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Le rôle des « ingénieurs-idéologues » dans la montée du nazisme (2/3)

« Instaurer une sorte d’opposition tranchée entre idéologues et ingénieurs, c’est ne pas voir à quel point les ingénieurs eux-mêmes étaient des idéologues. »

– Jeffrey Herf

Ce texte est la seconde partie d’une série d’articles dédiée aux « ingénieurs-idéologues » allemands, et à leur rôle dans la montée du national-socialisme. La première et la troisième parties sont disponibles ici. Image : chars allemands Tigre II. Les ingénieurs-idéologues appelaient sous la République de Weimar, bien avant l’arrivée des nazis au pouvoir, au réarmement de l’Allemagne.

Je me base toujours sur l’ouvrage Le modernisme réactionnaire : haine de la raison et culte de la technologie aux sources du nazisme (1984) de Jeffrey Herf. Dans le livre, l’historien ne s’intéresse pas seulement à l’influence des intellectuels droitiers, moteurs de la révolution conservatrice sous la République de Weimar. Herf dédie un chapitre aux « ingénieurs idéologues » où il démolit la « légende » selon laquelle techniciens et scientifiques allemands, sous le IIIe Reich, étaient de simples « technocrates apolitiques » qui auraient fait preuve « d’une obéissance dénuée de tout esprit critique. »

La « politique des ingénieurs » consistait à « élaborer un ensemble de symboles, de termes clés, de métaphores au fort potentiel émotionnel visant à instaurer des passerelles entre la conscience corporatiste des ingénieurs et un nationalisme allemand toujours plus ambitieux et plus puissant. » Celle-ci atteignit sous apogée sous la république de Weimar, « mais la tradition sur laquelle s’appuyait cette politique était déjà vieille d’un demi-siècle. »

En effet, les ingénieurs allemands ont créé dès 1859 une organisation de lobbying afin de « défendre activement la technologie », la Verein Deutscher Ingenieure (l’Association des ingénieurs allemands, ou VDI). À travers le mensuel Technik und Wirtschaft (Technique et économie) et ses « efforts visant à consolider l’influence politique de la profession », la VDI en appelait à « un travail technique au service de la communauté ». Cela supposait deux choses,

« tout d’abord, les ingénieurs et leurs employeurs – et tout particulièrement les nouveaux conglomérats des secteurs de la chimie et de l’électricité – ne pouvaient qu’avoir des intérêts communs ; enfin, la prospérité de la communauté nationale requérait une intervention étatique énergique dans l’économie et supposait que le progrès technique soit encouragé. Les publications de la VDI délivraient un message d’espoir productiviste et technocratique : la communauté d’intérêts entre l’État, le capital et le travail technique rendrait obsolètes les conflits de classe. Les ingénieurs allaient jouer un rôle crucial dans les “stratégies de défense bourgeoise” – un terme que j’emprunte à Charles Maier. »

Carte de membre de la VDI de l’année 1937 qui a appartenu à l’ingénieur en aéronautique Willy Messerschmidt, le concepteur de l’avion du même nom qui fut le principal chasseur allemand de la Luftwaffe durant la Seconde Guerre mondiale.

Mais la principale publication des ingénieurs idéologues était Technik un Kultur (Technique et Culture), le mensuel de la Verband Deutscher Diplom-Ingenieure (l’Union des ingénieurs diplômés allemands ou VDDI). La VDDI passe de 4 000 adhérents en 1914 à 10 000 en 1937. Si la revue cessa de paraître en 1937, lorsque les publications nazies prirent le relai de la propagande technophile, Technik und Kultur « fut le lieu où les ingénieurs-idéologues dessinèrent les contours de la mission culturelle que devait à leurs yeux remplir la technologie ».

Jeffrey Herf explique qu’un « numéro type de cette publication présentait un article sur Nietzsche, un autre était consacré à Schopenhauer ou Spengler, ainsi qu’à des analyses traitant des apports culturels offerts par telle ou telle innovation technique récente – nouvelle gare, nouvel avion, nouveau navire, etc. »

D’après Herf, en raison de l’héritage culturel anti-technologique et anti-scientifique de la culture allemande, les ingénieurs au pays de Goethe devaient adapter leur stratégie de propagande à ce contexte spécifique.

« Alors qu’en France, en Angleterre et aux États-Unis, les sciences sociales s’appuyaient sur leurs propres prétentions à la scientificité pour accéder à une authentique légitimité, en Allemagne il en allait tout autrement, tant le rapport de force entre culture humaniste et culture scientifique était inversé. C’est en recourant au langage de la Kultur que les ingénieurs s’y efforçaient d’accéder à une pleine légitimité. Il y était proprement impossible de défendre de façon militante le progrès en invoquant le positivisme et les Lumières : un tel positionnement aurait en effet identifié le progrès à la menace matérialiste venant d’Angleterre, de France ou d’Amérique. S’il a toujours semblé quelque peu incongru de parler de “philosophie” de la technologie aux États-Unis, en France ou en Grande-Bretagne, il en allait tout autrement en Allemagne, où une telle démarche de pensée semblait tout simplement s’imposer.

Ce fut sous la république de Weimar que la “politique culturelle des ingénieurs” atteignit son apogée. Mais la tradition sur laquelle s’appuyait cette politique était alors déjà vieille d’un demi-siècle. »

En effet, cette particularité allemande remonte au XIXe siècle.

« La première tentative de formuler une “philosophie de la technologie” remonte à l’année 1877, à un moment où des penseurs comme Emil du Bois Raymond tentaient d’intégrer une réflexion matérialiste à un panthéon nationaliste. Dans Grundlinien einer Philosophie der Technik (Fondements d’une philosophie de la technique), Ernst Kapp avança alors que la technologie suivait une logique de “projection et de remplacement organiques”, de remplacement progressif des organes humains par des dispositifs mécaniques. Le marteau remplaçait le bras ; les lunettes, les télescopes et haut-parleurs étaient des projections de l’œil et de l’oreille ; le téléphone et le télégraphe des externalisations du système nerveux. Kapp décrivait la machine comme “l’image en miroir du vivant”, alors que l’être humain, lui, “représentait le système mécanique idéal”. De telles formulations avaient pour intention et visée de “surmonter” le dualisme qui situait la technologie dans le domaine de l’esprit et de la rationalité, en opposition à celui de la nature organique. En situant le progrès technique dans le champ de l’anthropologie humaine, et donc, tout autant, dans la sphère de la culture, Kapp fournit une sorte de modèle aux auteurs qui lui succéderaient. »

Aujourd’hui, un ingénieur idéologue tel que Jean-Marc Jancovici procède à une similaire naturalisation de la technologie en expliquant que « tous les êtres vivants produisent un peu de pollution[1] », ou encore en assimilant le fonctionnement de la société humaine à une machine.

À gauche, l’ancien logo de la VDI, la plus importante association d’ingénieurs allemands créée au XIXe siècle pour défendre les intérêts de leur corporation. À droite, la couverture d’un livre sur la technologie et la culture allemande publié en 1930 par Eugen Diesel, un ingénieur qui était le fils de l’inventeur du moteur diesel.

Jeffrey Herf dissèque ensuite la pensée des principaux ingénieurs-idéologues allemands de cette époque. Auteur du « premier des nombreux ouvrages portant pour titre Technik und Kultur », Edward Mayer développe une philosophie de la technologie caractéristique. Une « impulsion créatrice », une « mission cosmique » pousse l’homme à assujettir une « nature chaotique ». Ulrich Wendt publie Technik als Kulturmacht (La technique comme force culturelle) la même année, livre où il assimile l’histoire de la technologie à un processus de « spiritualisation croissante » du travail. L’idée phare consiste à montrer que le progrès technique rapproche la culture et la technologie, la machine et la philosophie spéculative. Max Eyth était lui un ingénieur féru de poésie qui a publié un recueil d’essais où il s’attaque au monde « soi-disant cultivé », estimant qu’il y a plus d’esprit, plus de Geist, dans une belle locomotive que dans les œuvres littéraires de Virgile et Cicéron. Quant à Julius Schenk, il publia un ouvrage très cité en 1912 où il opérait une distinction fondamentale entre « l’économie mercantile » guidée par la recherche du profit et « l’économie de production » qui était l’apanage des ingénieurs.

La Première Guerre mondiale a renforcé le sentiment corporatiste des ingénieurs allemands qui comprenaient l’interdépendance du savoir technique et de la politique au sein d’un État moderne. Cela n’a fait qu’accroître leur frustration. Les années de « mobilisation totale » avaient « donné naissance à un modèle que les ingénieurs cherchaient à institutionnaliser une bonne fois pour toutes. » Sous la république de Weimar, les sociaux-démocrates refusaient de « lancer le programme de réarmement auquel appelait avec ferveur l’élite de l’ingénierie nationale », accroissant la frustration chez les technocrates. Une frustration d’autant plus grande que « le chômage technique affligeait la profession », si bien qu’en 1932 « seuls 20 % des diplômés des universités techniques travaillaient comme ingénieurs ». Si certains « accueillaient avec chaleur la rhétorique antisémite de la droite völkisch, son anti-industrialisme impénitent lui interdisait de séduire en grand nombre les élites techniciennes. C’est donc tout naturellement que les ingénieurs se sont tournés vers le national-socialisme.

« Le national-socialisme leur promit qu’ils pourraient combiner intérêt personnel bien compris et service à la Volksgemeinschaft, à la communauté du peuple. Les ingénieurs qui s’attachaient à façonner une politique culturelle spécifique à la profession finirent par se convaincre que le national-socialisme réduirait au silence les critiques de la technologie venant du “monde soi-disant cultivé” et affranchirait également le développement technologique du contrôle qui était exercé sur lui par les intérêts mercantiles. »

Pour appuyer son propos, Jeffrey Herf cite les publications de nombreux autres techniciens, par exemple Eugen Diesel, un ingénieur qui était le fils de l’inventeur du moteur diesel. Il critiquait l’américanisation du monde, « le monde de l’argent » qui engendraient une « grande déspiritualisation » et enfonçait l’époque dans les « marais de Mammon » (référence antisémite). Proche de l’intellectuel Oswald Spengler, Manfred Schroter, qui n’était pas ingénieur mais s’adressait à eux, emploie lui aussi des codes rhétoriques similaires pour détacher le pessimisme culturel général de la technologie.

« Ces appels au travail [Arbeit], à l’esprit [Geist] et à l’âme [Seele] se conformaient à une stratégie très courante chez les tenants du modernisme réactionnaire, consistant à intégrer la technologie en recourant à des notions familières aux Allemands, et ce, dans le but d’accepter et de faire accepter quelque chose qui, en réalité, était indéniablement moderne. »

Pour Schroter, une « culture objective » (philosophie et sciences naturelles) dominait sur une « culture subjective » (religion et politique). Là était la crise culturelle pour lui. Et la manière de surmonter cette crise se trouvait dans l’art et la technologie, car tous deux répondaient à un besoin d’unité. Schroter s’aidait même de schémas pour illustrer sa pensée. Jeffrey Herf la résume ainsi :

« L’unification de la philosophie idéaliste allemande et de la recherche et de l’innovation scientifiques et technologiques était la condition préalable de toute avancée technologique allemande. Le développement du capitalisme et la culture mercantile qui l’accompagnait menaçaient les traditions précapitalistes allemandes et non utilitaristes de la culture et de la philosophie allemandes, et donc ce qui faisait le socle même d’une avancée technologique allemande. La rhétorique antimoderniste du national-socialisme promettait de préserver cette culture précapitaliste et, ce faisant, certes de façon paradoxale, favoriserait toujours plus le développement technologique. Schroter laissait entendre que les sociétés sans passé féodal (comme les États-Unis) seraient incapables de fusionner la technologie et la culture à la manière de l’Allemagne. En effet, c’étaient les traditions illibérales et féodales de celle-ci qui encourageraient le progrès technique. Bien évidemment, les nazis, très loin de préserver les legs respectifs de Kant et de Hegel, les détruisirent, ou du moins leur firent subir de telles distorsions qu’ils en devinrent méconnaissables. »

Friedrich Dessauer, autre figure de la « politique des ingénieurs », était un physicien de l’université de Francfort qui publia entre 1907 et 1993 plusieurs articles et ouvrages où il appelait entre autres à la création d’un ministère de la technologie. Il s’employait à imputer tous les problèmes causés par le progrès technologique au « monde de la finance », à l’économie capitaliste. Les capitalistes entravaient le développement de la technologie qui était d’abord liée, selon lui, à l’idée de service plutôt qu’à celle de profit.

Philippe Oberlé


  1. https://jancovici.com/transition-energetique/choix-de-societe/leconomie-peut-elle-decroitre/

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