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Le rôle des « ingénieurs-idéologues » dans la montée du nazisme (3/3)

« Si le nazisme exerça un fort attrait sur les ingénieurs, ce ne fut pas parce qu’il attaquait la technologie en recourant à un registre antimoderniste mais, bien au contraire, parce qu’il leur promit de libérer la technologie moderne des contraintes que les sociaux-démocrates lui imposaient. »

– Jeffrey Herf

Ce texte est la troisième partie d’une série d’articles dédiée aux « ingénieurs-idéologues » allemands, et à leur rôle dans la montée du national-socialisme. La première partie et la seconde sont disponibles ici. Image : Die Tat était la principale publication d’extrême droite des classes moyennes sous la République de Weimar. Deux ingénieurs, Heinrich Hardensett et Marvin Holzer, figuraient parmi les principaux contributeurs de la publication.

J’ai rassemblé d’autres éléments sur ces ingénieurs qui ont exercé une influence en Allemagne avant et après l’arrivée d’Adolf Hitler au pouvoir. Leur objectif était d’attribuer les défauts de la technologie moderne au capitalisme afin de réconcilier la technologie moderne avec les traditions culturelles allemandes. Ce faisant, ils ouvraient la voie au national-socialisme. Je me base toujours sur l’ouvrage Le modernisme réactionnaire : haine de la raison et culte de la technologie aux sources du nazisme (1984) de l’historien Jeffrey Herf.

Carl Weihe

Carl Weihe était un autre membre de l’élite technique qui eut une grande influence de par sa position de directeur de la rédaction de Technik und Kultur.

« Carl Weihe dirigea Technik und Kultur de 1921 à 1934 et joua à ce titre un rôle important dans la mesure où il exerça une influence notable sur la conscience politique de l’élite des ingénieurs, diplômée des grandes universités. Il s’efforça en effet de rendre accessibles aux ingénieurs des écrits de philosophes et d’analystes de la culture et de convaincre ses collaborateurs et lecteurs qu’une “mission culturelle” bien spécifique leur incombait. Weihe ne se contenta pas de défendre ses propres conceptions du rapport entre technologie et culture : il souligna aussi avec constance, de façon parfaitement consciente, qu’il existait une tradition intellectuelle chez les ingénieurs, une tradition d’écriture et de réflexion sur la technologie qui s’était toujours proposée de contrecarrer la posture antitechnologique des humanistes. Faisant un usage abondant de citations de Nietzsche et Schopenhauer, Weihe entendait instaurer une relation harmonieuse entre la technologie et la philosophie et la critique culturelle allemandes. Afin de mieux intégrer la technique à la Kultur, il se tourna vers les traditions propres aux ingénieurs allemands, vers Schroter, Dessauer, Kapp, Zschimmer et d’autres encore, dans l’espoir que son lectorat se mette à façonner et nourrir une authentique conscience de soi. »

Comme d’autres technocrates avant lui, Carl Weihe critiquait sévèrement le « monde soi-disant » cultivé et ses positions technocritiques, notamment Oswald Spengler. Selon Jeffrey Herf, Spengler avait pu encourager, avec son pessimisme culturel général, des sentiments antitechnologiques dans Le Déclin de l’Occident. Mais il avait cherché à dissiper tout malentendu à ce sujet dans L’Homme et la technique.

« Spengler avait parlé du caractère “diabolique” de la technologie, et Weihe ne perdait jamais une occasion de rejeter ce propos, soulignant au contraire “la puissance créatrice, […] l’esprit divin et la sainte causalité” qui émanaient des êtres humains et se montraient avec évidence dans les créations techniques. De façon tout à fait caractéristique, il s’en prenait violemment aux “penseurs et poètes” qui – à l’instar de Spengler – ne connaissaient rien à la technologie ni à son Geist, son esprit, et qui, pourtant, se sentaient fondés à la tenir responsable de maux qu’il fallait en vérité imputer à des intérêts économiques privés et à leurs initiatives irresponsables. »

Carl Weihe illustrait sa pensée également à travers un schéma représentant les trois sphères de l’esprit, de l’âme et de l’économie qui se montraient en parfait équilibre. Le bouddhisme était le résultat d’une domination de l’âme sur les autres sphères, l’Amerikanismus de l’économie, tandis que le marxisme et le libéralisme européens surestimaient l’esprit. Pour Weihe, « le national-socialisme apportait une solution à une crise culturelle causée par une prédominance du travail de l’esprit et du travail de l’économie sur le travail de l’âme ».

Jeffrey Herf poursuit :

« Partout en Europe, les intellectuels qu’attirait le fascisme étaient les héritiers et les représentants d’une tradition anti-intellectualiste. Les ingénieurs allemands ne faisaient pas exception. Alors que la technologie moderne et la science naturelle étaient intimement liées – de façon tout particulièrement évidente dans les industries électriques et chimiques allemandes –, Weihe et consorts n’en exprimaient pas moins ouvertement leur hostilité pour la pensée conceptuelle. Il était faux, écrivait Weihe, d’affirmer que la technologie était le produit de la raison abstraite. Bien au contraire, elle était le “résultat d’une spiritualisation de la force de travail” [Vergeistung der Arbeitskraft] et un symbole de la lutte pour l’existence, d’un pur et simple darwinisme social. »

Eberhard Zschimmer

Jeffrey Herf cite encore le travail de Zschimmer, un ingénieur enseignant dans une école technique de Munich.

« Nombre de traits du modernisme réactionnaire étaient spécifiquement allemands, et l’une de leurs dimensions importantes était la quête d’une fort singulière “philosophie de la technologie”. Si Weihe était particulièrement fasciné par l’œuvre de Schopenhauer, d’autres ingénieurs, qui enseignaient dans les universités techniques, considéraient que la technologie et l’idéalisme allemand étaient tout à fait compatibles. Eberhard Zschimmer, qui enseignait à l’université technique de Munich, défendait cette conviction dans l’un de ses ouvrages paru en 1920, Technik und Idealismus. Zschimmer se joignait au chœur de tous ceux qui déploraient la crise culturelle moderne qu’ils voyaient partout à l’œuvre, et qui s’expliquait selon eux par la domination sans précédent de l’économie – et non de la technologie – sur la vie culturelle. “Jamais”, écrivait-il, l’économie et la culture n’avaient été à ce point éloignées l’une de l’autre. L’économie dépouillait la nature de sa beauté, elle détruisait les sentiments des peuples pour leurs cultures respectives, elle sapait l’unité nationale, et elle ravalait la création culturelle à la production de marchandises. “La vie économique devient une fin en soi. L’esprit [Geist] meurt.” Aux côtés de Schroter, de Weihe et de Dessauer, Zschimmer affirmait que les intellectuels humanistes avaient eu tort d’imputer à la technologie ce qui devait l’être à l’économie. »

J’ai reproduit plusieurs passages importants où Jeffrey Herf évoque deux ingénieurs nationalistes et extrémistes influents, Hardensett et Holzer.

Marvin Holzer et la fin du travail

L’ingénieur Marvin Holzer était l’un des principaux contributeurs de la revue mensuelle d’extrême droite Die Tat.

Il y eut aussi des ingénieurs qui « sortirent » de leur milieu professionnel et de ses traditions spécifiques et qui tentèrent de poser des passerelles entre les univers des hommes de lettres modernistes réactionnaires et leurs collègues ingénieurs, qui se montraient de plus en plus politisés et désespérés. Ces liens personnels et intellectuels contribuèrent grandement à ce que nombre d’ingénieurs s’intéressent à des groupes et à des idées de droite et d’extrême droite qui, jusqu’alors, leur avaient échappé faute de liens directs avec leurs traditions propres. Die Tat, la publication principale, sous Weimar, du radicalisme droitier des classes moyennes, fit office de passerelle institutionnelle entre la Révolution conservatrice et les ingénieurs. Parmi ceux-ci, Heinrich Hardensett et Marvin Holzer en furent les collaborateurs les plus prolifiques. En 1932, tous deux publièrent des ouvrages consacrés à la technologie dans ses rapports à la politique et à la culture. Ces livres témoignent à eux seuls des opérations de réconciliation entre irrationalisme et technique qui furent menées, sous Weimar, par les intellectuels humanistes de droite et les intellectuels droitiers appartenant à la sphère de la technique. Une fois les nazis au pouvoir, Hardensett comme Holzer pressèrent leurs confrères de se rallier au nouveau régime.

Die Tat défendait un nationalisme extrémiste, dénonçait le marxisme, le libéralisme et le parlementarisme de Weimar, et aspirait à un État fort capable de restaurer le primat du politique sur l’économie. On l’a vu, le journal était lié à Werner Sombart et s’attacha à populariser son analyse du capitalisme ainsi que son plaidoyer en défense d’un socialisme allemand – une idée que le directeur de la publication, Ferdinand Fried, présentait comme la révolte du « sentiment intérieur du sang », une révolte dirigée contre « l’abstraction de l’argent ». Fried s’inquiétait que la rationalisation de l’économie allemande menée au mitan des années 1920 puisse miner de l’intérieur l’esprit d’innovation et d’invention si nécessaire au progrès technologique. Ce qui s’imposait, c’était un renouveau spirituel de la nation dans le cadre duquel une rhétorique anti-occidentale et anticapitaliste viendrait étayer une intervention étatique de vaste ampleur dans l’économie. Le « cercle du Tat » affirmait que le primat du politique [Primat der Politik] ranimerait un esprit de la technique [Geist der Technik] désormais épuisé. Dans un article intitulé « La tragédie de l’économie allemande », Holzer dénonçait amèrement le système économique alors existant, le présentant comme « dépourvu de toute essence, de tout idéalisme ou de tout cœur ». Il attaquait également le processus de rationalisation alors à l’œuvre dans l’industrie allemande, au motif qu’il était à l’origine d’un chômage sans cesse plus dévastateur. Mais il rejetait les conceptions antitechnologiques, avançant que la technique pourrait être arrachée à « sa nature mécaniste » pour être élevée au statut d’ « organisme nouveau ». Pour cela, il allait toutefois falloir que le principe de l’intérêt général remplace l’égoïsme débridé qui régissait la vie publique allemande. Lorsque la société allemande y parviendrait, le progrès technique, loin d’être cause de chômage, permettrait de « s’affranchir du travail. »

La fin du travail grâce au progrès technique et la libération de la technologie du méchant capital, c’étaient également – et ce sont toujours – des lubies communistes. Jeffrey Herf, sur la base des textes, démontre également qu’il n’a jamais été question pour les ultraconservateurs allemands d’un retour au terroir. Au contraire, ces derniers souhaitaient un renforcement de l’identité nationale, c’est-à-dire une uniformisation culturelle à l’échelle nationale.

Le capitalisme et le technicisme étaient synonymes d’États-Unis et de Grande-Bretagne. Comme tous les modernistes réactionnaires, Holzer s’attachait à dissocier le sentiment anti-capitaliste de tout retour au terroir, et ce, afin de l’articuler à un discours traitant d’une « technologie nationale ». Il existait, affirmait-il, une affinité naturelle entre l’État autoritaire et les qualités intrinsèques qu’il attribuait à la technologie – de même qu’il se constatait une affinité naturelle entre cet État autoritaire et « la logique intrinsèque » [Eigengesetzlichkeit] de cette technologie. »

Paradoxalement, Holzer et Hardensett critiquaient également l’organisation scientifique du travail (taylorisme), ce qui montre qu’ils refusaient d’accepter l’idée que la technologie impose ses conditions à la société et non l’inverse.

D’après le résumé du livre qu’on peut trouver sur le web, l’ingénieur Hardensett attribuait la négation des limites planétaires, l’illimitation, à la philosophie d’une économie capitaliste. Mais Hardensett n’était pas du tout rationnel dans son rapport à la technologie. Il lui était donc incapable de voir que la technologie moderne, son gigantisme et sa puissance, étaient à l’origine de l’ivresse croissante qui touchait Homo industrialis, à la source de son hubris. En outre, il faut par exemple 30 000 tonnes de granulats pour construire un kilomètre de route et 12 millions pour une centrale nucléaire. Ces ordres de grandeur sont déterminés par la physique, par les besoins matériels que nous imposent les macro-systèmes techniques.

Heinrich Hardensett

Heinrich Hardensett, était selon Jeffrey Herf l’un des plus prolifiques et influents des ingénieurs idéologues nazis.

Heinrich Hardensett fut l’un des ingénieurs écrivant sur la technologie et la culture les plus prolifiques et intéressants. De 1925 – date à laquelle son premier texte fut publié dans Technik und Kultur – à 1934, année où il publia un essai dans le cadre d’une collection créée par les nazis, il écrivit de nombreux textes véritablement remarquables, qui combinaient à la théorie sociale et à une réflexion politique de droite une défense de la technologie. À l’instar de Holzer, il pouvait écrire aussi bien à l’intention des hommes de lettres qu’à celle des ingénieurs. Mais la subtilité et l’ingéniosité de ses écrits le distinguaient de tous. Il donna expression aux motifs modernistes réactionnaires au moyen d’un style et d’une clarté inégalés. Son premier texte publié dans Technik und Kultur, « Sur le rapport de la technologie industrielle aux arts visuels », comparait le travail des ingénieurs à celui des artistes et des architectes. Le travail de l’ingénieur répondait à « la grande aspiration de notre époque à la communauté et à la forme » [die grossen Sehnsucht unserer Zeit nach Gemeinschaft und Gestalt]. Le processus de rationalisation empiétait sur « l’âme du travail de façons grotesques », mais la sensibilité esthétique de l’ingénieur se manifestait dans les formes, belles et limpides, des ponts, des routes et des usines. Les ingénieurs commençaient à comprendre que leur travail n’était pas un simple moyen permettant d’atteindre quelque chose d’autre : il était, en lui-même, investi d’une grande valeur culturelle et d’une forme esthétique. Les Allemands avaient hélas pris l’habitude d’envisager le monde avec le regard « de l’Antiquité, du gothique et du baroque » et accusaient donc souvent d’impersonnalité l’ingénierie et l’architecture modernes.

Heinrich Hardensett considérait que les dégâts écologiques infligés par la technologie moderne venait surtout d’un capitalisme déchaîné et non de la technologie elle-même. Il distinguait « l’homme technique » de « l’homme capitaliste » dans Der kapitalistiche und der technische Mensch qui, selon Jeffrey Herf, était un livre offrant « l’un des exposés les plus limpides et raffinés alors proposés aussi bien par des révolutionnaires conservateurs que par des ingénieurs. »

L’ouvrage opposait l’homme technique à l’homme capitaliste en en faisant des idéaux-types. Son auteur affirmait ainsi représenter « le point de vue de l’ingénieur » contre celui du capitaliste, qui encourageait une pénétration des rapports d’échange capitalistes au cœur de la production technologique.

L’homme capitaliste de Hardensett était un idéal-type, conçu à l’aune de l’analyse du capitalisme que proposait Sombart. Son lieu était la sphère de circulation, non celle de la production. En bon acteur économique, il n’envisageait pas les autres comme des confrères, ni comme des citoyens, ni comme des membres d’une même communauté, ni comme des « camarades de production » : il les envisageait comme des « étrangers » se situant au-delà de « tout attachement humain ». De façon peu surprenante, c’étaient les Juifs et autres groupes humains se caractérisant par leur nomadisme qui étaient les meilleurs « porteurs » de l’esprit capitaliste. L’homme capitaliste instrumentalisait et dépersonnalisait l’activité économique, luttant « contre tous les liens du sentiment, du sang et de l’esprit ». Il assujettissait la sphère de la production à celle de la circulation, sacrifiant ainsi la qualité des biens et leur « formation créatrice » aux considérations quantitatives propres à la maximisation du profit. « Homme de la finance », il était chez lui dans un « monde de chiffres, […] un monde décoloré, abstrait, artificiel, un monde de l’argent ». Sa quête du profit était « unilatérale, à tel point monomaniaque qu’elle en devenait pathologique ».

Le taylorisme attribué au capitalisme

Hardensett critiquait également le taylorisme qu’il associait au capitalisme et non à la nécessité matérielle imposée par un système de production industrielle. Selon l’ingénieur, les Soviétiques faisaient également fausse route en idéalisant cette organisation scientifique du travail, qui était l’un des pires aspects du capitalisme américain.

Hardensett se penchait ensuite sur l’impact de l’homme capitaliste sur la technologie. Cet impact était catastrophique. Le processus de rationalisation des années 1920, le taylorisme et les recherches menées sur le temps et le mouvement témoignaient tous de « l’énucléation spirituelle du travail », qui éliminait du lieu de travail « toute transcendance espiègle susceptible d’être partagée entre camarades, toute sensualité joyeuse et plastique ». L’homme capitaliste dépouillait systématiquement « les grands actes techniques de « leur teneur humanitaire, émancipatrice, saine et pleine d’allant ». En effet, les beautés de la production demeuraient « incompréhensibles pour la mentalité de l’échange ». La mentalité capitaliste était, de façon typique, « mécaniste, positiviste, mais d’un mécanicisme qui n’était pas celui de la machine ». C’est qu’elle était bien incapable de prendre la mesure de la « téléologie » active propre à la volonté qui imprégnait la technologie. En résumé, parce qu’il ne se préoccupait que de « production de marchandises » [Warenerzeugung] et d’échange, l’homme capitaliste était absolument incapable de saisir la métaphysique qui était celle de la technologie.

L’historien Johann Chapoutot, spécialiste de l’Allemagne, considère également que les nazis « sont critiques du fordisme et du taylorisme », d’où l’invention du management par « délégation de responsabilité ». Selon Chapoutot, les nazis auraient inventé le management moderne qui s’est diffusé dans les grandes entreprises.

Pour Hardensett, le capitaliste se caractérisait par le court-termisme marchand et ses valeurs abstraites. Au contraire, l’ingénieur était un bâtisseur de cathédrale et de pyramide, un visionnaire qui s’inscrivait sur le très long terme.

L’idéal-type de l’homme technique proposé par Hardensett était, tout autant que son homme capitaliste idéal-typique, un amalgame d’éléments factuels et d’éléments relevant uniquement de la vision du monde de l’auteur. Contrairement au capitaliste, qui ne se préoccupait que de production de marchandises, l’homme technique se concentrait sur « la production d’objets » [Sachererzeugung], une production qui avait intrinsèquement une « valeur de service » [Dienstwert]. En fait, la distinction entre production de marchandises et production d’objets constituait la différence essentielle entre l’économie capitaliste et l’économie technique. L’homme technique était imprégné de « l’éthique du maître bâtisseur » et privilégiait donc des œuvres objectives créées sur la base de considérations non économiques, purement esthétiques. L’homme capitaliste créait un monde de valeurs éphémères, abstraites, alors que l’homme technique cherchait à créer des objets permanents, concrets, des objets « cosmiques, éternels et divins ». Il s’efforçait de « transcender le temps et l’espace en créant des formes […] et de transformer une incomplétude plus ou moins grande en une permanence éternelle ». Au lieu de tenter constamment de faire triompher le marché, l’homme technique, lui, désirait « une rédemption utopique, celle d’une permanence éternelle, parachevée – le présent éternel en lieu et place de l’avenir infini. Il est un classiciste et non un romantique, un homme des règles et des lois ». La circulation monétaire capitaliste générait le chaos et l’anarchie, alors que les ingénieurs produisaient un ordre destiné à durer, sous les formes classiques des rues, des ponts, des canaux et des barrages. Leur solidité, leur résistance à toute épreuve étaient autant de preuves d’une nature implicitement anticapitaliste. Comme tous les modernistes réactionnaires, Hardensett attribuait à la technologie une volonté autonome. Une turbine, par exemple, incarnait la combinaison « des lois de l’esprit et des rapports fonctionnels intemporels à l’œuvre dans la nature » avec « les cercles d’une énergie cosmique immatérielle et la dynamique tout de tension inhérente à l’acier ».

Traditionnalisme et technologie

Contrairement à certaines idées reçues, les ultraconservateurs allemands n’ont jamais défendu un retour à la terre, à une société artisanale et paysanne. Il en va de même pour les conservateurs contemporains, tous férus de technologies, qui portent décidément mal leur nom.

Ce que montrait avec évidence, une nouvelle fois, l’ouvrage de Hardensett, c’est que l’archaïsme de surface de cette tradition idéologique se combinait à merveille à une réconciliation fondamentale avec la technologie moderne. Ce livre ne cessait pas de faire référence aux communautés et camarades des sphères de la production et de la création. Ces notions de « camarades de production » [Produktionskameraden] et de « communautés de prestation » [Leistungsgemeinschaft] permettaient d’associer une terminologie féodale et préindustrielle à la production industrielle moderne. La communauté, une puissante volonté, forme claire, une expérience éblouissante, une splendide création – tout cela était désormais offert par le travail des ingénieurs. Le « principe fondamental de la production technique » était le travail collectif, non l’intérêt personnel ; son « lieu par excellence » était l’atelier, non le marché ; sa « valeur décisive » était « la valeur de service, non la valeur d’échange » ; et la production technique générait des communautés fondées sur la qualité du travail réalisé, non sur l’intérêt bien compris. C’était là un anticapitalisme, mais allemand et de droite.

Technologie et religion

Sur la technologie et la religion, Jeffrey Herf note :

L’un des traits qui distinguaient tout à fait l’œuvre de Hardensett était sa bonne connaissance de la sociologie allemande, et en particulier des œuvres de Max Weber et Werner Sombart. Par exemple, dans « Magische Technkik » (« Technique magique »), un texte publié en 1926 dans Technik und Kultur, il avançait que le progrès technologique ne conduisait pas à un désenchantement du monde mais à une compréhension renouvelée du rapport existant à ses yeux entre la raison et la magie. La technologie était mue par une profonde impulsion religieuse.


Convergence nazisme-ingénieurs

Le national-socialisme constituait une synthèse parfaite des revendications de la technocratie allemande depuis des décennies. La convergence des ingénieurs et du nazisme était inéluctable.

En combinant nationalisme et socialisme, les nazis revendiquaient de se fixer des objectifs compatibles avec ceux que les ingénieurs défendaient depuis cinq décennies.

En 1934, la Verein Deutscher Ingenieure publiait un volume collectif intitulé Die Sendung des Ingenieure in neueen Staat (La mission des ingénieurs dans l’État nouveau), qui témoignait de façon exemplaire de cette alliance de nazisme et de traditions germaniques propres aux ingénieurs. Les textes regroupés dans ce volume articulaient les intérêts bien compris de la profession avec un engagement idéologique, et la conviction que les nazis avaient tourné le dos aux thèmes anti-industriels de la pensée völkisch. Comme l’affirmait Rudolf Heiss, le directeur d’ouvrage, les objectifs de Hitler – réarmement et plein emploi – supposaient que « la technique fût placée au service de la totalité de notre peuple [Volk] ». En conséquence, la politique telle que pratiquée au quotidien, de la façon la plus concrète, et les traditions idéologiques pourraient se renforcer mutuellement.

Heinrich Hardensett était des contributeurs de ce volume, avec un texte consacré aux « individus techniques-créateurs » réitérant l’argumentation développée dans Der kapitalistische und der technische Mensch. Toutefois – différence tout à fait notable par rapport à cet ouvrage –, il y affirmait que « la révolution » nationale-socialiste avait rendu caduque « l’ère libérale-capitaliste ». Distinguant l’ingénieur du capitaliste, il opposait aussi au capital « créateur » [schaffende] un capital « parasitaire » [raffende] – des termes que Gottfried Feder avait déjà popularisés. Aux yeux de Hardensett, « l’État nouveau pouvait se prévaloir de « l’idéalisme technique » que les ingénieurs allemands avaient recherché tout au long du dernier demi-siècle.

Heiss offrait un autre exemple frappant de la congruence entre ingénieurs et nazis. La première de ses deux contributions à l’ouvrage collectif qu’il dirigeait consistait à répondre par l’affirmative à la question : « Le national-socialisme apportera-t-il une solution à la crise culturelle de la technologie ? » « L’esprit du soldat du front » [Frontkämpfergeist], y affirmait-il, était inhérent à la technologie et ne pouvait être tenu responsable « des péchés de l’homme capitaliste ». Loin de s’abandonner au pessimisme, le national-socialisme offrait semblait-il un moyen d’embrasser la technologie moderne tout en rejetant le matérialisme. Heiss citait « l’individu technique-créateur », cet idéal-type de Hardensett, avançant que les nazis venaient le soutenir dans le combat qu’il menait contre l’homme capitaliste. Le national-socialisme, poursuivait-il, ne mettrait pas seulement un terme à la « désespérance » en apportant une solution à la crise culturelle de la technologie. Il ferait également des ingénieurs le « corps des officiers » d’un tel combat visant à placer la technique au service de la nation entière : il leur donnerait les postes de responsabilité et de pouvoir auxquels ils aspiraient depuis les débuts de l’industrialisation allemande.

Dans le second texte donné à ce volume collectif, « Volk und gestaltende Arbeit » (« Le peuple et le travail générateur de forme »), Heiss mettait l’accent sur la relation existant à ses yeux entre la forme technique et la prospérité de la nation. Le façonnage de la matière était un « critère de santé » qui libérait les « puissances de l’âme ». L’un des plus grands attributs des Allemands était « leur capacité de donner forme à la matière, de la maîtriser par la puissance de l’esprit ». Dans le nouveau régime, « le peuple et la technologie […] ainsi que les fabricants de formes » ne feraient plus qu’un. Si les ingénieurs avaient jusqu’alors eu le sentiment que leur travail était ignoré par la nation, ils n’auraient bientôt plus aucune raison de penser cela. Bien au contraire, ils faisaient désormais partie de ces « millions de compatriotes appelés à guerroyer contre le mauvais usage réservé à nos créations ». Les ingénieurs devaient désormais cesser de montrer de l’indifférence pour le politique, comme ils l’avaient fait dans le passé ; ils devaient « se révolter et placer la puissance de l’esprit [Geist] au-dessus du pouvoir de l’argent ». En effet, l’idéal central du national-socialisme – le primat de l’intérêt général sur l’intérêt personnel – était tout aussi intrinsèque à la technologie. La prise du pouvoir par Hitler venait faire sonner « l’heure de la liberté pour l’individu technique-créateur ». Le régime nazi ne représentait aucune menace pour les ingénieurs. Bien au contraire, il serait synonyme pour eux de délivrance : eux qui avaient si longtemps souffert d’une marginalisation politique et d’un statut social bien inférieur à celui des autres membres des classes moyennes seraient enfin délivrés de ces maux. L’individu créateur prenait l’ascendant sur le capitaliste calculateur, ce qui ne pourrait que multiplier formidablement les opportunités pour les ingénieurs, qui n’auraient désormais, en vertu des programmes de réarmement et de grands travaux, aucun mal à trouver du travail.

Philippe Oberlé


  1. https://www.letemps.ch/culture/livres/johann-chapoutot-nazis-ont-penseurs-management

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