Ce n’est pas « l’humanité » qui extermine la vie sauvage, c’est le capitalisme (par Anna Pigott)
Sur les réseaux sociaux et dans les médias de masse, les articles et les commentaires désignant Homo Sapiens comme une espèce nuisible prolifèrent dangereusement, preuve que la propagande à l’oeuvre fonctionne à merveille pour brouiller les pistes sur le véritable ennemi du vivant. Le carnage écologique est instrumentalisé par les ONG environnementales dominantes, les médias et le monde des affaires pour accabler les masses et justifier toujours plus de surveillance, de contrôle et de répression. J’ai traduit ici un article publié dans la revue scientifique The Conversation par la chercheuse Anna Pigott. Cette dernière est spécialisée dans l’étude des relations entres les humains et leur environnement.
Le dernier rapport Planète vivante [2018] du WWF est déprimant à lire : déclin de 60% des populations d’animaux sauvages depuis 1970, effondrement des écosystèmes, et la probabilité plutôt élevée que l’espèce humaine soit la suivante sur la liste. Le rapport souligne à plusieurs reprises que la consommation de l’humanité est responsable de cette extinction massive, et les journalistes n’ont pas tardé à amplifier ce même message. Le Guardian titre « L’humanité a anéanti 60 % des populations animales », tandis que la BBC insiste sur « La perte massive d’espèces sauvages causée par la consommation humaine ». Pas étonnant : dans ce rapport de 148 pages, le mot « humanité » apparaît 14 fois, et le mot « consommation » 54 fois.
Cependant, il y a un mot qui n’apparaît pas une seule fois : le capitalisme. Pinailler sur la sémantique alors que 83% des écosystèmes d’eau douce du monde s’effondrent (une autre statistique effrayante du rapport) peut au premier abord sembler inopportun. Et pourtant, comme l’a écrit l’écologiste Robin Wall Kimmerer, « trouver les mots est une autre étape pour apprendre à voir ».
Bien que le rapport du WWF soit proche de trouver les bons mots en identifiant la culture, l’économie et les modèles de production non durables comme étant les problèmes clés, il omet de nommer le capitalisme comme étant le lien crucial (et souvent causal) entre ces choses. Il nous empêche donc de voir la véritable nature du problème. Si nous ne le nommons pas, nous ne pouvons pas l’aborder : c’est comme si nous visions une cible invisible.
Pourquoi le capitalisme ?
Le rapport du WWF a raison de souligner que « l’explosion de la consommation humaine », et non la croissance démographique, est la principale cause d’extinction massive, et il se donne beaucoup de mal pour illustrer le lien entre les niveaux de consommation et la perte de biodiversité. Mais il s’arrête là et omet de souligner que c’est le capitalisme qui encourage une consommation irresponsable. Le capitalisme – en particulier dans sa forme néolibérale – est une idéologie fondée sur le principe d’une croissance économique sans fin tirée par la consommation, une proposition tout simplement impossible.
L’agriculture industrielle – une activité que le rapport identifie comme le plus grand contributeur à la disparition des espèces – est profondément façonnée par le capitalisme, notamment parce que seule une poignée d’espèces marchandisées sont considérées comme ayant une valeur, et parce que, dans le cadre de la seule poursuite du profit et de la croissance, les « externalités » telles que la pollution et la perte de biodiversité sont ignorées. Au lieu de dénoncer l’irrationalité du capitalisme qui n’attribue aucune valeur à la plupart du vivant, le rapport du WWF étend en fait la logique capitaliste en utilisant des termes tels que « actifs naturels » et « services écosystémiques » pour désigner le monde vivant.
En occultant le capitalisme par un terme qui n’est qu’un de ses symptômes – la « consommation » –, on risque également de faire porter de manière disproportionnée la responsabilité de l’extermination des espèces sur les choix de vie individuels, alors que des systèmes et des institutions bien plus importants et puissants obligeant les individus à consommer sont, de manière inquiétante, laissés tranquilles.
D’ailleurs, qui est « l’humanité » ?
Le rapport du WWF choisit « l’humanité » comme unité d’analyse, et ce langage totalisateur est repris avec enthousiasme par la presse. Le Guardian, par exemple, rapporte que « la population mondiale est en train de détruire le réseau du vivant ». Cette affirmation est grossièrement trompeuse. Le rapport du WWF lui-même montre que c’est loin d’être le cas pour toute l’humanité, mais il ne va pas jusqu’à préciser que seule une petite minorité de la population humaine est à l’origine de la grande majorité des dégâts.
Des émissions de carbone aux empreintes écologiques, ce sont les 10 % de personnes les plus riches qui ont le plus d’impact. De plus, il n’est pas reconnu que les effets de l’effondrement climatique et de la biodiversité impactent d’abord les plus pauvres, ceux-là mêmes qui contribuent le moins au problème. L’identification de ces inégalités est importante parce que c’est cela – et non « l’humanité » en soi – qui est le problème, et parce que l’inégalité est endémique, vous l’avez deviné, aux systèmes capitalistes (et en particulier à leur héritage raciste et colonial).
Le mot fourre-tout « humanité » recouvre toutes ces fissures, nous empêchant de voir la situation telle qu’elle est. Il perpétue également le sentiment que les humains sont intrinsèquement « mauvais », et qu’il est en quelque sorte « dans notre nature » de consommer jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien. Un tweet, posté en réponse à la publication du WWF, a rétorqué que « nous sommes un virus avec des chaussures », une attitude qui laisse entrevoir une apathie croissante du public.
Mais que signifierait la réorientation d’un tel dégoût de soi vers le capitalisme ? Non seulement ce serait une cible plus précise, mais cela pourrait aussi nous permettre de voir notre humanité comme une force capable de faire le bien.
Entrer en rupture avec l’histoire
Les mots font bien plus que simplement associer causes et conséquences. Les mots sont à l’origine des histoires profondément ancrées que nous construisons sur le monde, et ces histoires sont particulièrement importantes pour nous aider à gérer les crises environnementales. Faire référence à des généralités en évoquant « l’humanité » et la « consommation » comme moteurs du déclin écologique est non seulement inexact, mais cela perpétue également une vision déformée de ce que nous sommes et de ce que nous sommes capables de devenir.
En désignant le capitalisme comme une cause fondamentale, nous identifions en revanche un ensemble particulier de pratiques et d’idées qui ne sont en aucun cas permanentes ni inhérentes à la condition de l’être humain. Ce faisant, nous apprenons à voir que les choses pourraient être différentes. Nommer une chose donne un pouvoir sur celle-ci et permet de lever le voile sur le problème. Comme le dit l’écrivaine et environnementaliste Rebecca Solnit :
« Appeler les choses par leur vrai nom permet de couper court aux mensonges servant à excuser, protéger, brouiller les pistes, dissimuler, ou encore à encourager l’inaction, l’indifférence, l’oubli. Ce n’est certes pas suffisant pour changer le monde, mais c’est une étape clé. »
Le rapport du WWF insiste sur le fait qu’une « voix collective est cruciale si nous voulons inverser la perte de la biodiversité », mais une voix collective est inutile si elle ne trouve pas les mots justes. Tant que nous – et en particulier les organisations influentes telles que le WWF – ne parviendrons pas à désigner le capitalisme comme une cause majeure de l’extinction massive, nous resterons impuissants à changer le cours de cette histoire tragique.