françaises qui vivaient autrefois de l’élevage, on ne trouve plus de troupeaux ni de prés, remplacés par des champs de maïs ou de céréales. Pour les jeunes générations urbaines qui n’ont plus de racines rurales, les animaux de ferme sont des êtres virtuels. On peut penser même qu’une grande partie des militants végans découvrent ces animaux sur internet et en ont rarement croisé dans la vraie vie. Ce qui permet de comprendre leur perméabilité à l’idéologie végane et leur adhésion au credo des théoriciens de la cause animale selon lesquels les systèmes industriels ne seraient que l’expression exacerbée de la violence intrinsèque de l’élevage envers les animaux. Pour comprendre que cette assertion est fausse, il faut connaître l’élevage et le situer dans la dynamique historique de nos relations aux animaux et du capitalisme. »

Preuve que les classes dominantes ont bien compris l’intérêt de la cause animale pour détourner l’attention du désastre social et écologique en cours, la femme d’affaires Laurence Parisot, ancienne présidente de la principale organisation patronale française (le Medef), s’est engagée en faveur de la cause animale.

« Lorsque Laurence Parisot s’engage dans la “cause animale”, et soutient la Fondation Brigitte Bardot et L214, on constate que cette personne a l’empathie bien sélective. Après avoir largement contribué à aggraver la précarité des travailleurs en tant que “patronne des patrons”, elle s’indigne que des chevaux travaillent, s’inquiète pour leur fin de vie et propose qu’ils aient droit à une retraite. On perçoit dans le discours des “élites” combien les rapports de classe sont en jeu, tout comme au XIXe siècle, dans la “question animale”. Les bourgeois protecteurs des animaux mais artisans du capitalisme industriel et de la prolétarisation des paysans et des chevaux militaient alors pour l’hippophagie afin de préserver les chevaux urbains d’une mort dérangeante dans les brancards des calèches et des omnibus : ceux d’aujourd’hui s’indignent de voir les chevaux travailler, refusent l’hippophagie et promeuvent le véganisme. »

N’est-ce pas attendrissant ?

Il faut rappeler également que des dizaines de célébrités mondialement connues sont mises à contribution pour matraquer les bienfaits du régime végan, de Beyoncé et Jay-Z à Forest Whitaker en passant par Jane Goodall, Moby Joaquin Phoenix, James Cameron ou encore Leonardo DiCaprio[8].

Pour terminer sur ce point, les animalistes utilisent le terme « dissonance cognitive » pour nommer la contradiction interne chez les gens qui aiment les animaux et qui ne voient pas en quoi les manger constitue un problème. Jocelyne Porcher :

« L’un des moyens fréquemment utilisés par les abolitionnistes pour discréditer leurs adversaires est de les taxer de “dissonance cognitive”. Les éleveurs seraient dissonants car ils aimeraient leurs animaux et les emmèneraient pourtant à l’abattoir. Ce qui serait la preuve d’un conflit mental touchant également les consommateurs. Assumer la mort des animaux paraît une position complètement incompréhensible à ces tenants de la psychologie pour les nuls. »

Celles et ceux qui se sont un minimum intéressés à la diversité culturelle sur Terre savent que les peuples autochtones considèrent les animaux qu’ils chassent non comme des objets inertes, mais comme des êtres doués d’intentions, de sentiments, d’émotions. L’anthropologue Philippe Descola, qui a vécu avec les Achuar en Amazonie, évoque leur relation aux plantes et aux animaux :

« Chez les Achuar, les plantes et les animaux étaient des partenaires sociaux avec lesquels mes compagnons entretenaient toutes sortes de relations, de séduction, d’hostilité, de camaraderie, d’animosité, de collaboration, etc. Et, d’une certaine façon, bien qu’ils mangeaient les plantes et les animaux, cela ne les empêchait pas de les traiter comme des interlocuteurs légitimes[9]. »

Et comme le montrent les travaux de Charles Stépanoff auprès des peuples d’éleveurs de Sibérie et d’autres travaux d’innombrables autres anthropologues, les Achuar sont loin d’être les seuls peuples premiers à manger des organismes vivants qu’ils considèrent comme étant doués d’agentivité. Si l’on s’en tient au cadre de pensée étriqué des animalistes, les humains seraient tous atteints de « dissonance cognitive » depuis l’apparition d’Homo sapiens il y a 300 000 ans…

Maximiser les profits au nom du bien-être animal

Nombreux sont les thuriféraires de la cause animale qui se disent « anticapitalistes ». Les activistes persuadés de pouvoir changer le monde en modifiant leur régime alimentaire ne comprennent manifestement pas grand-chose à la dynamique du système technocapitaliste, ni au rôle crucial joué par la science et le progrès technique dans son expansion.

Dernièrement, dans une discussion prétendument « critique » menée par l’essayiste Pierre Madelin parue dans la revue Ballast, le pseudo-révolutionnaire Jean-Marc Gancille répète une fois de plus, telle une machine, l’inepte argumentaire de vente de la cause animale[10]. Il commence par citer une « méta-analyse regroupant les résultats de 570 études portant sur 38 700 fermes réparties dans 119 pays » qui montrerait que « l’abandon de la consommation de produits animaux permettrait de réduire la surface terrestre utilisée pour produire de la nourriture de 76 %, les émissions de gaz à effet de serre de l’alimentation de 49 %, l’acidification des terres de 50 %, l’eutrophisation de 49 % et la pénurie de prélèvement d’eau douce de 19 %. » Problème, cette étude de Nemecek et Poore ne tient pas compte de l’élevage en Afrique alors qu’on y trouve 20 % de la population mondiale de vaches, 32 % des chèvres et 27 % des moutons. Un rapport financé par le Conseil européen de la recherche paru en 2021 montre que le papier de Nemecek et Poore se base presque exclusivement sur des systèmes « commercialement viables » en Europe, Amérique du Nord, Australie, Brésil et Chine, des systèmes « en conséquence pour la plupart industrialisés ». L’immense diversité des systèmes pastoraux d’Afrique, du Moyen-Orient et d’Asie ne peut pas être prise en compte dans ces études, d’autant plus quand les éleveurs sont nomades et se déplacent en permanence. Les auteurs du rapport PASTRES rappellent que les approximations sont la règle dans ces méta-analyses, mais ceci n’a aucune importance puisque l’objectif des chevaliers de la cause animale est d’éradiquer l’élevage peu importe les moyens employés, sans aucune considération pour les conséquences potentiellement dévastatrices sur la vie des 1,3 milliard de ménages ruraux dans le monde dont la subsistance repose sur l’élevage.

L’élevage, qu’il soit extensif ou industriel, est présenté par les scientifiques comme une utilisation inefficiente des terres. Interviewé dans un article du Guardian, Rhett Butler, fondateur du média environnementaliste Mongabay, a déclaré que l’élevage extensif offrait « de faibles rendements », et que la production d’huile de palme permettrait une « utilisation plus productive de la terre[11] ». Le Brésil ambitionne de devenir un géant de l’huile de palme et songe déjà à convertir les pâturages pour le bétail en culture de palmiers à huile. La surface dédiée à cette dernière a doublé entre 2004 et 2010. De plus, le Brésil est le premier producteur mondial de charbon de bois en premier lieu destiné à alimenter son industrie sidérurgique[12]. Il se place aussi à la première place mondiale des producteurs de cannes à sucre, produit en grande partie destiné à la fabrication de carburants[13]. Comme le mentionnait l’économiste Hélène Tordjman dans son excellent livre La croissance verte contre la nature (2021), les plantations industrielles se multiplient dans le Sud global, et plus particulièrement en Afrique, pour développer les agrocarburants et pallier au manque de pétrole. L’immense majorité des terres « libérées » de l’élevage extensif ne sera jamais destinée à la conservation de la nature sauvage, cela va à l’encontre de la logique capitaliste d’intensification de l’exploitation des ressources.

Habilement dissimulé par les prêches des écologistes et des animalistes appelant le monde à devenir végétalien, l’objectif réel poursuivi par l’industrie agroalimentaire est une réduction massive de ses coûts de production pour augmenter considérablement les profits. Se débarrasser de la production animale permettrait de court-circuiter l’amont de la chaîne de valeur et de se l’approprier, ce qui va accroître encore davantage le pouvoir déjà démentiel d’une poignée de firmes sur l’alimentation de milliards de personnes.

« Du point de vue de nos relations domestiques aux animaux, ces innovations [agriculture cellulaire et clean meat] finalisent donc le processus de détachement envers les animaux de ferme initié au XIXe siècle. Elles représentent en quelque sorte le stade ultime du projet zootechnique de production animale qui aboutit à l’exclusion des animaux des processus de production alimentaire (Porcher, 2010b). Et cela donc, non pas parce que nous avons soudain découvert que les animaux étaient intelligents et qu’il était mal de les manger ou que la planète était en danger, mais parce qu’il est dorénavant incommensurablement plus rentable pour les investisseurs de faire sans eux plutôt qu’avec eux. »

Jocelyne Porcher fait encore une fois appel à l’histoire pour éclairer la dynamique actuelle :

« En France, jusqu’aux années 1950, l’élevage réel était encore loin de la conceptualisation qu’avaient produite les zootechniciens français même si l’élevage a été dès le XIXe siècle impacté par l’idéologie productiviste (scission entre “production végétale” et “production animale”, spécialisation des animaux, sélection génétique sur la productivité…). Bien que déjà pris du point de vue des représentations dans la dynamique industrielle, le travail avec les animaux de ferme n’était pas concrètement organisé de façon rationnelle, scientifique. La majorité des animaux pâturaient, y compris les cochons, disposaient d’une alimentation variée qu’ils se procuraient en grande partie de façon autonome. Ils vivaient en groupe d’animaux d’âges différents. Cela a radicalement changé à partir des années 1960 (Diry, 1985) avec l’industrialisation de l’élevage des volailles et, à partir des années 1970, avec l’industrialisation de l’élevage des cochons. Dans le même temps, l’élevage laitier subissait une intensification du travail qui a conduit, tout comme dans les autres productions, à une réduction drastique du nombre de fermes, devenues des exploitations, et à des pratiques de travail avec les animaux dépourvues de toute rationalité autre qu’économique. »

Dans la note de bas de page, elle ajoute que l’industrialisation de l’élevage ressemble à un gigantesque plan social étalé sur plusieurs décennies :

« Il y avait encore 2,5 millions de fermes dans les années 1950. On dénombre aujourd’hui 450 000 exploitations dont moins de 300 000 réalisent l’essentiel des volumes produits. En quelques décennies, deux millions de fermes ont disparu et donc des millions d’emplois. Il s’agit là d’un plan social d’envergure mais pourtant rarement considéré comme tel. »

Que les gens de gauche, au nom du progrès social, continuent de soutenir le développement technoscientifique et industriel, montre toute l’étendue de leur ignorance quant au fonctionnement de la société industrielle.

Zoopolis, le « fantasme de délivrance » appliqué aux animaux

Jocelyne Porcher s’en prend également à l’utopie décrite par Will Kymlicka et Sue Donaldson dans Zoopolis : une théorie politique des droits des animaux (2011), un livre plébiscité selon elle par de nombreux activistes de la cause animale. Les auteurs y développent « un cadre moral appuyé par des principes relatifs aux droits humains pour penser la vie en commun avec les animaux et non de promouvoir la fin de nos relations ». Dit simplement, il serait possible de vivre avec les animaux autrement qu’en les « exploitant ». Les auteurs proposent de « réinventer les rapports domestiques avec les animaux, en fait même de réinventer l’élevage, mais sans le travail ni la mort. » Il serait possible selon eux de vivre avec les animaux sans travailler ensemble, ce qui pose de sérieux problèmes pratiques et dénote, selon Porcher, une méconnaissance de l’élevage, des relations aux animaux fondées sur des « rationalités relationnelles, morales, esthétiques… et productives. »

« La faiblesse des arguments développés dans l’ouvrage, notamment sur la partie consacrée aux animaux domestiques, le montre grandement, il manque aux auteurs pour que leurs propositions ne se réduisent pas à de bonnes intentions, une véritable connaissance de ce qui fonde les relations au travail entre humains et animaux d’un point de vue historique, spatial et subjectif. Tout comme les ouvrages de nombreux auteurs états-uniens, le modèle de relations aux animaux qui fait référence est le modèle industriel, comme si celui-ci n’avait pas d’histoire et ne s’était pas construit contre l’élevage. »

Jocelyne Porcher s’étonne aussi de l’engouement des universitaires pour ce livre. Pas moi. Les auteurs ont tout simplement transposé toute la panoplie gauchiste – abolition de la domination, de l’exploitation, du travail – aux animaux non humains. Rien d’étonnant à voir les intellectuels accueillir avec enthousiaste cet essai très théorique déconnecté de la réalité matérielle. On retrouve dans le discours animaliste la même vision horrible de l’effort physique lié à la subsistance, la même conception de la liberté qui se résume à l’oisiveté, ce « fantasme de délivrance » qui hante la gauche depuis des décennies et qui est le sujet central de l’excellent ouvrage d’Aurélien Berlan, Terre et Liberté : la quête d’autonomie contre le fantasme de délivrance (2021).

Quelques critiques

Jocelyne Porcher affirme que l’abolitionnisme voulu par certains militants antispécistes risque de faire disparaître les animaux de ferme et de compagnie. Étant donné la croissance du marché des animaux de compagnie au niveau mondial, j’en doute. Il est plus probable, et d’ailleurs Jocelyne Porcher en parle, que les animaux de fermes soient « recyclés » dans des sanctuaires, sortes de zoos améliorés (certes, il y aura avec un système de ce type certainement une disparition de la diversité des races d’animaux domestiques). En échange de quelques billets, les visiteurs pourront se rouler dans l’herbe et faire des papouilles avec chèvres, vaches et poules, et pourquoi pas copuler avec les animaux dans une version maison close réservée aux adultes en manque de contacts avec des êtres vivants. Si vous trouvez que j’exagère, sachez que Peter Singer, l’un des penseurs de l’antispécisme, affirme qu’il n’y a pas de problème avec la zoophilie à partir du moment où l’animal est « libre de partir si il ou elle préfère le faire[14]. »

Autre critique que l’on pourrait faire à Jocelyne Porcher, c’est qu’elle se concentre sur l’évolution historique de l’élevage en Europe et aux États-Unis. On aurait aimé lire des choses sur les sociétés pastorales nomades en Afrique, au Moyen-Orient et en Asie, leur façon de vivre, leur rapport aux animaux, etc. L’anthropologue Charles Stépanoff explique par exemple que dans la mythologie des éleveurs de rennes du Grand Nord, c’est le loup qui a enseigné l’élevage aux humains[15], chose qui peut paraître paradoxale du point de vue d’un Occidental habitué à opposer sauvage et domestique.

Jocelyne Porcher note que « l’argument central, repris à la FAO par les promoteurs de l’agriculture cellulaire, et en tout premier lieu de la viande in vitro, est que l’agriculture actuelle ne pourra pas nourrir les 9 milliards de personnes attendues en 2050. » Elle passe rapidement sur cet argument qui selon moi mériterait qu’on y consacre quelques paragraphes, voire un article ou même un livre, pour montrer à quel point il permet d’imposer un cadre favorisant de fait le solutionnisme technologique et industriel. Il faudrait trouver LE régime alimentaire optimal pour nourrir neuf milliards de têtes de bétail humain d’ici 2050. L’uniformisation culturelle sert le développement industriel, c’était même une condition indispensable à l’industrialisation (cf. Jacques Ellul, La Technique ou l’Enjeu du siècle, 1954).

Étant donné la forte inertie culturelle dans toute société, il est difficile d’imaginer que la production de viande disparaîtra complètement d’ici 10 ou 20 ans, comme semblent le penser Jocelyne Porcher et comme l’affirment les défenseurs de l’agriculture cellulaire. Il restera toujours de l’élevage haut de gamme destiné aux privilégiés, c’est ce qu’anticipe par exemple le think tank RethinkX déjà mentionné plus haut. Si la viande animale venait un jour à être interdite par les États mais que la demande resterait élevée comme c’est le cas aujourd’hui (« La consommation de viande a ré-augmenté en 2018 en France[16] »), une autre possibilité serait de voir se développer un juteux commerce illégal de viande. En Asie du Sud-Est, la corne de rhinocéros, dont le commerce international est interdit, fait l’objet d’un trafic extrêmement lucratif. Comme les populations de rhinocéros ont tendance à diminuer et que la demande de corne reste la même voire augmente sensiblement, il y a une très forte incitation à vendre des contrefaçons. Ainsi, une enquête menée au Vietnam a révélé que 90 % des produits (fragments et poudre) vendus comme de la corne de rhinocéros dans les échoppes de médecine traditionnelle contiennent en réalité de la corne d’autres animaux, sauvages et domestiques[17]. On y trouve de l’antilope Saïga (une autre espèce menacée d’extinction), de la corne de koudou (une autre antilope), de mouton ou de buffle. Il est peu probable dans ces conditions que l’effondrement de l’industrie de l’élevage, ni même son interdiction, suffise à mettre un terme à la consommation de viande. Si la demande de viande authentique restait élevée, les trafiquants pourraient faire commerce de viande synthétique en la faisant passer pour de la vraie viande, ou pire encore, ils seraient incités à vendre sous le manteau toutes sortes de morceaux provenant d’animaux sauvages ou domestiques en les faisant passer pour de la viande de bœuf, de veau, de poulet ou de cochon. Il suffit de réfléchir quelques minutes pour s’apercevoir que les scénarios possibles pour l’avenir sont bien plus complexes que les discours optimistes et simplistes des zélateurs de la cause animale et de l’agriculture cellulaire.

Philippe Oberlé


  1. https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/publicite/pub3212568018/la-viande-hachee-la-femme-pour-garder-la-ligne

  2. https://www.femmeactuelle.fr/minceur/astuces-minceur/sources-proteines-vegetales-garder-la-ligne-50305

  3. https://www.topsante.com/nutrition-et-recettes/regimes-alimentaires/regime-vegetalien-et-vegan/regime-vegan-tout-savoir-639510

  4. https://www.passeportsante.net/perdre-du-poids-g160/fiche.aspx?doc=regime-vegan-maigrir

  5. https://greenwashingeconomy.com/lavenir-sera-vegan-que-ca-vous-plaise-ou-non/

  6. « La Chine développe des utérus artificiels humains autonomes surveillés par une IA », Futura-Sciences, février 2022, https://www.futura-sciences.com/tech/actualites/intelligence-artificielle-chine-developpe-uterus-artificiels-humains-autonomes-surveilles-ia-96784/

  7. https://thoughtmaybe.com/sustenance/

  8. https://www.partage-le.com/2021/06/13/contre-technomonde-vegan-decarbone-par-philippe-oberle/

  9. https://www.erudit.org/fr/revues/as/2015-v39-n1-2-as01900/1030849ar/

  10. https://www.revue-ballast.fr/animalisme-et-ecologie-une-discussion-critique/

  11. https://www.theguardian.com/sustainable-business/2017/jun/29/brazil-palm-oil-amazon-rainforest-deforestation-temer-farming-para-cerrado

  12. https://agritrop.cirad.fr/533096/1/document_533096.pdf

  13. https://www.ouest-france.fr/monde/bresil/bresil-bolsonaro-retablit-les-plantations-de-canne-sucre-en-amazonie-6598853

  14. https://www.lepoint.fr/societe/singer-la-liberation-animale-est-une-question-politique-majeure-24-08-2019-2331385_23.php

  15. https://youtu.be/3P8LUROBuA8

  16. https://www.liberation.fr/france/2019/04/04/la-consommation-de-viande-a-re-augmente-en-2018-en-france_1719314/

  17. https://www.dailymaverick.co.za/article/2018-05-11-on-the-trail-of-asias-shifting-rhino-horn-market/

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