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Évolution : « La culture est plus puissante que l’ADN »

Mis à jour le 06/06/2023

Traduction d’un texte de l’écologue Carl Safina paru en 2022 dans le magazine Defenders of Wildlife[1]. Plus nous en savons sur le monde sauvage, plus on se rend compte que la frontière entre l’animal humain et les autres mammifères est bien étroite. Les autres espèces, tout comme l’animal humain, ne suivent pas bêtement et aveuglément un « programme » codé dans leurs gènes. Cette vision mécaniste de l’évolution de la vie sur Terre, qui réduit également l’évolution de l’espèce humaine à une quête linéaire d’efficacité et de puissance, apparaît comme une forme d’ethnocentrisme – « la tendance à privilégier les normes et valeurs de sa propre société pour analyser les autres sociétés[2]. » À force de vivre constamment entourés de machines dans un environnement urbain totalement artificialisé, à force de toucher des machines plus souvent que des êtres vivants, les humains industrialisés finissent par voir des machines partout.

Carl Safina fait preuve d’une sensibilité assez rare dans les milieux scientifiques où les espèces vivantes sont souvent réduites à de stupides machines dont les comportements seraient programmés à l’avance par leur code génétique. D’autres de ses écrits sur l’inutilité de la biodiversité pour le système industriel et sur la culture animale sont à lire sur ce blog. Il est aussi bon de rappeler, comme le fait Safina, que les peuples tribaux savent nombre de ces choses depuis des lustres, eux qui tissent des relations d’interdépendance avec la faune sauvage. Cet article est aussi porteur d’espoir : si nous ne sommes pas programmés par notre code génétique pour détruire la planète, s’il s’agit seulement d’un problème de culture (la civilisation industrielle), alors nous pouvons – nous devons – faire tout ce qui est en notre pouvoir pour abattre cette culture mortifère.

Contrairement à ce qu’on a coutume d’entendre chez un certain nombre de personnes influentes, « l’humanité » n’est pas un tout homogène, mais une mosaïque de cultures extrêmement variées. La diversité des cultures a tendance à croître plus on se rapproche de l’équateur, ce qui indique que la diversité culturelle humaine sur Terre adopte un schéma similaire à la répartition de la diversité des espèces vivantes. Ces différents groupes culturels humains évoluent chacun dans une direction particulière, exactement comme on peut l’observer chez d’autres mammifères terrestres ou marins. Malheureusement, l’essor de l’extractivisme et du commerce international depuis le XVIe siècle, dopé depuis le XIXe par des moyens technologiques toujours plus énergivores et puissants, ont anéanti l’essentiel de cette diversité. La civilisation industrielle uniformise le monde à une vitesse croissante, si bien que les linguistes anticipent la disparition de 90 % des langues d’ici la fin du XXIe siècle. C’est la preuve irréfutable que cette civilisation n’est pas le produit de l’évolution, mais une entrave à l’évolution naturelle. L’évolution engendre de la diversité biologique et culturelle tandis que le progrès technologique produit un résultat opposé. Il nous ramène à un stade préhistorique où la diversité de la vie sur Terre était moindre.


Connectés par la culture (par Carl Safina)

Les scientifiques désignent la diversité de la vie sur Terre par le terme de biodiversité, qui signifie généralement la diversité des espèces, des gènes et des habitats. Dans cet article, un éminent écologue se penche sur un quatrième domaine qui a été presque entièrement négligé : la diversité culturelle. Il explique que la transmission de compétences et de connaissances acquises permet aux espèces de résister et de s’adapter à un monde en mutation.

Il y a plusieurs années, un jeune orque captif du Marineland Canada a compris que répandre de la bouillie de poisson à la surface du bassin, puis se cacher au fond et attendre, pouvait lui apporter un peu de piment dans sa vie. Quand un goéland attiré par le poisson se posait sur l’eau du bassin, la baleine se propulsait vers la surface, attrapant l’oiseau et allant parfois jusqu’à le dévorer. Il a tendu le même piège à de nombreuses reprises. Son jeune demi-frère et trois autres orques finirent par employer la même technique.

Les compétences, les connaissances et les coutumes apprises qui se répandent socialement – par l’intermédiaire d’individus novateurs – et qui sont transmises de génération en génération ont été, pendant des siècles, considérées comme spécifiquement humaines. Les humains avaient une culture. Les autres animaux n’étaient équipés que d’un instinct pour réagir instantanément en fonction des stimuli extérieurs. Aujourd’hui, il apparaît clairement que, tout comme nous, de nombreuses espèces ont leur propre culture et qu’elles doivent l’apprendre de leurs aînés, qui eux-mêmes l’ont appris de leurs aînés.

L’apprentissage culturel permet de diffuser des compétences de survie (telles que le choix de la nourriture et la manière de l’obtenir), de créer une identité et un sentiment d’appartenance au sein d’un groupe (et de reconnaître l’existence d’autres groupes) et de perpétuer des traditions qui sont des aspects déterminants de l’existence (telles que la manière d’exécuter des chants et des danses de parade nuptiale efficaces). Vivre dans la nature n’est pas toujours naturel : les animaux doivent apprendre les particularités locales et la manière de communiquer et de se faire entendre efficacement dans un endroit particulier au sein de leur groupe spécifique.

Si apprendre à vivre avec les autres est le propre de l’homme, c’est aussi celui de l’orque, du corbeau, du singe, du perroquet et même de l’abeille. Certaines créatures doivent presque tout apprendre pour s’adapter à leur communauté et vivre là où elles vivent. Parfois, la culture est même plus puissante que l’ADN.

Par exemple, les orques ont une culture qui rassemble les individus en groupes appelés « pods ». Les baleines connaissent et reconnaissent les autres individus de leur groupe, et certains groupes se mélangent, s’accouplent, chassent et jouent ensemble au sein d’une communauté dont la stratification sociale est reconnue comme plus complexe que celle des chimpanzés. Mais d’autres communautés d’orques adjacentes s’évitent pour des raisons purement culturelles. Les communautés dites résidentes du nord et du sud du Pacifique Nord ont été vues en train de se nourrir à moins d’un kilomètre l’une de l’autre, mais elles ne se mélangent jamais. Leur ADN montre que ces voisins qui ne se mélangent pas sont génétiquement de la même espèce. Les seules différences perceptibles entre eux sont d’ordre culturel : leurs dialectes vocaux. Cette autoségrégation des groupes culturels est si exceptionnelle que les chercheurs affirment qu’elle n’a « aucun équivalent en dehors de l’homme ».

Les cachalots de l’océan Pacifique forment également de vastes groupes qui ne se mélangent pas. Les chercheurs y ont identifié six clans de cachalots qui se distinguent par les séquences de clics qu’ils émettent. Chaque clan s’étend sur des milliers de kilomètres et compte environ 10 000 cachalots. Les clans de cachalots voyagent et chassent différemment, et ces différences sont culturelles. Les scientifiques ne connaissent aucun autre groupe culturel stable à une telle échelle transocéanique.

Pourtant, pour de nombreuses espèces, la culture est à la fois cruciale et fragile. Bien avant qu’une population ne décline au point d’être menacée d’extinction, ses connaissances culturelles spécifiques commencent à disparaître. Lorsque la chaîne culturelle se brise, la vie devient plus difficile. La reproduction et l’alimentation prennent plus de temps. Le taux de survie diminue et le monde vivant décline un peu plus. Les efforts de rétablissement des espèces, jamais garantis, deviennent plus difficiles et plus coûteux.

Par exemple, un oiseau australien autrefois commun, le méliphage régent, est menacé par la destruction de son habitat. Il est aujourd’hui si rare que les jeunes mâles n’ont souvent jamais l’occasion d’entendre un mâle adulte chanter. Sans cet apprentissage culturel, le chant traditionnel de l’espèce n’est plus transmis par l’ancienne génération et les jeunes mâles ont plutôt l’air de bafouiller que de chanter, ce qui n’est pas très attirant pour les femelles. Cette perturbation culturelle dans l’apprentissage du chant pousse les femelles à renoncer à s’accoupler avec des mâles inaptes au chant, ce qui accélère leur spirale d’extinction.

Il est clair que ce n’est pas seulement par les gènes que nous devenons ce que nous sommes. Les individus ne reçoivent des gènes que de leurs parents, mais peuvent recevoir un apprentissage culturel de n’importe qui et de tous les membres de leur groupe social. La culture est stockée dans les esprits avec des réserves de connaissances – outils, compétences, préférences, chansons et dialectes – transmises de génération en génération comme un flambeau. La culture elle-même change et évolue, conférant souvent une capacité d’adaptation plus importante et plus rapide. L’évolution génétique en serait incapable. Et parce que la culture améliore la survie, elle peut prendre les commandes, contrairement aux gènes qui doivent suivre et s’adapter.

Supposons qu’un groupe d’orques chasse des poissons. Pour une raison quelconque – probablement en réponse aux conditions environnementales –, ces mangeurs de poissons se mettent à chasser des mammifères. Il s’agit d’un changement culturel. Mais si vous commencez à chasser des mammifères, l’évolution favorisera des mâchoires plus larges, des dents plus grandes et peut-être des comportements différents. Les changements génétiques suivront le changement culturel. C’est exactement ce qui semble s’être produit au fil du temps dans certaines populations d’orques.

L’apprentissage culturel n’est cependant pas universel au sein de toutes les espèces. Mais il est certainement important dans la vie de la plupart des mammifères, des oiseaux et des poissons. Et il se produit tout autour de nous, généralement de manière subtile et difficilement observable. Pour certaines espèces, il s’agit d’un aspect mineur de la vie. D’autres mourraient sans leur culture. Les éléphants apprennent des matriarches qui détiennent le savoir et qui, en cas de sécheresse par exemple, peuvent guider les jeunes membres de la famille vers un autre point d’eau qui n’a pas été utilisé depuis 20 ans.

Les scientifiques savent depuis les années 1970 que les baleines à bosse apprennent à chanter des chansons structurées. Même s’ils sont séparés par des milliers de kilomètres, les mâles qui convergent vers les lieux d’accouplement chantent tous la même chanson. Le chant des baleines à bosse est composé d’environ 10 thèmes consécutifs différents, chacun constitué de phrases répétées d’environ 10 notes distinctes qui nécessitent environ 15 secondes pour être chantées. Le chant dure environ 10 minutes. Puis les baleines le répètent. En période de parade nuptiale, les baleines chantent pendant des heures dans l’océan.

Le chant de chaque océan est différent et, au fil des mois et des années, il évolue de la même manière pour les milliers de baleines de chaque océan. Le chant est en quelque sorte un travail collectif continu. Parfois, un changement soudain et radical se produit. En 2000, des chercheurs ont annoncé que le chant des baleines à bosse au large de la côte est de l’Australie avait été « remplacé rapidement et entièrement » par le chant que les baleines à bosse de l’océan Indien chantaient au large de la côte ouest de l’Australie. Il semble que quelques « étrangers » aient fait le voyage d’ouest en est et que leur chant ait eu un tel succès auprès des habitants de l’est que tout le monde s’est mis à le chanter. Les chercheurs ont écrit : « Un changement aussi révolutionnaire est sans précédent dans les traditions vocales des cultures animales. »

Une fois qu’une phrase du chant a disparu, elle n’a plus jamais été entendue, malgré des décennies d’écoute. Pourquoi les chants des mâles changent-ils constamment ? Le chercheur Peter Tyack déclare à ce sujet : « Nous devons peut-être remercier l’évolution des sensibilités acoustiques de générations de femelles baleines à bosse pour les caractéristiques musicales des chants des mâles. » Les chants des baleines à bosse ont d’ailleurs fait l’objet de millions d’enregistrements. Nous partageons cette sensibilité acoustique. Cela pourrait être la preuve de quelque chose qui s’apparente à une similitude culturelle.

La culture, si vous voulez, c’est la vie qui prend en charge et dirige son propre destin. La culture crée de vastes réserves de connaissances non programmées, non planifiées, qui mettent en réseau tous les esprits qui ont travaillé sur le problème de la survie au fil du temps. Dans leurs groupes, sur leurs terres et dans leurs eaux, dans un monde éloigné des humains industrialisés, chaque espèce sait qui elle est. Leur vie est vivante. Elles font tout ce qu’elles peuvent pour rester en vie et pour garder leurs petits en vie, tout comme nous.

Les êtres qui réussissent sur Terre depuis des millions d’années ne recherchent pas notre approbation et ne devraient pas l’exiger. Ils sont de ce monde et y ont leur place au même titre que chacun d’entre nous. Nous ne leur rendons service, pas plus qu’à nous-mêmes, en décidant si leur existence vaut la peine d’être vécue. Le monde humain moderne n’est guère en mesure de juger, lui qui se précipite sans but, sans plan, si ce n’est : plus grand, plus vite, toujours plus.

Si nous avions le courage d’être honnêtes, nous devrions admettre que les baleines, les oiseaux, les singes et tous les autres vivent pleinement tout ce dont ils sont capables. Malheureusement, nous n’y parvenons pas. Pour eux, comme pour les peuples tribaux, la beauté suffit. Pour nous, dans notre retraite moderne du monde vivant, rien n’est suffisant. Il est étrange de constater à quel point nous faisons des efforts pour toujours rester insatisafaits, alors qu’il y a tant de choses à connaître et à aimer dans le monde.

« Avec qui vivons-nous ici ? » C’est une question importante. Une autre question se profile à l’horizon : Allons-nous laisser ces espèces continuer d’exister ou allons-nous finaliser leur anéantissement ? Tel est le choix qui s’offre à nous.

Pouvons-nous, en tant qu’êtres humains, développer une culture pour l’avenir de la vie sur Terre ? Les humains peuvent-ils adapter leur propre nature et cultiver leur compassion à temps pour que le monde reste magnifiquement et abondamment vivant ? Seuls les humains peuvent poser cette question. Seuls les humains ont besoin de le faire. Et le monde dépend de notre réponse. Le miracle de notre monde vivant est rare et stupéfiant à l’échelle cosmique. C’est ce qui rend la Terre sacrée. Mais sacré ne veut pas dire invincible.

D’autres espèces fabriquent des outils. Nous sommes la seule espèce à poser des problèmes globaux. Il serait utile qu’il existe une espèce qui les résolve. Les baleines reconnaissent les différences entre elles parce que les différents groupes ont des réponses différentes à la question « Quelle est la meilleure façon de vivre là où nous sommes ? » Pourquoi on ne se pose pas cette question ?

Que dira-t-on de nous si d’autres animaux disparaissent ? Nous manqueront-ils ? Ma pire crainte : leur disparition du monde serait pour la plupart des gens moins perceptible qu’un blackout. Les gens remarquent au moins quand la lumière s’éteint.

Ce qui est rassurant, c’est qu’il reste encore du temps et des gens – comme vous et moi – qui s’en soucient. Il reste des horizons sauvages, et les espèces ont montré qu’elles pouvaient se rétablir lorsque nous leur donnons de l’espace et un peu de chance.

Au large des plages de la côte atlantique, où mes chiens et moi aimons saluer le soleil levant, il y a aujourd’hui plus de baleines à bosse qu’il y a un siècle. Nous les voyons souvent. Leur présence croissante me donne beaucoup d’espoir, car je contemple leur culture unique qui évolue sous les vagues.

Carl Safina

Commentaire et traduction : Philippe Oberlé


  1. https://defenders.org/magazine/winter-2022/connected-culture

  2. https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/ethnocentrisme/31406

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