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Le goût des écologistes pour la stratégie de l’échec

« Au sens naïf du terme, un “équilibre dans la nature” implique une interdépendance totale, c’est-à-dire l’idée que les espèces seraient comme des dominos disposés de telle manière que si l’un d’eux tombait, d’autres – peut-être beaucoup d’autres – finiraient inévitablement par suivre. Une autre analogie est celle de la machine. Il suffit de retirer ou d’ajouter des pièces pour que la machine se dérègle. Mais la nature n’est pas une machine, et il faut éviter de trop se fier aux raisonnements par analogie. »

– John Kricher, Balance of Nature – Ecology’s Enduring Myth (« L’équilibre de la nature, le mythe persistant de l’écologie »), 2009.

« Rien n’est plus important dans la vie que de déterminer exactement le point de vue selon lequel les choses doivent être saisies et jugées, et de s’y tenir. Car nous ne pouvons saisir comme une unité la quantité des phénomènes que d’un seul point de vue, et seule l’unité de vue peut nous garder des contradictions. »

– Carl von Clausewitz, De la guerre, 1832.

Pourquoi les écologistes ont-ils la défaite dans la peau ? Pour déceler d’où vient le problème, vous trouverez ci-dessous la traduction d’un article du réalisateur-producteur britannique Adam Curtis publié en 2011 dans le Guardian peu avant la diffusion par la BBC de la mini-série documentaire All Watched Over by Machines of Loving Grace[1]. En préambule, un commentaire et quelques exemples pour appuyer le diagnostic d’Adam Curtis. Pour celles et ceux qui comprennent l’anglais (assez facile avec la narration de Curtis), vous pouvez regarder les trois films sur la plateforme ThoughtMaybe qui résume brièvement leur contenu ainsi :

« All Watched Over By Machines Of Loving Grace est une série de films sur la façon dont cette culture a été colonisée par les machines qu’elle a elle-même construites. La série explore et établit un lien entre les innombrables façons dont l’apparition de la cybernétique s’entrecroise avec divers événements historiques, et vice-versa. Pour rappel, la cybernétique est une perspective mécaniste du monde naturel dont l’essor considérable durant les années 1970 correspond au moment où émergent les technologies informatiques. La série détaille par exemple l’interaction entre la perspective mécaniste et les conséquences catastrophiques qu’elle entraîne dans le monde réel[2]. »

Si Adam Curtis a parfois tendance à partir un peu dans tous les sens, il a le mérite d’exploiter les archives historiques, de poser dessus un regard différent, et de lancer des pistes d’exploration pour mieux comprendre la culture cinglée dans laquelle nous baignons. Avec sa science, la culture techno-industrielle désosse le vivant et l’inerte pour accroître son emprise sur le monde. En réalisant une dissection minutieuse de la civilisation industrielle afin d’en discerner les lois, notre pouvoir d’influencer son évolution s’accroît mécaniquement. En distinguant ses forces et faiblesses, nous saurons le moment venu « frapper pour gagner[3] », selon les préceptes du grand général Vo Nguyen Giap, compagnon de route d’Hô Chi Minh. D’abord « fossoyeur de l’Indochine française » avant de réussir l’exploit d’« embourber la machine de guerre américaine au Vietnam et de la faire battre en retraite en 1975 », Giap se passionnait pour l’histoire. Il avait lu Marx et Lénine, étudié les tactiques de Napoléon et Mao, médité L’Art de la guerre de Sun Tzu et Les Sept Piliers de la Sagesse de T.E. Lawrence (plus connu sous le nom de « Lawrence d’Arabie »). Nous avons énormément à apprendre des mouvements de décolonisation pour « reprendre la terre aux machines », ainsi que le formule L’Atelier Paysan pour introduire son « manifeste pour une autonomie paysanne et alimentaire[4] ».

Dans l’article suivant, Adam Curtis établit des liens entre la pensée mécaniste et la vision du monde naturel qui caractérise la mentalité collective animant la société industrielle. La marche hypnotisante des machines a contaminé la psyché des Occidentaux au point qu’ils tentent inlassablement de calquer leurs organisations sur le modèle cybernétique, ce malgré les fiascos jalonnant le cours de l’histoire. À l’aide d’exemples historiques, Adam Curtis montre pourquoi des mouvements politiques décentralisés et organisés de façon non hiérarchique – par exemple le mouvement Nuit Debout – sont totalement inefficaces pour déstabiliser le système en place. Il est tout à fait fascinant de voir des gens se lancer dans des combats politiques avant même d’avoir étudié l’histoire des mouvements de résistance, ce qui éviterait pourtant de répéter indéfiniment les mêmes erreurs.

Pour ne rien arranger, il semble y avoir une confusion générale entre l’organisation d’un mouvement de résistance suivant une hiérarchie, des règles et une discipline strictes – conditions non négociables pour viser l’efficacité maximale – et l’objectif fixé par ledit mouvement. En d’autres termes, avant même d’avoir mené ne serait-ce qu’une bataille, avant d’avoir laissé quelques plumes en combattant aux côtés de ses frères et sœurs d’arme, de nombreux utopistes exigent d’expérimenter et de jouir dès maintenant, sans plus attendre, d’une société plus écologique, égalitaire et démocratique. L’impatience est un autre fléau de la modernité qu’on distingue dans cette réclamation de « solutions » immédiates. Quoi de plus normal dans une culture où, depuis le plus jeune âge, il suffit d’appuyer sur un bouton pour voir ses désirs exaucés sans le moindre effort intellectuel ni physique. Là encore, il suffit de jeter un œil aux mouvements de résistance du passé pour constater que plusieurs décennies – parfois des siècles – défilent entre la naissance d’un mouvement et la libération du peuple. En Équateur, les Indiens Waorani luttent depuis 500 ans contre la civilisation occidentale[5] (industrielle) et des milliers d’autres communautés traditionnelles dans le monde se trouvent dans une situation similaire. Plus précisément, nous autres Occidentaux ne goûterons probablement jamais de notre vivant à la saveur de la liberté véritable, c’est-à-dire l’autonomie (au sens d’Aurélien Berlan[6]). Il faut en premier lieu neutraliser le système techno-industriel qui nous asservit, et démanteler l’État qui impose à tous les habitants de son territoire un unique rapport capitaliste et marchand à la terre et au vivant. Expérimenter et construire des alternatives qui, pour tout un tas de raisons (oppression et persécutions croissantes ; instabilité économique, sociale et climatique ; conflits armés locaux et/ou internationaux ; etc.) ont très peu de chances de survivre aux prochaines décennies, n’est pas un choix stratégique judicieux. Ça l’est d’autant moins quand nous avons déjà la preuve sous les yeux de l’échec des alternatives locales (bio, AMAP, circuits-courts), comme le rappelle L’Atelier Paysan dans Reporterre :

« […] il existe une kyrielle d’alternatives pour une alimentation de qualité et une juste rémunération de leurs producteurs ! L’agriculture biologique, la permaculture, les circuits-courts, les Amap, etc. Sauf qu’à l’échelle systémique, ces alternatives ne résolvent aucunement le problème. Pire : elles le consolideraient. Car aux yeux des auteurs de L’Atelier paysan, “aussi précieuses soient-elles, ces alternatives ne constituent pas un projet politique en elles-mêmes, et ne mettent pas en danger l’agriculture industrielle. Elles en fournissent plutôt le complément de gamme, notamment pour l’alimentation des fractions aisées de la population.” Un exemple pour bien comprendre l’impuissance de ces initiatives à contrer l’agrobusiness : en vingt ans d’un travail aussi remarquable que méticuleux, l’association Terre de liens a sauvé 200 fermes. Soit l’équivalent du nombre d’exploitations qui disparaissent chaque semaine en France.

Plutôt que changer le système pour toutes et tous, la profusion d’alternatives agricoles l’aurait plutôt stabilisé, disqualifiant, par l’existence même de ces offres sur le marché, toute critique généralisée. En résulte un “clivage de classe autour de l’alimentation” plus marqué que jamais. D’un côté, les classes aisées peuvent consommer une nourriture de qualité chez Biocoop ; de l’autre, les classes populaires doivent se contenter d’Aldi, quand ce n’est pas des Restos du cœur. »

Chaque chose en son temps – rien de durable ne pourra être construit sans avoir au préalable détruit l’ennemi. Mais pour y arriver, encore faut-il avoir la rage au ventre, l’envie de se battre ; et à en croire ce qu’on lit et entend chez nombre d’écologistes, même parmi les soi-disant radicaux, on en est loin.

« Le bon est que les troupes demandent le combat et non pas la victoire, car les troupes qui veulent se battre savent qu’elles sont entraînées et aguerries alors que c’est la paresse et la présomption qui font réclamer la victoire et amènent la défaite. »

– Sun Tzu, L’Art de la guerre.

Pour encore illustrer le propos sur la naïveté des militants écologistes, prenons l’exemple d’une organisation pacifiste médiocre et inefficace largement promue par les médias dominants : Extinction Rebellion. Dans leurs « principes », on peut lire que « notre mouvement est fondé sur des principes d’autonomie et de décentralisation » :

« Nous créons collectivement les structures nécessaires pour défier le pouvoir. […] Toute personne ou groupe peut s’organiser de façon autonome par rapport aux problématiques qui lui paraissent les plus urgentes, et agir au nom et dans l’esprit d’Extinction Rebellion, tant que cette action ne déroge pas aux principes et valeurs d’Extinction Rebellion. De cette façon, le pouvoir est décentralisé, ce qui signifie qu’il n’est pas nécessaire de demander l’aval d’un quelconque autre groupe, ni d’une autorité centrale. En règle générale, nous aurions plutôt tendance à opter pour le système de « l’holacratie » plutôt que pour celui de la prise de décision par consensus[7] […] »

D’après le média Novethic, « l’accélérateur de transformation durable du Groupe Caisse des Dépôts », « l’holacratie est un système de management horizontal et d’organisation des entreprises, il élimine la notion traditionnelle de hiérarchie et confère plus d’autonomie aux salariés[8]. » C’est aussi un modèle d’entreprise « en vogue à San Francisco[9] », note le quotidien suisse Le Temps. Sans surprise, les grandes firmes plébiscitent le concept puisque Danone, Kingfisher, Décathlon, Castorama, Zappos (filiale d’Amazon) ou encore Biocoop l’ont adopté comme mode de gouvernance[10] ; même le mouvement Colibris en fait un moyen d’ « instaurer une gouvernance écologique[11] ».

Sur Wikipédia, on apprend que ce nouveau concept nous vient de l’industrie technologique :

« Le système holacratique fut développé progressivement entre 2001 et 2006 par Brian Robertson au sein de son entreprise de production de logiciels (Ternary Software) avant d’être formalisé sous ce nom en 2007. Il se donne pour objectif de mettre au point des mécanismes de gouvernance plus efficaces.

Le terme holacratie est dérivé de holarchie et de holon, mots introduits en 1967 par Arthur Koestler dans son livre Le Cheval dans la locomotive. Une holarchie est composée de holons (mot composé du grec: ὁλον, forme neutre de ὁλος signifiant le “tout” et de la terminaison “on” renvoyant à la partie). Un holon est pour Koestler à la fois un tout et la partie d’un tout. Une holarchie est donc une structure complexe dans laquelle chaque sous-système est conjointement autonome et dépendant de la structure plus large dans laquelle il s’insère. Ces principes se répètent tout au long d’une échelle de complexité. Koestler pense ainsi l’organisation des systèmes vivants depuis la cellule jusqu’aux organismes complexes et considère qu’il doit en être de même pour des systèmes sociaux sains. Pour lui, les systèmes pyramidaux qui se sont imposés comme la norme dans les organisations et dans les sociétés humaines sont sources de violence et d’inefficacité, et mettent l’avenir de l’humanité en péril[12]. »

L’holacratie correspond en tous points aux systèmes d’auto-organisation décrits par Adam Curtis, des structures qui s’illustrent depuis des décennies par leur incapacité à pulvériser le statu quo.


Comment le mythe de « l’écosystème » a été utilisé à des fins sinistres (par Adam Curtis)

Dans les années 1920, un botaniste et un maréchal imaginaient des théories rivales sur la nature et la société. Personne n’aurait pu imaginer que leurs idées influenceraient, des décennies plus tard, la perspective des hippies des années 1970 et des mouvements de protestation du XXIe siècle. Cette foi dans les systèmes autorégulateurs est pourtant teintée d’une histoire sinistre.

En cette fin de mois de mars [de l’année 2011], nous avons assisté à un merveilleux moment de télévision lors d’une interview sur Newsnight. Cet événement faisait suite à des manifestations d’étudiants à Fortnums et dans d’autres magasins d’Oxford Street pendant la marche contre les coupes budgétaires organisée par le Trade Union Congress. Emily Maitlis demandait à Lucy Annson, porte-parole du mouvement d’action directe UK Uncut, si elle condamnait la violence.

Annson a rapidement jeté les bases d’une interview cauchemardesque en déclarant :

« Nous sommes un réseau de personnes qui s’auto-organisent. Nous ne prenons pas position sur ces choses-là. Il s’agit de donner à l’individu le pouvoir d’aller sur le terrain et d’être créatif. »

« Mais est-ce mal pour des individus d’attaquer des bâtiments ? » demanda Maitlis.

« Vous devriez demander à ces individus en particulier », lui répondit Annson.

« Mais vous êtes une porte-parole de UK Uncut », insista Maitlis. Et Annson de lui répondre cette phrase merveilleuse : « Non. Je suis porte-parole de ma propre personne. »

Cet échange exprimait une idéologie très puissante de notre époque – l’idée du « réseau auto-organisé ». D’après cette vision, les êtres humains pourraient s’organiser en systèmes où les individus seraient interconnectés, mais où la hiérarchie, les leaders et le contrôle cesseraient d’exister. Elle se différencie de l’ancienne forme d’action collective adoptée par la gauche autrefois, où les gens se laissaient entraîner par la force supérieure du mouvement. A contrario, tous les individus du réseau d’auto-organisation peuvent, en tant qu’entités créatives, autonomes et auto-expressives, agir selon leur bon vouloir. Et d’une manière ou d’une autre, grâce au feedback (boucles de rétroaction) entre tous les individus du système, une sorte d’ordre finirait par émerger.

À la base de cette perspective se trouve le principe fondamental suivant : il serait possible d’organiser les êtres humains sans structure de pouvoir supervisées par des dirigeants.

Comme position politique, elle est évidemment très irritante pour les journalistes de la télévision, ce qui peut être ou non une bonne chose. Cela ne signifie pas nécessairement que l’auto-organisation est mauvaise pour organiser des manifestations, voire même possiblement la société humaine. Mais j’ai pensé utile de raconter l’histoire brève, et somme toute assez particulière, de la montée en puissance de l’idée du « réseau auto-organisé ».

Bien sûr, certaines de ces idées proviennent de la pensée anarchiste. Mais l’idée se trouve aussi profondément enracinée dans une étrange vision fantaisiste de la nature qui émergea dans les années 1920 et 1930, lorsque l’Empire britannique entamait son déclin. Cette vision décrivait la nature – et plus généralement le monde entier – comme un système gigantesque capable de se stabiliser de lui-même. Cette notion s’est propagée, a saisi l’imagination des classes dirigeantes et occupe toujours une place centrale dans notre culture.

Nous avons depuis longtemps oublié son origine. Pour cela, il faut remonter aux années 1920, quand une bataille intense faisait rage entre deux hommes passionnés. Le premier était un botaniste et un socialiste fabian [doctrine de centre-gauche de la Fabian Society, « l’un des premiers think-tanks[13] », NdT] nommé Arthur Tansley. Le second faisait partie des dirigeants les plus puissants et impitoyables de l’Empire britannique, le maréchal Jan Smuts.

Tout a commencé par un rêve. Une nuit, Tansley a fait un cauchemar troublant dans lequel il tuait sa femme avec une arme à feu. Tout naturellement, il s’est mis à lire les œuvres de Sigmund Freud et a même été analysé par Freud en personne. C’est alors que Tansley accoucha d’une théorie extraordinaire ; il reprit la notion de Freud selon laquelle le cerveau humain fonctionnait sur le modèle d’une machine électrique – un réseau le long duquel l’énergie circule – et affirma que ce principe s’appliquait à la nature. Sous la complexité déconcertante du monde naturel se cachaient en réalité des systèmes interconnectés au sein desquels circulait de l’énergie. Il leur a donné un nom. Il les a appelés des écosystèmes.

Mais Tansley poursuivit le développement de sa théorie. Selon lui, des systèmes composaient le monde à tous les étages du vivant, et ces derniers tendaient naturellement vers la stabilité. Il appelait cela « la grande loi universelle de l’équilibre ». Tout, écrivait-il, de l’esprit humain à la nature et jusqu’aux sociétés humaines, tend vers un état d’équilibre naturel.

Tansley admettait qu’il ne pouvait pas apporter de véritables preuves confirmant ses idées. En réalité, il se contentait de reprendre un concept d’ingénierie des systèmes et des réseaux pour le projeter sur le monde naturel, transformant ainsi la nature en une machine. Et l’idée, tout comme le terme « écosystème », sont restés.

Par la suite le maréchal Smuts arriva avec une idée encore plus monumentale de la nature. Tansley la détestait.

Le maréchal Smuts était l’un des hommes les plus puissants de l’Empire britannique. Il dirigeait l’Afrique du Sud pour l’empire britannique et y exerçait son autorité d’une main de fer. Quand les Hottentots [on les nomme plutôt Khoï aujourd’hui, NdT] ont refusé de payer leurs permis pour la possession de chiens, Smuts a envoyé des avions pour les bombarder. Résultat, les noirs le détestaient. Mais Smuts se considérait également comme un philosophe – il avait entre autres pour habitude de se rendre au sommet d’une montagne, d’enlever tous ses vêtements et d’imaginer de nouvelles théories sur le fonctionnement de la nature et du monde.

En 1926, cette évolution atteignait son apogée lorsque Smuts accoucha de sa propre philosophie. Il l’appela Holisme. Selon lui, le monde se composait de nombreux « ensembles » – les petits ensembles évoluant et s’emboîtant tous dans des ensembles plus imposants jusqu’à produire un grand ensemble. Ce système naturel colossal évoluerait lui-même vers un état stable si ses composantes secondaires se situaient au bon endroit dans l’organisation générale. Albert Einstein appréciait cette théorie devenue l’une des idées influentes des années 1930, inspirant et stimulant la plume de nombreux intellectuels de droite. Cette théorie fascinait même le roi.

Mais Tansley lança la contre-attaque. Il accusa publiquement Smuts de ce qu’il appelait « l’abus de concepts végétatifs » – ce qui à l’époque était considéré comme très familier. D’après ses dires, Smuts avait créé une philosophie mystique de la nature et de son auto-organisation afin d’opprimer les noirs – que Tansley appelait lui-même péjorativement les « ensembles moins nobles ».

Tansley n’était pas le seul. D’autres, dont HG Wells, ont fait remarquer que Smuts utilisait en réalité une théorie scientifique sur l’ordre de la nature pour justifier un ordre particulier de la société – dans le cas présent, l’Empire britannique. De toute évidence, le système global d’autorégulation que Smuts décrivait ressemblait exactement à l’Empire. À la même époque, Smuts s’était en plus illustré en prononçant un discours dans lequel il affirmait que les noirs devaient être séparés des Blancs en Afrique du Sud. Aucun doute sur l’insinuation : les noirs devaient rester dans leur « ensemble » naturel pour ne pas perturber le système. Ce discours préfigurait clairement les arguments en faveur de l’apartheid.

C’était là le problème central du concept de système autorégulateur, un problème qui allait le hanter tout au long du XXe siècle. Il peut facilement être manipulé par ceux qui détiennent le pouvoir pour imposer leur vision du monde, et ensuite l’utilisent pour légitimer le maintien de la stabilité de cet ordre hiérarchique.

Bien que Tansley et Smuts ainsi que leurs querelles sur le pouvoir soient oubliés, des combinaisons hybrides de leurs idées allaient réapparaître plus tard dans le siècle – d’étranges fusions d’ingénierie des systèmes et de visions mystiques d’ensembles organiques.

Trente ans plus tard, des milliers de jeunes États-Uniens désenchantés par la politique partaient créer leurs propres communautés expérimentales durant le Commune Movement des années 1960. Ces communautés ont adopté comme modèle l’idée de l’écosystème d’Arthur Tansley pour créer de l’ordre dans les systèmes humains au sein des communes.

Ils l’ont également fusionné avec des idées cybernétiques issues de la théorie informatique. Cela a donné naissance à cette vision d’êtres humains forts et indépendants, interconnectés comme dans la nature par un réseau où le feedback [la rétroaction] garantirait la cohésion d’ensemble. Les habitants des communes s’inspiraient du mécanisme de l’écosystème au cours de leurs réunions habituelles où chacun devait dire exactement ce qui lui passait par la tête à cet instant précis – ainsi l’information circulait librement dans le système et les communes étaient censées se stabiliser de cette manière.

Mais l’expérience échoua. À la fin des années 1960, dans de nombreuses communes aux États-Unis, les réunions quotidiennes se transformaient peu à peu en cruelles séances d’intimidation où les individus en position de force écrasaient sans pitié les plus faibles ; et personne n’était autorisé à émettre la moindre objection. Les règles du système d’auto-organisation stipulaient qu’aucune coalition ni alliance n’était autorisée, car c’était de la politique – et la politique était une mauvaise chose. Quand vous parlez aujourd’hui avec d’anciens membres des communes, ils racontent des histoires horribles de coercition, d’intimidation violente et d’oppression sexuelle au sein de ces communautés utopiques. Assistant à ces scènes, les autres membres des communes restaient muets, incapables en vertu des règles du système de faire quoi que ce soit pour les arrêter.

De façon spectaculaire, ces événements mettaient une fois encore en évidence le point faible principal du système d’auto-organisation. Qu’il soit utilisé à des fins conservatrices ou radicales, il est inapte à faire face au pouvoir, l’une des forces majeures guidant l’évolution de la société humaine.

Au même moment, une nouvelle génération de scientifiques commençait à remettre en question le fondement même de l’idée d’Arthur Tansley d’un écosystème autorégulé. Il en a résulté une bataille sanglante au sein de la science écologique. La nouvelle génération d’écologues a démontré de manière implacable que la stabilité n’existait pas dans la nature, le changement constant et dynamique était la règle. L’idée de Tansley qui présentait la nature comme un système tendant vers l’équilibre ressemblait davantage à un fantasme qu’à une vérité scientifique.

Mais à une époque de plus en plus désabusée par la politique, les fantômes non seulement de Tansley mais aussi de Smuts ont fini par refaire surface, cette fois-ci sous une forme plus épique. À la fin des années 1970, l’idée que les êtres humains – et tout ce qui existe sur Terre – étaient interconnectés par des réseaux complexes devenait hégémonique ; ainsi sont nées les visions grandiloquentes de la connectivité telles que la théorie Gaia et les idées utopiques sur le World Wide Web. Les êtres humains croyaient que leur rôle n’était pas d’essayer de contrôler le système, mais de l’aider à maintenir son équilibre naturel basé sur l’auto-organisation.

Fin 1991, une expérience pharaonique a débuté dans le désert de l’Arizona avec l’objectif de créer de toutes pièces un modèle de système-monde auto-organisé.

Biosphère 2 était un site expérimental immense reproduisant un système écologique artificiel clos. On y enferma huit humains avec de nombreuses espèces de faune et de flore. À partir de cette base devait émerger un écosystème à l’équilibre, mais dès le lancement de l’expérience rien ne s’est passé comme prévu. Les niveaux de CO2 grimpèrent en flèche, incitant les expérimentateurs à se lancer désespérément dans la plantation de végétaux. Rien à faire, le taux de CO2 poursuivait son ascension. Le gaz a fini par se dissoudre dans l’ « océan » et l’augmentation du taux d’acidité qui en a résulté provoqua la disparition du précieux récif corallien. Des millions de minuscules acariens lancèrent l’assaut sur les légumes, la nourriture vint à manquer et les hommes perdirent 18 % de leur masse corporelle. Des millions de cafards ont choisi ce moment pour prendre d’assaut l’écosystème artificiel. Dès que les habitants éteignaient la lumière dans la cuisine, des hordes de blattes recouvraient le moindre centimètre carré de la pièce. Pour ne rien arranger, le taux d’oxygène dégringola et personne ne savait d’où provenait le problème. Les « bionautes » commencèrent à suffoquer, et même à se détester – des bagarres violentes éclataient et se terminaient souvent par des crachats au visage. L’on appela un psychiatre en renfort pour savoir si les bionautes n’étaient pas tous devenus fous ; mais ce dernier conclut simplement qu’une lutte de pouvoir se déroulait à l’intérieur de la Biosphère 2.

Pour finir, des millions de fourmis sorties de nulle part se lancèrent dans une guerre contre les cafards. En 1993, Biosphère 2 s’est effondrée – l’expérience a pris fin dans le chaos et la haine.

La conception de la nature à l’origine de chacune de ces visions d’auto-organisation n’était rien d’autre qu’un fantasme ; un fantasme né à une époque où les dirigeants de l’Empire britannique tentaient désespérément de s’accrocher à leur pouvoir au moment où l’étau des forces vives de l’évolution se resserrait autour d’eux. C’est pourquoi les élites se sont tournées vers la science pour conceptualiser une vision d’un monde statique où règnerait l’invariabilité, où votre devoir moral serait de veiller à ce que jamais rien ne change.

L’autre problème du système auto-organisé réside dans son inefficacité à apprivoiser le pouvoir. Bien qu’il considère les êtres humains reliés entre eux dans un même système, sa règle fondamentale impose une séparation entre les individus. Les alliances et les coalitions compromettraient la précieuse autonomie de l’individu et déstabiliseraient le système.

C’est ce que l’on pouvait entendre ce soir de mars 2011 dans un studio de Newsnight. Lucy Annson insistait encore et encore auprès d’Emily Maitlis : elle n’était qu’un porte-parole de sa propre personne, et que selon les règles du réseau UK Uncut, personne n’avait le droit de prendre du recul pour critiquer et juger ce système auto-organisé. Emily, revenant à la charge : « Vous n’êtes pas une organisation totalement pacifique. » Lucy restait sur sa ligne : « Je ne pense pas que quiconque puisse juger de cela, à part les personnes directement impliquées dans ces actions. »

Sans s’en rendre compte, ce mouvement contre la politique d’austérité épousait l’idée d’ordonner le monde sans hiérarchie, une théorie des machines conduisant à un managérialisme statique. C’est peut-être une très bonne méthode pour organiser des manifestations créatives et auto-expressives, mais elle ne changera jamais le monde.

À l’issue de l’expérience Biosphère 2, les fourmis ont fini par exterminer les cafards. Elles ont par la suite entrepris de dévorer le joint en silicone qui scellait cet univers artificiel. Au travers d’une action collective au cours de laquelle les fourmis travaillaient ensemble, elles ont réussi à détruire efficacement le système existant. Elles se sont ensuite dirigées vers le désert de l’Arizona ; qui sait ce qu’elles fabriquent là-bas.

Commentaire et traduction : Philippe Oberlé


  1. https://www.theguardian.com/environment/2011/may/29/adam-curtis-ecosystems-tansley-smuts

  2. https://thoughtmaybe.com/all-watched-over-by-machines-of-loving-grace/

  3. https://www.liberation.fr/planete/2013/10/06/vietnam-giap-l-assaut-final_937386/

  4. https://www.terrestres.org/2021/07/29/reprendre-la-terre-aux-machines-manifeste-de-la-cooperative-latelier-paysan/

  5. https://greenwashingeconomy.com/civilisation-tuer-vie-terre/

  6. https://www.partage-le.com/2021/11/16/a-propos-de-terre-et-liberte-daurelien-berlan/

  7. https://extinctionrebellion.fr/principes-extinction-rebellion/

  8. https://www.novethic.fr/lexique/detail/holacratie.html

  9. https://www.letemps.ch/economie/holacratie-lutopie-se-passe-chef

  10. https://www.letemps.ch/economie/holacratie-lutopie-se-passe-chef

  11. https://www.colibris-lemouvement.org/passer-a-laction/creer-son-projet/instaurer-une-gouvernance-ecologique-avec-lholacratie

  12. https://fr.wikipedia.org/wiki/Holacratie

  13. https://fr.wikipedia.org/wiki/Fabian_Society

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