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Les routes : artères de la civilisation, fossoyeuses des forêts

Traduction d’un article publié en 2012 dans la revue Yale Environment 360 par l’Australien William Laurance, un scientifique spécialiste des écosystèmes tropicaux[1]. Selon lui, l’expansion des routes et des autoroutes, que ce soit dans les forêts tropicales ou tempérées, s’accompagne d’une prédation systématique et à grande échelle des ressources forestières – viande, bois, minerais, pétrole, gaz, etc. Les routes font office d’aspirateur à ressources naturelles qui sont ensuite redirigées vers les centres urbano-industriels de la civilisation pour être consommées sur place ou exportées ailleurs dans le monde, parfois après avoir été transformées, via d’autres routes cette fois maritimes ou aériennes.

Le phénomène est mondial, et par conséquent n’a pas grand-chose à voir avec une soi-disant « mauvaise gouvernance » dans les pays du Sud, discours classique des institutions internationales et des ONG environnementales (et aussi un peu celui de l’auteur de l’article). En Europe par exemple, une étude publiée en juillet 2020 dans la revue Nature a révélé une augmentation de 49 % de la superficie forestière exploitée et une hausse de 69 % de la perte en biomasse pour la période 2016-2018 par rapport à 2011-2015, avec des pertes importantes dans la péninsule ibérique, dans les pays baltes et nordiques. Les coupables : « L’augmentation du taux de récolte forestière est le résultat de l’expansion récente des marchés du bois, comme le suggèrent les indicateurs économétriques sur la foresterie, la bioénergie à base de bois et le commerce international[2]. » Sans oublier les routes, puisque l’Europe est le continent le plus fragmenté au monde par les infrastructures de transport.

En attendant un article plus complet sur le désastre écologique permanent que sont les routes et les autoroutes de la civilisation industrielle, ci-dessous quelques autres exemples de leurs multiples impacts glanés au fur et à mesure de mes recherches sur le sujet :

  • En Europe, environ 194 millions d’oiseaux et 29 millions de mammifères seraient tués chaque année sur les routes selon une étude publiée en 2020[3] ;
  • Aux États-Unis, environ 365 millions de vertébrés seraient tués chaque année sur les routes[4] ;
  • Au Brésil, environ 475 millions d’animaux seraient tués chaque année sur les routes[5] ;
  • Il faut 30 000 tonnes de sable pour construire 1 kilomètre d’autoroute (il y a plus de 12 000 kilomètres d’autoroutes en France[6]) ;
  • En Afrique, le développement du réseau routier et des centres urbains vide les forêts : « ‘Dès que l’on s’éloigne des villages, on a des villes secondaires ou des métropoles, comme Libreville, Franceville, Brazzaville, Pointe Noire, Kinshasa ou Yaoundé, qui sont de véritables pompes à viande de brousse […]’, explique Cédric Vermeulen, professeur spécialiste de la gestion des ressources forestières, à l’Université de Liège[7]. »
  • En Europe, le maillage routier et ferroviaire est probablement l’un des plus denses au monde (95 % du territoire est situé à moins de 9,2 km d’une infrastructure de transport, environ 50 % à moins d’1,5 km, et près d’un quart à moins de 500 mètres), et sa seule présence fait fuir les animaux sauvages[8] ;
  • Etc.

Nous vivons une époque d’expansion sans précédent des routes et des autoroutes – une époque au cours de laquelle un grand nombre des dernières régions tropicales sauvages du monde, de l’Amazonie à Bornéo en passant par le bassin du Congo, ont été pénétrées par des routes. Cet essor de la construction de routes est motivé non seulement par des plans nationaux d’expansion des infrastructures, mais aussi par des projets industriels liés au bois, au pétrole, au gaz et aux minéraux dans les tropiques.

Peu de régions sont épargnées. Le Brésil construit actuellement 7 500 kilomètres de nouvelles autoroutes bitumées qui sillonnent le bassin amazonien. Trois nouvelles autoroutes majeures traversent l’imposante cordillère des Andes, offrant une liaison directe pour les exportations de bois et de produits agricoles de l’Amazonie vers les pays du Pacifique, tels que la Chine, qui sont avides de ressources. Et dans le bassin du Congo, une récente étude par satellite a révélé un réseau en plein essor de plus de 50 000 kilomètres de nouvelles routes forestières. Ce n’est là qu’un petit échantillon du grand nombre de nouvelles routes tropicales, qui ouvrent inévitablement des forêts tropicales auparavant intactes à toute une série d’activités extractives et économiques.

D’après l’éminent écologue Thomas Lovejoy, « les routes sont les graines de la destruction des forêts tropicales. »

Malgré leurs coûts environnementaux, les incitations économiques pour tracer des routes dans les zones tropicales sauvages sont fortes. Les gouvernements considèrent les routes comme un moyen rentable de promouvoir le développement économique et d’accéder aux ressources naturelles. Les communautés locales des zones reculées réclament souvent de nouvelles routes pour améliorer l’accès aux marchés et aux services médicaux. Sur le plan géopolitique, les nouvelles routes peuvent servir à sécuriser des régions frontalières riches en ressources. L’Inde, par exemple, construit et modernise actuellement des routes pour renforcer son emprise sur l’État de l’Arunachal Pradesh, pour lequel elle s’est autrefois battue avec la Chine.

Bien sûr, les routes ne sont pas seulement un problème environnemental sous les tropiques. Dans les zones forestières de l’ouest de l’Amérique du Nord, l’un des meilleurs indicateurs de la fréquence des incendies de forêt est la densité des routes. En Sibérie, l’expansion des routes favorise une forte augmentation de l’exploitation forestière et des feux de forêt. Et les nouvelles routes dans l’Arctique pourraient potentiellement modifier les grandes migrations des mammifères.

Mais aucune autre région ne peut rivaliser avec les tropiques pour ce qui est de l’ampleur et du rythme de l’expansion des routes et du degré de changement environnemental qu’elles entraînent. La construction de routes a une série d’impacts directs sur l’écologie des forêts tropicales. Dans les environnements tropicaux humides, les opérations de déboisement et de remblayage associées à la construction des routes peuvent entraver les cours d’eau, accroître les inondations des forêts et augmenter considérablement l’érosion des sols. Les routes rejettent également des polluants chimiques et nutritifs dans les cours d’eau locaux. Elles constituent des voies d’invasion pour de nombreuses espèces exotiques qui profitent des perturbations de l’écosystème.

Les routes qui traversent les forêts tropicales peuvent également créer des obstacles pour les espèces sauvages sensibles, dont beaucoup sont des spécialistes de l’écologie. Des études ont montré que même des routes étroites (30 mètres de large) et non asphaltées réduisent considérablement ou stoppent les mouvements au niveau local de nombreuses espèces d’oiseaux forestiers. Nombre de ces espèces préfèrent l’intérieur des forêts profondes et sombres ; ces espèces possèdent de grands yeux sensibles à la lumière et évitent le voisinage des bords de route, où les conditions sont beaucoup plus lumineuses, chaudes et sèches. De nombreuses autres espèces tropicales – dont certains insectes, amphibiens, reptiles, chauves-souris, petits et grands mammifères – semblent craindre également les routes et autres défrichements.

En rapprochant la faune naïve de la forêt tropicale des véhicules rapides, les routes peuvent également favoriser une forte mortalité animale. Pour certaines créatures, en particulier celles dont le taux de reproduction est faible, les routes peuvent potentiellement devenir des zones mortelles contribuant à propulser les espèces vers l’extinction au niveau local.

Bien que les effets directs des routes soient graves, ils ne sont rien en comparaison des effets indirects. Dans les régions tropicales en développement, les nouvelles routes ouvrent souvent une boîte de Pandore laissant échapper des maladies environnementales imprévisibles, notamment la colonisation illégale des terres, les incendies, la chasse, l’extraction d’or et le défrichement des forêts. « La meilleure chose que vous puissiez faire pour l’Amazonie, c’est de bombarder toutes les routes » selon le très respecté scientifique brésilien Eneas Salati.

En Amazonie brésilienne, mes collègues et moi-même avons réalisé des études montrant qu’environ 95 % de la déforestation se produit dans un rayon de 50 kilomètres des autoroutes ou des routes. Les feux allumés par les humains augmentent de façon spectaculaire près des routes amazoniennes, même dans de nombreuses zones protégées. Au Suriname, la plupart des mines d’or illégales se trouvent près des routes, tandis qu’en Afrique tropicale, nous avons constaté que la chasse est si intense près des routes qu’elle affecte fortement l’abondance et le comportement des éléphants de forêt, des buffles, des céphalophes [petite antilope de forêt, NdT], des primates et d’autres espèces exploitées. Les routes peuvent fortement accroître le commerce de la viande de brousse et des produits de la faune sauvage ; une étude a révélé que huit mammifères tués étaient transportés par heure le long d’une seule route à Sulawesi, en Indonésie.

Les grands axes routiers asphaltés sont particulièrement dangereux pour les forêts. Ils permettent d’accéder aux ressources forestières tout au long de l’année et de réduire les coûts de transport, ce qui a un impact plus important sur les forêts et la faune que dans le cas des routes sans revêtement. Ces dernières deviennent généralement impraticables pendant la saison des pluies. Les tracés proposés pour de nouvelles autoroutes attirent souvent des foules de spéculateurs fonciers qui se précipitent pour acheter des terrains forestiers bon marché, qu’ils revendent ensuite au plus offrant.

L’aspect le plus dommageable des grandes autoroutes goudronnées est peut-être qu’elles engendrent des réseaux de routes secondaires, qui accentuent la destruction de l’environnement. L’autoroute Belem-Brasilia par exemple, longue de 2 000 km et achevée au début des années 1970, a évolué en un réseau de routes secondaires contribuant à la destruction d’une bande de 400 km de forêt dans l’est de l’Amazonie brésilienne. Comme mes collègues et moi-même l’avons montré dans une étude publiée en 2001 dans la revue Science, de grandes étendues de la forêt amazonienne pourraient être fragmentées par l’avancée des nouvelles autoroutes et des routes au Brésil. Selon nos modèles, d’ici 2020, les taux de destruction de la forêt augmenteraient jusqu’à 500 000 hectares par an, et la superficie de la forêt qui resterait dans de grandes étendues non fragmentées – dépassant 100 000 kilomètres carrés – diminuerait de 36 %.

Peut-on minimiser les impacts environnementaux des routes tropicales ? En théorie, la réponse est « Oui, partiellement ». Des conduites placées fréquemment le long de la route peuvent réduire les effets sur les cours d’eau et l’hydrologie. Les impacts sur les mouvements des animaux peuvent être réduits en gardant les dégagements des routes suffisamment étroits pour que la couverture de la canopée soit maintenue au-dessus de la tête, ce qui permet aux espèces arboricoles de traverser. Dans les zones hautement prioritaires, comme certains parcs nationaux, des ponts de cordes sont utilisés pour faciliter le passage des singes et des opossums. Pour les petites espèces vivant au sol, des ponceaux situés sous les routes permettent de traverser la route, et même les grands animaux, comme les éléphants d’Asie, utilisent les passages souterrains des autoroutes adaptés pour la faune sauvage.

Des mesures existent également pour limiter les impacts indirects dévastateurs des routes, tels que la colonisation illégale des terres et le défrichement des forêts. L’une des mesures les plus importantes consiste à établir légalement des parcs ou des réserves le long des routes, avant la construction de celles-ci. Ces réserves permettent souvent de réduire considérablement les incursions dans la forêt, mais elles les arrêtent rarement complètement. Une autre idée prometteuse consiste à promouvoir les chemins de fer plutôt que les autoroutes dans les régions tropicales sauvages. Comme les chemins de fer ne s’arrêtent qu’à des endroits fixes, les schémas spatiaux de l’exploitation forestière et du mouvement des produits forestiers peuvent être plus facilement contrôlés et surveillés qu’avec les routes.

[Le Ministère de l’économie français nous informe pourtant  au sujet du Gabon, pays recouvert à 88 % par la forêt, que « le chemin de fer (Transgabonais), géré par la SETRAG (filiale de Comilog / concession jusqu’en 2035), est en cours de rénovation depuis 2016. Il relie Franceville à Libreville (Owendo) et c’est par cette unique voie ferrée que transite la plupart des minerais, des grumes, des voyageurs et des marchandises. Le projet de réhabilitation des infrastructures ferroviaires du Transgabonais (2016-2022) bénéficie d’un financement AFD (prêt de 93M€), Proparco (80M€) et  SFI (groupe Banque mondiale).[9]]

En pratique, cependant, limiter les impacts environnementaux des routes dans les pays en développement est coûteux et risqué. Les pays tropicaux ont rarement la capacité institutionnelle, le capital humain ou les ressources financières nécessaires pour gérer correctement le développement de leurs régions isolées. Cela conduit souvent à un « accaparement des ressources » tournant autour du commerce illégal et du vol pur et simple des ressources naturelles, un pillage grandement facilité par l’expansion des routes.

En ce qui concerne les routes tropicales, je crois que trois conclusions sont inéluctables. Premièrement, les autoroutes et les routes constituent le principal facteur déterminant le modèle et le rythme de la destruction des forêts tropicales. Les nouvelles routes qui pénètrent profondément dans des zones forestières intactes sont particulièrement dévastatrices.

Deuxièmement, parmi les nombreux facteurs humains de changement environnemental, la construction de routes est l’un de ceux qui se prêtent le mieux à une modification des politiques. En termes pratiques, il est beaucoup plus facile d’annuler ou de déplacer un projet routier que de réduire la surpopulation humaine ou d’arrêter un changement climatique néfaste.

Enfin, si nous espérons maintenir intactes les forêts tropicales, leurs services écosystémiques vitaux et leur biodiversité, nous devons tout simplement prendre au sérieux les routes tropicales. Et il n’y a qu’une seule véritable solution : planifier soigneusement et limiter l’expansion des routes dans les zones intactes de la forêt.

Comment y parvenir ? Tout d’abord, nous devons sensibiliser les décideurs politiques, les économistes, les planificateurs d’infrastructures et le grand public aux innombrables coûts environnementaux de l’expansion du réseau routier, en particulier dans les forêts intactes. Les plus grands projets routiers sont souvent soutenus par des bailleurs de fonds internationaux – tels que les banques de développement asiatiques, africaines et interaméricaines – et par l’aide étrangère fournie par la Chine, les États-Unis et l’Union européenne. La sensibilisation de ces décideurs doit se faire à la fois sur l’aspect général concernant l’impact des routes, et sur la base de chaque projet.

Lorsque j’étais président de l’Association for Tropical Biology and Conservation, l’un de mes principaux objectifs était d’utiliser l’expertise scientifique et la crédibilité de l’organisation pour combattre certains des projets d’expansion routière les plus risqués sur le plan environnemental. Nous avons été particulièrement actifs dans la critique des projets visant à construire de nouvelles routes au cœur des parcs nationaux, tels que Yasuni en Équateur, Kerinci Seblat en Indonésie et le Serengeti en Tanzanie.

Une autre priorité essentielle devrait être l’amélioration de la surveillance de la forêt et de l’application de la loi dans les zones reculées, étant donné que la construction de nombreuses routes dans les pays tropicaux est illégale ou non planifiée. Il convient d’accorder une attention particulière aux entreprises les plus agressives dans le domaine du bois, du pétrole, du gaz et des minéraux, dont beaucoup sont connues pour pratiquer la corruption et la collusion dans leurs efforts pour obtenir un accès illimité aux ressources forestières.

Il est également indispensable d’améliorer les études d’impact environnementales (EIE) des projets routiers. Au Brésil, par exemple, les EIE de plusieurs grandes routes amazoniennes n’ont porté que sur une étroite bande le long du tracé de la route elle-même, en ignorant complètement les effets indirects dévastateurs des routes. De même, les EIE pour les grands projets de développement, tels que les grandes mines et les barrages hydroélectriques, ignorent souvent les impacts de la prolifération des routes que ces projets favorisent inévitablement.

Enfin, étant donné que la déforestation tropicale est une source massive d’émissions de gaz à effet de serre, les fonds internationaux d’échange de crédits carbone devraient être utilisés pour mieux planifier les projets routiers et atténuer leurs impacts, pour établir de nouvelles zones protégées avant la construction des routes, et pour arrêter complètement les projets routiers les plus malavisés. En fin de compte, le moyen le plus simple et le moins coûteux de limiter les multiples pressions exercées par les routes pourrait être en premier lieu de ne pas ouvrir la boîte de Pandore.


[1]https://e360.yale.edu/features/as_roads_spread_in_tropical_rain_forests_environmental_toll_grows

[2] https://www.nature.com/articles/s41586-020-2438-y

[3] https://www.futura-sciences.com/planete/actualites/biodiversite-plus-200-millions-animaux-sont-tues-routes-chaque-annee-europe-81453/

[4] https://www.fhwa.dot.gov/publications/research/safety/08034/04.cfm

[5] https://news.mongabay.com/2014/12/an-app-to-save-400-million-animals/

[6] https://www.bison-fute.gouv.fr/imprimer,article178.html

https://www.lesechos.fr/2016/02/la-guerre-mondiale-du-sable-est-declaree-1110253

[7] https://www.equaltimes.org/en-afrique-centrale-la#.YLUzZ_kzZPa

[8] https://www.pnas.org/content/113/30/8472

[9] https://fr.mongabay.com/2020/03/lecotourisme-ne-suffit-pas-pour-developper-un-pays-entretien-avec-lee-white-ministre-gabonais-de-lenvironnement/

https://www.tresor.economie.gouv.fr/Pays/GA/le-secteur-minier-au-gabon

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