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Le rôle des « ingénieurs-idéologues » dans la montée du nazisme (1/3)

« Les ingénieurs ne se révoltèrent jamais contre les idéologues nazis, partageant beaucoup avec eux, tant sur le plan théorique que sur le plan pratique. »

– Jeffrey Herf

Ce texte est la première partie d’une série d’articles dédié aux « ingénieurs-idéologues » allemands, et à leur rôle dans la montée du national-socialisme. La seconde et la troisième parties sont disponibles ici.

Un article publié l’autre jour sur ce blog évoquait la propagande technophile de Joseph Goebbels qui avait pour objectif de réconcilier le peuple allemand avec l’industrialisme, avec la technologie moderne. J’ai décidé de faire une série d’articles s’intéressant plus particulièrement au rôle déterminant des « ingénieurs-idéologues » dans la montée du nazisme, toujours en me basant sur l’excellent travail de l’historien Jeffrey Herf dans son ouvrage Le modernisme réactionnaire : haine de la raison et culte de la technologie aux sources du nazisme (1984). Dans le livre, Herf ne s’intéresse pas seulement à l’influence des intellectuels droitiers, moteurs de la révolution conservatrice sous la République de Weimar. Il dédie un chapitre à ces « ingénieurs-idéologues » et démolit la « légende » selon laquelle techniciens et scientifiques allemands étaient de simples « technocrates apolitiques » qui auraient fait preuve « d’une obéissance dénuée de tout esprit critique. » Une légende alimentée entre autres par les Mémoires d’Albert Speer, architecte et homme d’État sous le Troisième Reich (voir photo en une).

La technocratie allemande préparait sa révolution nationaliste au moins depuis le XIXe siècle. Pour critiquer le capitalisme, les ingénieurs allemands n’ont pas attendu d’être mis au chômage par les restrictions imposées à l’Allemagne par le traité de Versailles en 1918, encore moins l’effondrement économique de 1929. Les travaux de Jeffrey Herf, mais aussi ceux du sociologue Zygmunt Bauman[1], tendent à montrer que les révolutions, la terreur et les massacres qui les accompagnent, constituent un phénomène cyclique et donc structurel de la modernité industrielle.

Il y a beaucoup de parallèles à faire avec notre époque, par exemple avec tous ces ingénieurs et scientifiques qui appellent à réindustrialiser la France au nom de l’écologie, de la souveraineté nationale. Une sorte de révolution éco-nationaliste en somme. Évidemment, cette révolution, ils en seront les premiers bénéficiaires, eux les technocrates. L’écologie et le climat sont des alibis, des prétextes, en rien la motivation première qui reste toujours dissimulée. Les technocrates eux-mêmes sont probablement persuadés d’œuvrer avant tout au bien commun. L’automystification est un mécanisme psychologique bien connu.

Que celles-ci soient nationalistes, communistes ou religieuses, l’histoire nous enseigne que ce sont toujours des élites avides de pouvoir qui mènent les révolutions. Même les meneurs de l’Alt-right américaine ou de Daech sont pour la plupart diplômés et viennent de familles bourgeoises[2]. Le propos de Jeffrey Herf confirme le constat fait par le critique de la technologie Marius Blouin dans son dernier livre. Les scientifiques et les ingénieurs ne sont jamais « neutres » politiquement, ils défendent avant tout les intérêts de leur corporation, de leur classe sociale. Et ils sont prêts à s’allier avec les pires ordures – Lénine, Staline, Hitler, Mao, etc. – pour obtenir davantage de pouvoir et de reconnaissance par l’État. À titre d’information, sachez qu’au cours des années 1930, dans la Russie de Staline, « près de 80 % des membres du bureau politique du parti communiste soviétique appartenaient à l’intelligentsia technique – ingénieurs, agronomes, techniciens et scientifiques[3] ».


Les « ingénieurs-idéologues » et la montée du national-socialisme (par Jeffrey Herf)

Une tradition moderniste réactionnaire semblable à celles des intellectuels de droite et de droite extrême fut élaborée, à partir du dernier tiers du XIXe siècle, au sein même de la profession d’ingénieur – et ce, jusqu’aux dernières années du régime nazi. Si les hommes de lettres cherchèrent à gagner les nationalistes à la cause du progrès technologique, les ingénieurs, eux, cherchèrent à se convaincre eux-mêmes qu’ils appartenaient, de même que les fruits de leurs recherches – ces artefacts de la deuxième révolution industrielle –, à la Kulturnation, cette nation à la forte culture identitaire ; et ils cherchèrent aussi à convaincre de la même chose les juristes, médecins, fonctionnaires et autres membres des disciplines humanistes traditionnelles qui montraient encore un certain scepticisme à ce sujet. Alors que Ernst Jünger et les autres hommes de lettres œuvraient avant tout sur le terrain de la politique culturelle, la politique des ingénieurs, elle, se proposa de servir des intérêts pragmatiques : de satisfaire les désirs de reconnaissance politique, des désirs de voir la profession d’ingénieur bénéficier enfin d’un prestige et d’un statut égaux à ceux de professions plus anciennes – et tout particulièrement juridiques –, et de voir cette profession enfin choyée par l’État. Dans les dernières années de la république de Weimar, la politique des ingénieurs consista à exiger des créations de postes et à prôner la fin des restrictions entravant le progrès technique comme le réarmement de la nation.

Des personnalités comme Walther Rathenau (qui, on l’a vu, dirigeait la plus grande compagnie d’électricité du pays) ou l’architecte Peter Behrens travaillèrent à l’organisation du Werkbund – une structure collective visant à promouvoir l’innovation dans les arts appliqués –, aux côtés des architectes et artistes du Bauhaus, qui étaient convaincus qu’une synthèse spécifique de traditions nationales et de développements internationaux était à la fois possible et nécessaire. Les écrits de Rathenau, en particulier, articulaient une vision technocratique de la productivité à des conceptions spiritualisantes de la technologie. Il y eut aussi des ingénieurs pour considérer que la Technik et la Kultur devaient être combinées de manière à éviter les conséquences les plus funestes des dommages environnementaux et d’un mercantilisme implacable, et pour considérer qu’une telle combinaison pouvait et devait être menée à bien dans un cadre libéral et/ou social-démocrate. Mais les ingénieurs, en général, n’étaient pas des adeptes du cosmopolitisme. Bien au contraire, tous ceux qui, au sein de cette profession, s’attachèrent à élaborer une politique culturelle en tentant de réconcilier la technologie et la culture élaborèrent plutôt une synthèse nationaliste, et ce, bien avant qu’éclate la Première Guerre mondiale. Et si les ingénieurs allemands étaient motivés dans cette entreprise par de fort divers intérêts pragmatiques, leurs traditions idéologiques ne pouvaient que se prêter à la nazification.

La sociologie peine à apporter une explication convaincante à l’attirance que montrèrent les ingénieurs pour le nazisme, qui n’entre pas dans ses grilles d’interprétation. Thorstein Veblen, par exemple, attendait des ingénieurs qu’ils se désintéressent entièrement de la politique, ou bien il les voyait attirés par des « soviets de techniciens » opposant à la production pour le profit la production pour l’usage. Même Franz Neumann, qui fut attentif comme nul autre à la propagande de l’irrationalisme dans l’Allemagne nazie, eut du mal à reconnaître que des ingénieurs avaient pu participer au fanatisme idéologique du régime hitlérien. Dans Béhémoth, son ouvrage désormais classique, il affirmait ainsi qu’il avait existé un fort antagonisme entre le « caractère magique » de la propagande nazie et la nature rationnelle des processus de production inhérents à la société industrielle. Au motif que les ingénieurs pratiquaient au quotidien « la vocation la plus rationnelle qui soit », Neumann prétendait qu’ils avaient ainsi considéré l’idéologie nazie comme un pur et simple « tissu de balivernes », et qu’ils seraient l’un des tout premiers groupes sociaux à rompre avec le régime hitlérien. Il se méprenait complètement. Si les ingénieurs purent nourrir des doutes à l’endroit des choix politiques de Hitler, des considérations purement techniques en furent le plus souvent à l’origine : à quelques exceptions près, certes notables, ils gardèrent pour eux les réserves que leur inspiraient les choix du Führer. Les ingénieurs ne se révoltèrent jamais contre les idéologues nazis, partageant beaucoup avec eux, tant sur le plan théorique que sur le plan pratique.

Dans ses Mémoires, Albert Speer affirmait que ses erreurs avaient été celles d’un artiste et architecte qui ne s’était jamais véritablement soucié de politique. Elles avaient été celles d’un « technocrate apolitique » faisant le travail que lui demandait de faire le diable tout en évitant de se poser des questions dérangeantes. Ministre de l’armement de Hitler de 1942 à 1945, Speer critiquait dans ses Mémoires ceux qui, comme lui, s’étaient préoccupés « de leurs propres affaires et aussi peu que possible de ce qui se déroulait à l’extérieur de leur sphère privée ». La légende qui se développa autour de la personnalité de Speer et que lui-même s’efforça d’entretenir, le procès Eichmann et les analyses sur « la banalité du mal » proposées par Hannah Arendt, les visions wébériennes de la « cage d’acier » viennent conférer une certaine force à la vision que nous nous faisons habituellement de l’idéologie du technocrate et du fonctionnaire, faite d’un fonctionnement sans accrocs et d’une obéissance dénuée de tout esprit critique. Mais des recherches historiques récentes doivent nous inciter à changer de perspective. L’historien Karl-Heinz Ludwig a ainsi écrit une histoire exhaustive du rapport des ingénieurs allemands au national-socialisme, soulignant l’existence à cette époque d’un « anticapitalisme des techniciens » qui remontait au XIXe siècle. Ludwig avance que l’arrivée des ingénieurs au sein des grandes firmes industrielles permit une propagation dans leurs organigrammes des sentiments anticapitalistes, que les nazis surent instrumentaliser avec succès. Le matériau que je vais présenter dans ce chapitre, ainsi que dans le suivant, devrait démontrer avec évidence, me semble-t-il, que la tradition prédominante des ingénieurs allemands était lourdement imprégnée d’idéologie, et qu’elle fusionna avec le nazisme à maints égards, de façon importante. Instaurer une sorte d’opposition tranchée entre idéologues et ingénieurs, c’est ne pas voir à quel point les ingénieurs eux-mêmes étaient des idéologues. Tout au long des années cruciales qui suivirent l’année 1936, les ingénieurs allemands choisirent de poursuivre les objectifs idéologiques qu’ils s’étaient fixés, y compris lorsque le cours des événements en vint à bafouer toute rationalité fonctionnelle ou instrumentale. Une bonne compréhension de la tradition moderniste réactionnaire telle qu’elle fut élaborée par les ingénieurs permet de mieux expliquer leurs engagements et les raisons de l’attrait qu’exerça sur eux le nazisme. Avant de nous intéresser aux manœuvres de séduction nazies qui les visèrent tout au long de la république de Weimar, ainsi qu’aux usages par la propagande nazie de la tradition moderniste réactionnaire, nous allons examiner ses origines et sa propagation parmi les ingénieurs.

Les ingénieurs allemands s’étaient retrouvés face au dilemme culturel suivant : comment intégrer la technologie dans une culture nationale manquant de traditions libérales fortes et qui encourageait d’intenses sentiments romantiques et anti-industriels ? L’enjeu consistait à légitimer la technologie sans succomber pour autant au rationalisme des Lumières. Exactement comme les hommes de lettres, les ingénieurs entendaient démontrer que le progrès technologique était compatible avec une révolte nationaliste germanique contre le positivisme. Ils s’attachèrent donc à séparer la technologie de toute la trame du rationalisme libéral auquel elle avait été associée en Grande-Bretagne, en France et aux États-Unis. La « politique des ingénieurs », une politique culturelle à sa manière, consista à élaborer un ensemble de symboles, de termes clés, de métaphores au fort potentiel émotionnel visant à instaurer des passerelles entre la conscience corporatiste des ingénieurs et un nationalisme allemand toujours plus ambitieux et plus puissant.

En l’absence d’une tradition libérale forte, en économie comme en politique, le développement industriel allemand avait été le fait de l’État, comme en témoignèrent les idées et idéaux principaux des ingénieurs allemands des années 1870 aux années 1930. Ludwig, traitant de leurs traditions tout au long de cette période, parle d’un « anticapitalisme des techniciens », et en souligne quatre traits principaux. Tout d’abord, la technologie émanait des impulsions les plus profondes de la Kultur allemande et non du matérialisme désenchanté de la Zivilisation occidentale ; deuxièmement, les crises culturelles, politiques et économiques de la société allemande moderne n’étaient pas dues à la machine mais à ses mésusages, qu’il fallait imputer aux intérêts capitalistes privés ; troisième point, l’intérêt général de la communauté nationale ne pouvait être protégé que par un État fort, qui devait avoir l’ascendant sur les intérêts économiques privés ; enfin, quatrièmement, les ingénieurs avaient un rôle central à jouer dans la modernité : à un âge de la guerre technologique, ils devaient fournir l’expertise nécessaire afin que l’Allemagne réponde à ces nouveaux défis. Il s’agissait pour les ingénieurs, en portant ces idées, d’éviter que la production technologique soit intégrée dans le système du profit et de l’échange – raison pour laquelle ces idées contribuèrent à l’attrait que le national-socialisme devait exercer sur la profession. Ludwig, à n’en pas douter, le montre de façon convaincante. La forme étatiste alors adoptée par l’anticapitalisme allemand s’explique toutefois par une configuration bien particulière : par un développement capitaliste qui se produisit dans un pays dépourvu d’une tradition libérale forte.

Afin d’élaborer leur politique culturelle, les ingénieurs allemands puisèrent dans trois sources d’inspiration principales. Tout d’abord, ils empruntèrent à une tradition propre à leur profession, et qu’exploraient à l’envie les différentes publications de leurs associations professionnelles ainsi que les enseignants en ingénierie des prestigieuses universités techniques du pays. Les mandarins des universités techniques partageaient avec leurs homologues des humanités un même rejet des Lumières, et ils se montraient particulièrement convaincus de la nécessité d’accorder la technologie à la culture idéaliste des universités allemandes. Leur seconde source d’inspiration, ils la trouvèrent dans tous les articles et ouvrages écrits par des ingénieurs et publicistes indépendants qui cherchaient à créer des liens entre la Révolution conservatrice et l’anticapitalisme germanique des ingénieurs. Ils s’inspirèrent enfin de la propagande nazie qui, à partir du milieu des années 1920, les cibla particulièrement. Ces trois sources se recoupaient. Les deux premières contribuèrent à instaurer un climat culturel qui permet au national-socialisme, alors que la grande dépression faisait rage, de se présenter avantageusement devant les ingénieurs : les nazis leur annoncèrent en effet qu’ils leur épargneraient les distorsions infligées par les rapports d’échange, et ce, au nom d’un avenir nationaliste glorieux que n’entacherait plus un grossier mercantilisme.

Jeffrey Herf

Commentaire : Philippe Oberlé


  1. Zygmunt Bauman, Modernité et holocauste, 1989.

  2. Voir les éclairantes analyses de l’anthropologue Scott Atran du CNRS : https://aeon.co/essays/radical-islam-and-the-alt-right-are-not-so-different

  3. https://www.lhistoire.fr/urss-les-ing%C3%A9nieurs-prennent-le-pouvoir

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