« Nous pourrions détruire les machines qui détruisent cette planète » (par Andreas Malm)
On ne voit pas tous les jours un appel explicite au sabotage d’infrastructures industrielles dans un quotidien lu par des millions de gens à travers le monde. C’est pourquoi j’ai traduit cette tribune d’Andreas Malm parue le 18 novembre 2021 dans le journal britannique The Guardian[1]. Maître de conférences en écologie humaine à l’université Lund en Suède, il appelle dans ce texte les écologistes à changer de tactique et notamment à envisager le sabotage d’infrastructures d’énergies fossiles.
Si on partage avec Andreas Malm la nécessité de remettre en question les tactiques inefficaces utilisées jusqu’à présent, on peut difficilement le suivre quand il parle de « nationaliser Total » dans le cadre de son « léninisme écologique » (un goulag « décarboné », ça fait rêver), ou encore de « passage des combustibles fossiles aux énergies renouvelables[2] ». D’ailleurs Malm a une vision étrange des machines. Selon lui, les seules machines qui détruisent la planète sont celles qui extraient, transportent et consument des carburants fossiles, chose parfaitement absurde. Car en théorie, la civilisation industrielle pourrait tout à fait fonctionner entièrement à l’énergie « bas carbone » (nucléaire et renouvelables), donc allègrement poursuivre l’extraction de dizaines de milliards de tonnes de matières premières chaque année. Et selon l’ONU Environnement, l’extraction industrielle de ressources compte pour plus de 90 % du déclin de la biodiversité et du stress hydrique, agriculture industrielle très largement en tête[3]. Quant à Fabian Scheidler, auteur de La Fin de la Mégamachine (2020), il rappelait en octobre dernier au cours d’une conférence que la civilisation industrielle a déjà largement dévasté la biosphère alors même que les effets de l’emballement climatique commencent à peine à se faire sentir[4]. Pour finir, Nicolas Casaux a récemment parlé dans un article de la transition « verte » du secteur minier ; au programme, camions électriques de 290 tonnes et opportunités croissantes d’ouvrir de nouvelles mines dans des régions isolées grâce aux centrales solaires[5].
Peu importe le carburant, la société industrielle et ses machines sont une nuisance dont nous devons nous débarrasser.
L’argument moral en faveur de la destruction des infrastructures de combustibles fossiles (par Andreas Malm)
La lutte contre le changement climatique entre dans une nouvelle phase. Elle est marquée par la volonté de tester des tactiques différentes : des modes actions qui peuvent difficilement passer inaperçu et qui perturbent réellement le statu quo ; une manière de tirer le frein d’urgence. Cette exploration ne fait que commencer, mais on en voit déjà des signes avant-coureurs.
À Berlin, une demi-douzaine de jeunes militants pour le climat, un groupe se nommant « The Last Generation », ont récemment entamé une grève de la faim[6] ; refusant même d’absorber des liquides, ils étaient très affaiblis avant de mettre fin à leur action. Mais il est possible de mettre hors service autre chose que notre propre corps. Cet été, en marge du camp Ende Gelände contre le gaz fossile[7], un groupe se faisant appeler « Fridays for sabotage[8] » a revendiqué la destruction d’un élément de l’infrastructure gazière et exhorté le mouvement à adopter cette tactique : « Tous les endroits touchés par les ravages écologiques sont autant de lieux où installer la résistance ». Cette histoire faisait suite au développement d’un véritable archipel de ZAD forestières[9] en Allemagne, dont certaines ont endommagé des équipements pour l’extraction du charbon.
Pour rester dans les pays du Nord, les luttes longues et acharnées des peuples indigènes contre les interminables projets d’oléoducs au Canada et aux États-Unis ont donné naissance à un militantisme acharné : des trains transportant du pétrole brut ont déraillé suite à l’action d’activistes imitant le signal des freins d’urgence[10].
Le capital fossile devrait prêter attention aux nouvelles formes de résistance qui émergent.
Certaines régions de la planète deviennent invivables[11], inutile de revenir là-dessus. Chacun, selon son niveau de conscience, sait maintenant ce qui est en jeu. Et pourtant, nos gouvernements permettent aux entreprises de combustibles fossiles de développer leurs installations pour extraire pétrole, gaz et charbon du sol. Ils ne peuvent même pas se résoudre à cesser d’arroser ces entreprises de milliers de milliards de dollars de subventions[12].
Il n’est pas nécessaire de se tourner vers des négationnistes véreux comme Bolsonaro ou Trump, ni d’ailleurs vers le gouvernement d’extrême droite de Modi qui entame une transition vers toujours plus de combustibles fossiles[13] : n’importe quel État modéré s’adonne à des pratiques similiaires.
Prenez la France, dont le président se pose en diplomate le plus éclairé sur le changement climatique. Total, la plus grande entreprise privée ayant son siège dans ce pays, commencera cette année la construction du East Africa Crude Oil Pipeline, un oléoduc qui sera le plus long du monde[14]. Il va traverser 230 rivières, balafrer 12 réserves forestières et chasser 100 000 personnes de leurs terres ; tout cela pour extraire et acheminer toujours plus de pétrole brut vers l’économie mondiale qui s’empressera de le consumer. Macron présente l’oléoduc comme une formidable opportunité d’accroître la « présence économique française » dans la région[15].
Prenez par exemple les États-Unis où Biden surpasse son prédécesseur dans sa générosité à l’égard de l’industrie pétrolière et gazière, leur délivrant des permis de forage à un rythme jamais vu depuis George W. Bush[16]. Deux douzaines de projets de combustibles fossiles – nouveaux pipelines, nouveaux terminaux gaziers – en cours de construction dans ce pays entraîneraient à eux seuls des émissions équivalentes à celles de 404 centrales électriques au charbon[17].
Quant au gouvernement britannique, il reste déterminé à « maximiser la relance économique » du pétrole et du gaz en mer du Nord, c’est-à-dire à en extraire le plus possible[18]. L’Allemagne quant à elle développe ses autoroutes[19] et ses mines de charbon[20]. ExxonMobil poursuit un projet de forage offshore à haut risque dans un écosystème marin très fragile dans le Guyana[21]. Entre 2020 et 2022, Shell aura mis en service 21 nouveaux grands projets pétroliers et gaziers[22].
Globalement, la production de combustibles fossiles doit être ramenée à zéro aussi vite qu’il est humainement possible de le faire. Mais dans le monde réel, les producteurs prévoient d’augmenter l’extraction comme s’il n’y avait aucun avenir[23]. Un article[24] récent montre que la majeure partie de toutes les réserves connues doivent être laissées dans le sol pour qu’il y ait au moins une chance infime d’éviter un réchauffement de plus de 1,5 °C. Plus précisément, d’ici 2050 il faudrait ne plus toucher à environ 90 % des réserves de charbon, 60 % du pétrole, 60 % du gaz et 99 % du pétrole non conventionnel.
Mais selon les chercheurs, ces chiffres sont probablement sous-estimés, car la modélisation se fonde sur une probabilité de 50 % d’atteindre l’objectif de 1,5 °C et ne tient pas compte des boucles de rétroaction climatiques[25]. Si nous voulions porter cette probabilité à 70 ou 80 % et si les boucles récursives d’une défaillance du système climatique – notamment les feux de forêt – étaient prises en compte, il faudrait laisser encore davantage de carburants fossiles sous terre. En fait, c’est la quasi-totalité des combustibles fossiles dont il faudrait stopper l’exploitation, et ce dès demain. De par sa nature même, le capital fossile ne peut tolérer une telle limite. De manière compulsive, sans aucune inhibition, il creuse au contraire la croûte terrestre pour en extraire encore et encore.
Chaque jour qui passe, nous avons la confirmation que les classes dirigeantes de ce monde sont constitutionnellement incapables de répondre à la catastrophe autrement qu’en l’accélérant. Malheureusement, la COP26 ne nous donne aucune raison convaincante de réviser ce jugement. Moins d’une semaine après la fin du sommet, l’administration Biden a organisé la plus grande vente aux enchères de licences de forage offshore de l’histoire des États-Unis[26].
Il y a peu de raisons de penser que d’autres gouvernements signataires du Pacte de Glasgow adoptent une attitude différente.
Alors que faire ?
Nous pourrions détruire les machines qui détruisent cette planète. Si quelqu’un pose une bombe à retardement dans votre maison, vous avez le droit de la démanteler. Ou encore, si quelqu’un a placé un engin incendiaire dans votre immeuble, que les fondations sont déjà en feu et que des gens meurent dans les caves, alors beaucoup de gens se diraient probablement que vous avez l’obligation de mettre cet engin hors d’état de nuire.
C’est l’argument moral qui, selon moi, justifie la destruction des installations industrielles fossiles. Cela n’a rien à voir avec le fait de blesser des êtres humains, acte pour lequel il n’existe aucun argument moral.
Selon moi, cet argument moral légitimant l’action directe peut devenir extrêmement puissant quand la gravité de la catastrophe climatique est reconnue. En partant de ce principe, comment l’intégrité physique des infrastructures fossiles pourrait-elle passer avant le climat ? Boris Johnson s’est illustré récemment en tentant de justifier une telle inversion des priorités ; il a défendu le champ pétrolifère de Cambo, un projet parmi d’autres sur une longue liste de nouveaux investissements dans les infrastructures de combustibles fossiles. C’est le genre de projets que nous ne pouvons tout simplement plus nous permettre[27]. « Nous ne pouvons pas simplement déchirer les contrats[28] », avance Boris Johnson.
Dans cette perspective-là, un contrat signé avec un entrepreneur pour accroître le dispositif attisant les flammes doit être honoré. Le contrat a la priorité sur toute autre préoccupation, mais son caractère sacré me semble toutefois extrêmement difficile à légitimer.
En attendant, nous pouvons observer que ralentir l’emballement climatique signifie, par définition, la destruction du capital fossile : il ne doit plus y avoir de profits possibles pour les industries fossiles. Et si les gouvernements sont incapables d’initier ce travail en raison des ordres qu’ils reçoivent des étages supérieurs de la hiérarchie, alors d’autres personnes doivent se charger de ce travail. Les activistes ne peuvent abolir à eux seuls les combustibles fossiles – seuls les États ont ce pouvoir –, mais leur rôle est d’intensifier la pression en ce sens.
Le Mouvement Climat en Occident pourrait-il atteindre ses objectifs en envoyant des groupes de commandos ou des bataillons entiers pour démolir les machines ? Un impératif éthique inattaquable ne se traduit pas nécessairement par une action efficace. Nous avons appris la leçon avec le mouvement Insulate Britain. En bloquant les autoroutes, ce dernier a déclenché la fureur de la classe ouvrière empruntant les grands axes pour se rendre au travail[29].
Nous sommes au cœur de la catastrophe ; il est déjà tard, mais la radicalisation est en marche et ne fait que commencer. Nous ne savons pas exactement ce qui va fonctionner. La seule chose dont nous pouvons être certains, c’est que nous sommes pris dans une spirale mortifère. Nous devons en sortir, et pour cela il faut tester d’autres tactiques. L’ère des manifestations pacifiques est probablement révolue depuis un moment.
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https://www.theguardian.com/commentisfree/2021/nov/18/moral-case-destroying-fossil-fuel-infrastructure ↑
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https://www.socialter.fr/article/malm-nationaliser-total ↑
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https://www.resourcepanel.org/fr/rapports/perspectives-des-ressources-mondiales ↑
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https://youtu.be/XdmgkmbXsTc ↑
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https://www.partage-le.com/2021/01/20/un-monde-de-plus-en-plus-vert-par-nicolas-casaux/ ↑
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https://www.dw.com/en/german-climate-activists-end-hunger-strike-in-berlin/a-59308889 ↑
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https://www.ende-gelaende.org/en/news/press-release-on-1-8-2021-at-100-pm/ ↑
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https://twitter.com/fridaysforsabo2 ↑
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https://crimethinc.com/2021/03/10/the-forest-occupation-movement-in-germany-tactics-strategy-and-culture-of-resistance ↑
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https://www.theguardian.com/environment/2021/jul/29/activists-sabotaging-railways-indigenous-people ↑
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https://www.theguardian.com/environment/ng-interactive/2021/oct/14/climate-change-happening-now-stats-graphs-maps-cop26 ↑
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https://www.theguardian.com/environment/2021/oct/06/fossil-fuel-industry-subsidies-of-11m-dollars-a-minute-imf-finds ↑
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https://e360.yale.edu/features/a-major-oil-pipeline-project-strikes-deep-at-the-heart-of-africa ↑
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https://www.energyvoice.com/oilandgas/africa/pipelines-africa/319966/french-macron-uganda-eacop/ ↑
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https://www.npr.org/2021/07/13/1015581092/biden-promised-to-end-new-drilling-on-federal-land-but-approvals-are-up ↑
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http://priceofoil.org/content/uploads/2021/10/Biden_GHG_emissions_briefing.pdf ↑
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https://www.theguardian.com/commentisfree/2021/aug/23/britain-commit-net-zero-drill-oil-cop26-boris-johnson-shetland ↑
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https://www.dw.com/en/germany-climate-activists-cyclists-oppose-autobahn-expansion/a-57790337 ↑
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https://apnews.com/article/climate-change-business-europe-environment-germany-17b3329ae5acb12822f25b57334bdb69 ↑
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https://www.nature.com/articles/s41586-021-03821-8?s=03 ↑
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