Non, le train n’est pas écologique
Dans le courant écologique dominant, il y a une chose sur laquelle tout le monde tombe d’accord : le train, c’est écolo. Alors qu’en fait, pas du tout. Non seulement le train n’est pas un moyen de transport écologique, notamment en raison des flux de matières et d’énergie astronomiques inhérents à l’industrie ferroviaire, mais il repose aussi sur des techniques autoritaires. Le chemin de fer n’aurait pu voir le jour sans une société de masse obsédée par la mobilité et l’accélération, une culture caractérisée par le refus pulsionnel des limites physiques imposées par notre matrice biologique.
La SNCF, premier consommateur d’électricité et grand consommateur d’énergie fossile
En France, la SNCF est à la fois le premier consommateur d’électricité et le premier consommateur industriel d’électricité avec 10 % du marché. Dans une interview publiée par le site Le monde de l’énergie, Olivier Menuet – président de SNCF Énergies – détaille la consommation énergétique de la SNCF :
« Cela représente 17 térawatt–heure dont 9 en électricité, 1 en gaz naturel et le reste correspond à des tonnes équivalent pétrole (gasoil ferroviaire ou routier) avec près de 40% des trains régionaux, les bus et notre filiale Geodis qui fait du transport routier de marchandises.
Tout cela correspond à 17 térawatt–heure. Nous avons 3 types d’usages : 62% pour le ferroviaire, 23% pour la route et 15% pour les bâtiments (gares, bâtiments industriels et 100.000 logements sociaux avec du chauffage collectif au gaz).
Chaque année, la facture s’élève à 1,2 milliard d’euros. C’est le premier poste de dépenses externes à l’entreprise. Et cela émet quasiment 3 millions de tonnes de CO2 équivalent. »
Donc il y a déjà environ 47 % d’énergie fossile consommée directement par la SNCF pour assurer son fonctionnement. Sur les 9 teraW/heure d’électricité consommée, le fleuron ferroviaire français vise les 50 % d’électricité dite « verte » d’ici 2025 via l’achat direct à des producteurs. L’entreprise projette aussi de produire de l’électricité en installant des panneaux photovoltaïques sur les toitures de ses bâtiments et d’investir dans des « fermes solaires ». Comme souvent avec les apôtres des illusions vertes, la transition énergétique passe aussi par l’efficience énergétique, notamment grâce à des innovations : installation de LED dans les gares, mesure du taux de CO2 dans les trains pour adapter climatisation et chauffage au nombre de passagers, etc. Toutes ces mesures visant à rendre la SNCF plus « verte » vont générer de nouveaux flux de matières et d’énergie – un processus indissociable de l’innovation technologique – et ne font que déplacer, complexifier et, au final, empirer le problème écologique.
Je ne vais pas détailler ici pourquoi la transition énergétique et l’efficience énergétique sont une impasse, je vous renvoie à ces articles :
- Le mythe de la croissance verte (par Niko Paech)
- La société industrielle n’est pas – et n’a jamais été – efficiente
- Voir aussi le documentaire Planet of the humans co-produit par Michael Moore
Infrastructures de transport, un fléau pour le monde sauvage
Alors que le Shift Project de Jean-Marc Jancovici propose de tripler le réseau des trains à grande vitesse pour « décarboner » l’Europe, il convient de rappeler que le Vieux Continent figure, avec l’Amérique du Nord, au rang des zones les plus fragmentées au monde par les infrastructures de transport : 50 % du continent européen se trouve à une distance inférieure ou égale à 1,5 km d’une route ou d’une voie ferrée et 95 % à moins de 10 km. Sans surprise, cette omniprésence des voies de circulation affecte considérablement le comportement des animaux sauvages et des oiseaux. En Espagne, la grande outarde (une espèce d’oiseau), l’aigle royal, le lynx ibérique et l’ours brun ne se rapprochent que très rarement à moins de 500 m d’une infrastructure de transport, alors même que cette zone tampon de 500 m représente une part substantielle du territoire espagnol. Si la tendance à la bétonisation de la planète se poursuit, les zones urbaines augmenteront d’1,2 million de km² d’ici 2030 et la planète comptera en 2050 plus de kilomètres de route goudronnée que la distance Terre-Mars, soit l’équivalent de 76 millions de kilomètres (en moyenne).
Faut-il en rajouter en poursuivant le développement du chemin de fer, ce symbole de la Révolution Industrielle qui a marqué l’accélération de la destruction du monde naturel par la civilisation ? D’autant plus que, pour Jancovici et son Shift Project, il n’est pas question de démanteler en masse d’anciennes infrastructures et de réensauvager les territoires, mais plutôt de mettre en œuvre des « solutions techniques et organisationnelles » pour « donner naissance à une économie différente, source de profits, d’emplois et de bien-être nouveaux ». En d’autres mots, une économie source de bien-être pour les capitalistes, surtout. Parmi ses neufs propositions « pour que l’Europe change d’ère », le Shift Project propose de « généraliser la voiture à moins de 2L/100 km » en proposant des « systèmes pérennes de subventions pour faciliter l’achat de véhicules neufs (prime à la casse, bonus-malus, vignette) ». Les « experts » du Shift Project ignorent consciemment ou non les conséquences de telles mesures pour les habitants humains et non humains des pays du Sud. Car les matériaux (plastique, acier, aluminium, cuivre, verre, etc.) entrant dans la fabrication d’une automobile ne tombent pas du ciel, il faut bien les extraire du sous-sol, quelque part sur la planète, et de préférence chez les pauvres. Avec le programme de Jancovici et de ses partisans, l’Empire français continuera donc de participer à la dévastation du delta du Niger au Nigéria (11,7 % du pétrole importé), de l’Angola (7,6 %) ou de l’Irak (4,9 %), l’Empire français continuera à sponsoriser des régimes autoritaires comme l’Arabie Saoudite (18,6 % du pétrole importé), le Kazakhstan (13,8 %) et la Russie (7,9 %). Précisons encore que la France collabore aussi avec le Kazakhstan pour son approvisionnement en uranium, un partenariat qui a nécessité de raser une forêt protégée afin d’extraire le combustible cher aux pro-nucléaires du Shift Project.
Est-il raisonnable de poursuivre la construction d’infrastructures alors que la perte et la fragmentation de l’habitat sont les principales menaces pesant sur la vie sauvage ? Avons-nous besoin d’artificialiser toujours plus de terres pour assurer notre subsistance ou est-ce là de l’aveuglement idéologique caractéristique d’une bande de technocrates incapables d’imaginer un monde différent, un monde délivré de l’industrialisme où leur expertise deviendrait inutile ?
Le monde rural, cet espace improductif situé entre les points névralgiques de la termitière industrielle et urbaine globale, sera vraisemblablement bétonné jusqu’au moindre mètre carré si rien n’est fait pour stopper l’expansion de la civilisation industrielle. Certains dont George Monbiot, éditorialiste au Guardian, se réjouissent déjà du coup de grâce que va porter le progrès technique au monde paysan. Ils imaginent naïvement que l’espace libéré par l’agriculture sera laissé à la vie sauvage sans être exploité – et donc ravagé – d’une manière ou d’une autre par le système techno-capitaliste.
La SNCF, premier consommateur de glyphosate en France
Afin de limiter la propagation de la végétation sur les voies ferrées, la SNCF utilise entre 35 et 38 tonnes par an du tristement célèbre herbicide fabriqué par Bayer-Monsanto. En effet, la croissance des herbes folles pose de multiples problèmes à l’entreprise pour assurer la sécurité des voyageurs : les plantes sauvages gênent la mesure laser de l’écartement des rails ; la végétation retient l’humidité, déforme les plateformes et perturbe l’inspection des cheminots.
D’après une étude, l’interdiction du glyphosate ferait passer le coût du désherbage de 30 à 500 millions d’euros. Des techniques alternatives de désherbage sont à l’étude. L’une des plus prometteuses ? L’emploi de robots de tonte. Une fois de plus, les riches occidentaux – premiers bénéficiaires de la dévastation du monde – cherchent à déplacer le problème, à l’exporter, de préférence dans des régions pauvres ou vierges de peuplements humains. Parce que c’est très exactement ce à quoi mène l’innovation technologique dite « verte » : elle vise à chercher des substituts aux techniques existantes en déplaçant la pollution au niveau d’un autre échelon de la chaîne de valeur. Avec ces robots de tonte, comme avec le véhicule électrique, la pollution directement visible – épandage de glyphosate et fumée de l’échappement – disparaît, mais d’autres pollutions apparaissent, par exemple celles liées à l’extraction de nouvelles matières premières dont le lithium, un matériau dont la demande va augmenter de 965 % d’ici à 2050 d’après la Banque Mondiale.
L’économiste Niko Paech critique longuement le progrès technique, la division du travail et leurs effets dans son livre Se libérer du superflu :
« Sans progrès technique, les avantages comparatifs en compétences ou en coûts seraient vite épuisés. Une poussée continue d’innovation empêche l’advenue d’un tel état stationnaire. Ces « nouvelles combinaisons », comme Schumpeter les appelait, contribuent à valoriser des ressources auparavant négligées. Des surfaces terrestres et des domaines offshore, autrefois parties « improductives » de la nature, peuvent ainsi être mis à profit grâce aux énergies solaire, éolienne et géothermique, par exemple. La numérisation conduit à ce que des matières premières rares — comme le coltan africain auquel personne ne s’intéressait il y a quelques années — deviennent l’objet d’échanges internationaux. Même les déchets électroniques, en quantité considérable, offrent en retour des opportunités pour l’industrie mondialisée chargée de leur traitement. Les deux secrets de cette prétendue efficience, la spécialisation et le progrès technique, vont donc de pair avec l’intensification du pillage des ressources. »
Le progrès technique produit donc deux effets : il déplace le problème (par exemple la pollution) et fait appel à des nouveaux flux de matières et d’énergie. Par conséquent, il est hautement improbable que l’on améliore la situation sociale et écologique globale en cherchant à se débarrasser du glyphosate sans remettre en cause le train comme moyen de transport.
Industrie ferroviaire : des flux colossaux de matière et d’énergie
Les médias de masse, mais également de nombreux médias prétendument alternatifs, présentent bien souvent les choses de manière fortement biaisée en évoquant le transport ferroviaire. Un peu comme si l’on cherchait délibérément à fermer les yeux sur l’impact écologique généré par l’industrie ferroviaire dans son ensemble, de l’extraction des matières premières à l’énergie nécessaire à chaque étape de la chaîne de valeur, de la construction des infrastructures ferroviaires et des rames à leur entretien en passant par leur remplacement et leur devenir en fin de cycle de vie.
Une vidéo postée sur Youtube et réalisée par l’entreprise Seco Rail (devenue aujourd’hui Colas Rail, filiale de Bouygues) détaille la construction de la ligne à grande vitesse (LGV) du Grand-Est. En visionnant la vidéo, on prend soudainement conscience des quantités gigantesques de matériaux à déplacer rendant indispensable l’emploi de machines complexes fonctionnant bien souvent au gasoil. Là encore, les esclaves énergétiques ont remplacé la main d’œuvre, preuve qu’au sein des sociétés industrielles, le progrès social induit lui aussi une croissance constante des flux matériels et énergétiques.
Quelques extraits choisis dans la vidéo détaillant la construction de la LGV Est :
« L’approvisionnement des longs rails soudés (LRS) se fait à partir des bases travaux par des rames spécialisées transportant 42 barres de 400 m de long, pour un poids de 1 000 tonnes d’acier par rame. »
« Le chantier voie 1 avance à un rythme de 600 m par jour, soit la pose d’environ 1 000 traverses béton par jour. »
Selon les sources trouvées ici et là, une traverse béton monobloc pour une LGV pèse entre 200 et 300 kg et une traverse en béton deux blocs reliés par une barre métallique pèse entre 150 et 250 kg. Les 300 premiers kilomètres du tronçon de la LGV Est ont nécessité la pose de 1 000 000 de traverses, ce qui fait potentiellement plusieurs centaines de milliers de tonnes de béton et d’acier pour les seules traverses.
Le ballast – ces cailloux disposés sous la voie pour stabiliser la voie ferrée – est « déchargé par des rames ferroviaires spécialisées. Quatre à cinq mille tonnes de ballast sont déposées par jour. […] Au total, sur l’ensemble de la ligne, près de 3 millions de tonnes de ballast sont mises en œuvre. »
Quelques autres chiffres sur la LGV Est pour le chantier du premier tronçon de 300 km lancé en 2002 :
- Opérations de terrassement : 49 millions de mètres cubes de déblais et 34 millions de mètres cubes de remblais pour les 300 premiers kilomètres anticipés avant le chantier (d’après Wikipédia, 64 millions de mètres cubes de déblais au final après chantier)
[Pour info, la masse volumique des matériaux usuels de construction comme le sable et les graviers varie entre 1 400 et 1 600 kg/m3, on parle donc de dizaines de millions de tonnes de matériaux pour un chantier comme la LGV Est.]
- 327 ouvrages d’art :
- 221 franchissements de voiries (routes, autoroutes, etc.)
- 20 franchissements de voies ferrées
- 57 franchissements de cours d’eau
- 24 passages de faune
- 5 ouvrages souterrains (tranchées couvertes)
- 900 m d’ouvrages souterrains
- 1 288 km de rails
- 3 100 000 tonnes de ballast
- La LGV Est traverse environ 60 km de bois et fragmente donc des forêts
L’article paru dans le média professionnel Le Moniteur précise encore qu’un premier appel d’offres lancé par Réseau ferré de France en 2000 auprès de 93 carrières visait à sécuriser « la fourniture de 10 millions de tonnes de matériaux élaborés ».
L’Ademe nous apporte d’autres précisions quant à la gestion du ballast et, plus généralement, sur l’entretien du réseau SNCF :
« SNCF Réseau est le propriétaire et le gestionnaire du réseau ferré national. La régénération et la maintenance génèrent chaque année d’important gisement sur l’ensemble du territoire national : plus de 120 000 tonnes de rails, plus de 2 Millions de tonnes de ballast, plus de 60 000 tonnes de traverses bois, plus de 300 000 tonnes de traverses béton, plus de 3 000 tonnes de câbles et fil de contact caténaire.
Sur les voies de chemin de fer, le complexe ballasté est la couche d’assise permettant la répartition des charges sur le sol et dans lequel sont enchâssées les traverses. Il est constitué par des granulats de roches massives anguleux et concassées. Soumis à de fortes pressions mécaniques, ce matériau a une durée de vie de l’ordre de 15 à 40 ans, en fonction des tonnages circulés et de la vitesse. Ainsi avec le renouvellement et la maintenance des voies chaque année, près de 2 millions de tonnes de ballast usagé doivent être valorisés. »
Ces 3 millions de tonnes de ballast de la LGV Est devront donc être en plus renouvelées tous les 15 à 40 ans. L’Ademe précise certes que des économies de ballast neuf sont réalisables grâce à diverses opérations dont le criblage, ou que le ballast usagé est réemployé pour d’autres travaux, mais il faut toujours s’approvisionner en granulats de roches neufs, donc poursuivre le prélèvement de matière dans l’environnement naturel à l’aide d’explosifs et/ou d’escavatrices géantes. Et peu importe que le ballast soit économisé et/ou recyclé, extraction et logistique font de toute façon appel à d’innombrables esclaves énergétiques carburant au pétrole.
Rappelons également que de mettre le paquet sur le recyclage et sur l’économie de matériaux est avant tout motivé par des raisons économiques. Chaque quantité de matière, chaque flux d’énergie évité se traduit par un coût réduit et génère donc un surplus pour l’entreprise capitaliste qui, au lieu de se volatiliser, est réinvesti ailleurs dans l’économie. C’est ce que les économistes appellent le paradoxe de Jevons ou effet rebond.
Selon une étude américaine, le train pollue (parfois) plus que l’avion
Mikhail Chester et Arpad Horvath de l’université de Californie (Berkeley) ont comparé le train, l’avion et la voiture en prenant en compte l’ensemble des émissions liées à la construction, au fonctionnement et à l’entretien des infrastructures. Habituellement, seules les émissions directes sont prises en compte, ce qui biaise forcément les résultats. Inclure ces sources additionnelles de pollutions double les émissions de gaz à effet de serre des voyages en train. Pour les déplacements en voiture, les émissions augmentent d’un tiers avec cette nouvelle étude et, pour les déplacements en avion, l’augmentation se chiffre seulement entre 10 % et 20 % en raison d’un besoin en infrastructures moins important. L’étude souligne aussi que les moyens de transport électriques – train ou voiture – peuvent être plus polluants que l’avion si l’électricité est générée par la combustion d’énergies fossiles, ce qui est le cas dans le Massachusetts où la production d’électricité provient à 82 % de la combustion d’énergie fossile.
L’étude révèle aussi que le taux de remplissage influence le niveau d’émissions d’un voyage réalisé dans les transports en commun :
« Les chercheurs ont découvert que parcourir un kilomètre dans un bus presque vide en dehors des heures de pointe émet huit fois plus par personne que de prendre le même bus aux heures de pointe – donc les usagers aux heures de pointe souffrent, mais ils nuisent moins à l’environnement. »
On retrouve là un des fondamentaux de la civilisation industrielle : concentrer un maximum d’habitants en un minimum d’espace, ce qui se traduit par la naissance et la croissance de centres urbains, un environnement nuisant au bien-être de l’animal humain. Alors que l’état psychologique des membres du monde industrialisé est déjà catastrophique (amnésie environnementale, dépression, narcissisme pathologique, syndrome d’hubris, empathie en chute libre, multiples comportements addictifs, etc.), la situation pourrait encore empirer avec la course à la « décarbonation » et à l’efficience énergétique. L’éco-fascisme a de beaux jours devant lui.
À cela, le mouvement éco-capitaliste dominant – les pro-nucléaires comme les partisans du Green New Deal – mettent en avant l’exception nucléaire française permettant la production d’une énergie « bas carbone ». Problème, ça n’a rien à voir avec les infrastructures dont j’ai fait le détail plus haut. D’autre part, l’obsession de la « décarbonation » fait perdre de vue l’essentiel : la civilisation techno-industrielle détruit la vie sur cette planète en consommant et en exploitant ce qu’elle considère comme des « ressources naturelles » et des « ressources humaines ». L’urgence majeure de l’époque – stopper le pillage écologique planétaire – se retrouve ainsi dans l’angle mort de l’écologie mainstream.
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