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Low Tech, un film qui entretient une confusion bénéfique à l’industrie

Mis à jour le 25/09/23

Je me suis rendu mardi dernier à un ciné débat sur les low tech organisé par les cinémas STAR, le groupe Low Tech Open Source Strasbourg, l’association Le Stück, l’association étudiante INStart’up. Au programme, une projection du film Low Tech de Adrien Bellay suivie d’un débat avec un ingénieur, un paysan et un philosophe. À mon arrivée, la salle était déjà bien remplie. Plutôt encourageant pour un sujet – la technocritique – dont on parle très peu dans les médias dominants. Il est certes positif de voir la technologie de plus en plus questionnée dans les milieux écologistes. Mais force est de constater qu’il règne une grande confusion sur la définition du terme low tech. Une confusion entretenue par la technocratie qui récupère le sujet pour en extraire tout le potentiel révolutionnaire. Et le film Low Tech ne va rien arranger. Explications.

Rappel de quelques définitions

Avec une citation de l’historien des techniques Lewis Mumford comparant le système industriel à une gigantesque machine en accélération perpétuelle, le film démarrait pourtant très bien sur la partie diagnostic. En prenant l’exemple d’une imprimante numérique qui tombe en panne, le narrateur illustre à quel point nous sommes réduits à l’impuissance par l’industrie. Incapables de produire et de réparer les objets que nous utilisons au quotidien, nous sommes privés de toute autonomie, donc de liberté et de contrôle sur notre existence. Le milieu matériel dans lequel nous évoluons est conçu et fabriqué par de grandes organisations – États et entreprises – sur lesquelles nous n’exerçons aucune emprise. Il en résulte une immense frustration. Au lieu de fabriquer lui-même ses outils et de produire sa nourriture, l’humain de l’âge industriel est contraint pour survivre de vendre sa force de travail à des entreprises. En échange, il obtient un salaire qui lui permet de subvenir à ses besoins élémentaires (pour les plus chanceux).

Le premier témoignage du film, celui du Youtubeur Barnabé Chaillot, montre une personne véritablement inscrite dans une démarche low tech. Même si tout n’est pas parfait et que nombre d’outils et d’objets utilisés par Chaillot ne pourraient exister sans le système industriel qui détruit la planète, ce dernier a entamé une démarche de réappropriation de l’autonomie énergétique, alimentaire, et matérielle en général. Mais pour être durable, cette démarche devrait se concrétiser par une sécession totale, un objectif impossible à atteindre tant que le système industriel existera[1].

Lewis Mumford oppose la « technique autoritaire » et la « technique démocratique[2] ». La première dépend d’une grande organisation centralisée et hiérarchique. Elle vise la puissance, que ce soit par la construction de monuments, de travaux d’infrastructures ou la destruction de masse. La seconde est « la méthode de production à échelle réduite, reposant principalement sur la compétence humaine et l’énergie animale, mais toujours activement dirigée par l’artisan ou l’agriculteur ; chaque groupe raffinant ses propres talents par le biais des arts et des cérémonies sociales qui lui conviennent, tout en faisant un usage modéré des dons de la nature. » L’historien ajoute que « cette technique a des ambitions limitées, mais, précisément parce qu’elle se diffuse largement et exige relativement peu, elle est très facilement adaptable et récupérable. »

On peut donc assimiler les low tech – ou techniques artisanales – avec des techniques démocratiques, et les high tech – ou techniques industrielles – avec des techniques autoritaires. Malheureusement, après avoir posé ce cadre au début du documentaire, la confusion s’installe peu à peu. Le film mélange tout et on n’y comprend plus rien. Seul le maraîcher parlant au nom de l’Atelier paysan se démarque. Selon lui, sans un « mouvement social » capable de peser dans le rapport de force, on ne se débarrassera pas des industriels. Les alternatives à elles seules sont incapables d’amorcer un changement radical de trajectoire technique et politique.

Le confusionnisme technologique

Pour celles et ceux qui se sont intéressés aux méthodes de manipulation des industriels, rien de nouveau sous le soleil. Semer la confusion, inoculer le doute pour mieux diviser les communautés opposées à un projet industriel fait depuis longtemps partie des armes psychologiques de la technocratie[3]. Sans ces méthodes de production de l’ignorance et l’emploi récurrent de la violence physique à l’encontre de ses opposants, la classe technocratique n’aurait jamais pu imposer sa domination – sa révolution industrielle.

J’ai relevé dans le film un certain nombre de propos qui sèment la confusion chez le spectateur.

1) Une jeune femme membre de L’Atelier du Zéphyr, une association qui organise des stages d’autoconstruction d’éoliennes en bois, prétend que les éoliennes Piggott n’ont pas vocation à favoriser l’autonomie énergétique. C’est pourtant ce qui est marqué sur le site de son association[4]. Le réseau Tripalium auquel est rattachée l’association revendique le même objectif d’autonomisation par rapport au macro-système énergétique (« Au-delà de l’autonomie énergétique, construire son outil de production c’est conquérir un pouvoir[5] »). Pour ne rien arranger, la jeune femme soutient la construction d’éoliennes de 200 mètres de haut par imprimante 3D pour « décarboner » la civilisation industrielle. Comme j’ai déjà tenté de le montrer, la neutralité carbone est une fiction technocratique qui a pour but de détourner le mouvement écologiste afin de le mettre au service de l’industrie. Retourner son adversaire plutôt que de l’affronter est une tactique théorisée par Sun Tzu il y a plus de 2 000 ans dans L’art de la guerre. Là encore, rien de nouveau sous le soleil.

2) Comme avec la biodiversité et le climat, la technocratie avance ses pions pour monopoliser les débats et imposer son discours, ses solutions – plus d’État, plus d’industrie. En l’occurrence c’est l’expert des low tech Philippe Bihouix qui a été retenu. Il cible le secteur du numérique, mais bien davantage les usagers que les industriels. Un réflexe classique de technocrate cherchant à dépolitiser les débats, notamment en dissimulant la réalité des rapports de force qui ont façonné la trajectoire technique de notre civilisation. Pour Bihouix, il faut enlever du high tech à certains endroits (on comprend que c’est chez les consommateurs) et les conserver dans d’autres secteurs (c’est-à-dire chez les industriels). Un discours très similaire à celui du Shift Project, think tank de l’ingénieur polytechnicien Jean-Marc Jancovici qui milite pour la « sobriété » numérique, jamais pour le démantèlement de l’industrie numérique.

3) A un autre moment du film, un jeune ingénieur raconte que durant ses études, il était arrivé avec ses camarades à la conclusion suivante : il faut « faire la révolution et détruire le capitalisme ». Mais c’était avant de découvrir les cours de Jancovici. L’ancien révolutionnaire se satisfait désormais de travailler sur des alternatives low tech plutôt que de travailler à l’organisation de la résistance. Le technocrate l’a détourné de la cause révolutionnaire pour le remettre dans le droit chemin, celui du suicide collectif. Un autre ingénieur anciennement dans l’industrie aérospatiale se fait le relais de la propagande technocratique. Il est persuadé que les grands groupes industriels tels que Total sont les plus capables, en raison de leur pouvoir d’influence, de leur « force de frappe », de faire émerger une civilisation écologique respectant les limites planétaires. Il suffirait de mettre les bonnes personnes aux commandes, le système industriel en lui-même n’est jamais mis en cause. Cette fable technocratique nous est resservie à chaque fois que le système traverse de graves perturbations.

4) L’apparition d’Arthur Keller à l’écran confirme le diagnostic. Low Tech est bien un film contre-révolutionnaire. Keller démarre fort en affirmant que la low tech, ce n’est pas du « no tech ». Il sous-entend par cette phrase volontairement confuse que les low tech, ce n’est pas l’abandon de l’industrie, de l’électronique, du macro-système électrique, etc., encore moins le retour à l’artisanat et à l’autonomie paysanne. Dans ses interventions, Keller promeut la « résilience » et non la résistance, soit l’acceptation de la catastrophe plutôt que la révolution écologique. Thierry Ribault, chercheur en sciences sociales du CNRS qui a étudié sur le terrain la gestion de la catastrophe de Fukushima par les autorités japonaises, dit de la résilience qu’elle est une « technologie du consentement » des populations aux catastrophes[6]. Une « nouvelle religion d’État ». Arthur Keller infecte les milieux écologistes avec sa résiliothérapie pour neutraliser leur potentiel révolutionnaire. Il se présente comme un spécialiste de la systémique sans être capable de donner la définition d’un système, sans préciser que l’évolution de systèmes complexes tels que des sociétés humaines n’est jamais planifiable. À l’instar des technocrates du Club de Rome, il brode sur l’effondrement imminent de la civilisation industrielle et invite son public à s’adapter docilement au chaos qui s’installe. Pour Keller, adaptation signifie « réindustrialisation » et acceptation des nuisances qui vont avec. Parce que « la résilience, ce n’est pas une question d’écolos[7] ». Ami de l’industrie, ennemi de la vie.

5) Le film enchaîne plus loin avec un reportage sur une entreprise française qui fabrique des bagnoles électriques petites et légères grâce à des matériaux composites. Son fondateur rêve d’une « troisième révolution industrielle » qui serait low tech. Il est vrai que la fabrication à grande échelle de fibres de verre, de pneus et de batteries, c’est très artisanal, très écologique. De plus, la voiture, avec toutes les infrastructures énergétiques, de production et de transport qui la sous-tendent, est une arme de destruction massive de la nature et du climat[8]. Elle a aussi profondément et durablement bouleversé la structure matérielle de nos sociétés, les relations humaines et l’imaginaire collectif. Chercher à accroître la durée de vie d’une telle nuisance est une entreprise criminelle. Comme on pouvait s’y attendre, renouveler le parc automobile avec des voitures légères qui consomment moins, c’est aussi le rêve de Philippe Bihouix. Et comme toujours, ce sont les technocrates aux commandes de l’État stratège qui piloteront cette transition industrielle vers le pays des merveilles décarbonées[9].

Dans la conclusion du film, le délire confusionniste atteint son paroxysme. Pour le narrateur, nous devons « low techisé massivement l’industrie » et « reprendre le contrôle du système ». L’émergence d’une « industrie low tech » serait possible et souhaitable. Pour rappel, conformément à la définition des low tech donnée plus haut, l’idée d’une industrie qui deviendrait « low tech » est absurde. Conserver l’industrie en l’adaptant à la contrainte énergétique et matérielle ne permet pas de se réapproprier de l’autonomie et du pouvoir. Cela permet simplement de rendre durable la domination de l’industrie sur nos vies. Cette démarche n’a par conséquent rien à voir avec la philosophie originelle des low tech.

L’histoire des techniques oubliée

Le film évite soigneusement de revenir sur l’histoire de la civilisation industrielle. Rien sur les luttes politiques qui ont opposé les partisans du développement industriel – scientifiques, ingénieurs, hommes d’État – aux populations locales d’artisans et de paysans[10]. Rien sur la révolte luddite et les briseurs de machines du début du XIXe siècle[11]. Rien sur les manipulations et la violence de la technocratie pour balayer les résistances populaires au progrès technique. En regardant Low Tech, on a l’impression que la situation actuelle tombe du ciel, qu’elle n’est pas le résultat d’un processus historique. Un espace laissé aux technocrates pour le révisionnisme historique et la dépolitisation de la question technologique qu’ils affectionnent tant.

Au final, le documentaire d’Adrien Bellay montre que les alternatives low tech sont avant tout un bon moyen pour les classes moyennes supérieures de remédier à leur problème d’éco-anxiété. Mais satisfaire des besoins psychologiques personnels n’est d’aucune utilité pour stopper le système qui déstabilise le climat et dévaste la biosphère. Sans surprise, le film a fortement influencé le débat qui suivait la projection. Il n’a été question que d’actions individuelles superficielles (colibrisme inoffensif) et de sujets techniques sans importance. Aucune question de fond sur la technologie, son influence sur la politique, la structure du pouvoir, les rapports sociaux et notre manière d’être au monde. Rien non plus sur la nécessité de s’organiser politiquement pour transformer une société.

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  1. Les autonomistes qui pensent pouvoir vivre leur utopie tranquillement dans leur coin sont en sursis. Le système industriel finira par les rattraper d’une manière ou d’une autre (centrales solaires ou éoliennes, ouverture de nouvelles mines et usines, conflits internationaux et/ou locaux, contamination généralisée de l’eau, de l’air et de la terre qui accroît constamment le risque de développer de graves maladies, etc.). Il est impossible d’échapper au système, il faut l’affronter.

  2. Lewis Mumford, Technique autoritaire et technique démocratique, Editions La Lenteur.

  3. Voir Jean-Baptiste Fressoz, L’apocalypse joyeuse, 2013 ; voir aussi ce texte de Langdon Winner sur la reconfiguration du « danger » en « risque » par la technocratie pour monopoliser les débats.

  4. « L’Atelier du Zéphyr souhaite permettre à chacun·e de développer l’autonomie énergétique à travers l’auto-construction. » http://atelierduzephyr.org/association/

  5. https://www.tripalium.org/reseau

  6. Voir cette interview parue dans le média Sciences Critiques : « Loin d’une simple rhétorique, la résilience est une technologie du consentement. À la fois un discours tenu sur la technique et une technique elle-même, dont la finalité est d’amener les populations en situation de désastre à consentir à la technologie − à Fukushima il s’agit du nucléaire − ; à consentir aux nuisances, en rendant incontournable le fait de “vivre avec” ; à consentir à la participation, à travers la cogestion des dégâts qui déresponsabilise les responsables ; à consentir encore à l’ignorance, en désapprenant à être affecté par ce qui nous touche au plus profond, notre santé notamment ; à consentir, enfin, à expérimenter de nouvelles conditions de vie induites par le désastre. »

    https://sciences-critiques.fr/thierry-ribault-%E2%80%89la-resilience-est-la-nouvelle-religion-detat%E2%80%89/

  7. Voir cette interview réalisée par le Greenletter Club : https://youtu.be/YthNd_PRA08

    Arthur Keller : « Je prône également – et je ne suis pas le seul – une relocalisation, une réindustrialisation de certaines choses sur les territoires, au niveau national. Et ça, ça va être crade. Ça veut dire que, écologiquement, ça va provoquer des problèmes locaux qui n’existaient pas avant. Ce sont des arbitrages très compliqués. C’est aussi important de dire ça : la résilience, ce n’est pas une question d’écolos. Il faut que les gens qui ne sont pas écolos le comprennent, et puis aussi certains écolos. »

  8. Même avec des véhicules électriques, l’industrie automobile continuera de dépendre d’une manière ou d’une autre de l’industrie pétrolière et gazière. L’électrification n’a jamais eu d’autre but que de déplacer et d’invisibiliser les pollutions, voir par exemple Alain Gras et Gérard Dubey, La servitude électrique, 2021. Pour comprendre la nature insécable du système industriel, voir également Jacques Ellul, La Technique ou l’enjeu du siècle, 1954.

  9. Voir cet entretien paru dans Socialter : https://www.socialter.fr/article/tribune-philippe-bihouix-start-up-nation-non-low-tech-nation-1

    « Pour ne prendre qu’un exemple, la réduction progressive de la taille maximale des voitures serait plutôt facile à obtenir par l’interdiction des plus grosses cylindrées, et/ou par une taxe annuelle proportionnelle (ou fortement progressive) au poids et à la puissance. En l’espace de quelques années, nous pourrions faire évoluer le parc global très significativement, avec des voitures de plus en plus petites, consommant de moins en moins – tandis qu’actuellement, les gains d’efficacité sur la motorisation sont intégralement absorbés par l’augmentation du poids des véhicules.

    Rapidement, le parc évoluerait vers des équivalents 2CV ou 4L, au moteur bridé, dépouillés de tout équipement superfétatoire, consommant un à deux litres aux cent kilomètres – avec réglage électronique et filtre à particules tout de même –, cohabitant mieux avec les vélos. »

  10. Voir François Jarrige, Technocritiques : du refus des machines à la contestation des technosciences, 2014.

  11. A ce sujet, lire l’excellent La révolte luddite de Kirkpatrick Sale.

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