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L’agrobusiness est le socle de la civilisation industrielle, pas l’industrie pétrolière

À écouter médias, scientifiques et influenceurs dans leur « effort de guerre » contre le changement climatique, on finirait par croire qu’il suffit de remplacer les énergies dites « sales » par des énergies dites « propres », et comme par enchantement tout rentrerait dans l’ordre. C’est oublier que la production énergétique seule serait complètement inutile à la civilisation industrielle. Le carburant principal d’une civilisation, c’est son cheptel d’esclaves-salariés-consommateurs. La civilisation industrielle ne déroge pas à la règle comme nous le rappelait Jeff Bezos, fondateur et PDG d’Amazon, en 2016 :

« Nous profitons tous d’une civilisation extraordinaire alimentée par l’énergie et par la population. C’est pourquoi les centres urbains sont si dynamiques. Nous voulons que la population continue de croître sur cette planète. Nous voulons continuer à utiliser plus d’énergie par habitant[i]. »

Sans surprise, la croissance démographique doit aller de pair avec le développement de l’agriculture intensive pour maintenir en vie – et non en bonne santé – le bétail humain. L’exploitation des énergies fossiles a servi d’accélérateur à l’agriculture intensive détruisant les sols apparue au néolithique, un changement majeur dans l’usage des terres à l’origine de la civilisation. Le chercheur Luke Kemp définit la civilisation comme « une société basée sur l’agriculture, de nombreuses villes, une domination militaire sur un territoire géographique et une structure politique homogène dans le temps[ii] ». De courte durée à l’échelle de l’histoire humaine, l’anomalie civilisationnelle, qui dure tout de même depuis au moins 11 000 ans, a contribué à réduire de moitié la biomasse des plantes et de plus de 20 % leur diversité[iii].

En 2018, l’industrie agroalimentaire – alimentation, épicerie et boisson – pesait 8,7 billions de dollars (1 billion = 1 000 milliards), soit environ 10 % du PIB mondial d’après la société Plunkett Research[iv]. De son côté, l’industrie pétrolière et gazière culminait à un « petit » 3,3 billions de dollars de revenus en 2019, soit 3,8 % du PIB mondial s’élevant la même année à 86 billions de dollars selon le site Investopedia[v].

En 2007, le magazine Forbes publiait un article titrant The World’s Biggest Industry[vi] (« La plus grosse industrie du monde ») où les analystes financiers nous apprennent qu’ils peinent à quantifier la taille de l’industrie alimentaire en raison de la complexité des chaînes logistiques, de la variété presque infinie des produits ou encore du risque de redondance dans la comptabilisation. Et dans les pays du Sud, les systèmes de production alimentaires sont encore largement familiaux et informels.

« En fait, une énorme quantité de nourriture est achetée et vendue de manière informelle. ‘Quand on parle d’industrie alimentaire, les gens pensent tout d’abord à Coca-Cola ou Starbucks’, explique Florence Egal, spécialiste de la nutrition à la FAO. ‘Mais les groupes de femmes au Mexique qui transforment le maïs en tortillas et les distribuent de maison en maison font aussi partie de l’industrie alimentaire.’ »

En revanche, une chose est sûre, « le secteur [agroalimentaire] croît à une vitesse stupéfiante ».

Plusieurs raisons à cela :

« L’évolution des modes de vie en fait partie. Beaucoup d’entre nous n’ont plus envie de cuisiner (ou n’ont pas le temps), ce qui constitue une manne pour les entreprises qui produisent des repas prêts à consommer et des aliments conditionnés dans des emballages allant du tube compressible au bol pour micro-ondes.

Étant donné qu’il y a aujourd’hui plus de gens qui vivent dans les villes qu’en dehors (cette année est le point de basculement, selon les Nations unies), les familles rurales autrefois autosuffisantes fournissent de nouveaux clients à l’industrie agroalimentaire mondiale. »

Autrement dit, l’urbanisation galopante est une aubaine pour Bayer-Monsanto, Cargill, Nestlé, Unilever, Tyson Foods, Danone, Carrefour, Walmart, etc. Sous couvert de « développement durable », l’agrobusiness a lancé un assaut mondial contre les communs d’après le think tank Oakland Institute[vii]. Détruire les réseaux sociaux informels et anéantir les communautés autonomes en détruisant leur lien à la terre constituent des prérequis essentiels au développement de la civilisation techno-industrielle capitaliste.

« Pour répondre à la demande, les grands distributeurs tels que Wal-Mart et Carrefour ont construit de nouveaux supermarchés dans le monde entier. ‘Il y a le double avantage de la croissance démographique et de l’augmentation du niveau de vie’, explique M. Banks. Ensemble, ces facteurs contribuent à la croissance du commerce de détail moderne.

Entre 1980 et 2001, les cinq plus grandes chaînes de supermarchés mondiales (toutes basées en Europe ou aux États-Unis) ont chacune augmenté d’au moins 270 % le nombre de pays dans lesquels elles opèrent, selon la FAO. »

L’un des économistes de la FAO, Merrit Cluff, prend pour référence les États-Unis pour estimer le potentiel de croissance de l’agrobusiness dans d’autres pays :

« Pour appréhender le marché potentiel des entreprises alimentaires, Merritt Cluff, économiste à la FAO, suggère de réfléchir aux calories vendues. ‘Le nombre moyen de calories [quotidiennes] en Chine est de 2 500 [par personne], alors qu’aux États-Unis, il est de 3 500 ou plus’, explique-t-il. ‘Si vous deviez ajouter, disons, une consommation supplémentaire de 1 000 calories à chaque Chinois, ça vous donne un sacré potentiel de croissance. »

L’OMS conseille 2 000 calories par jour pour une femme et 2 500 calories pour un homme pour un poids stable, donc les Chinois étaient déjà nombreux à surconsommer il y a 14 ans pour atteindre une moyenne de 2 500. Les recommandations de l’OMS n’ont bien entendu pas été suivies. En 2020, plus de la moitié de la population chinoise était en surpoids (plus de 16 % d’obèses), contre 29 % en 2002[viii]. En voilà une belle progression.


[Mise à jour du 13/04/21]

Cela n’a pas été précisé dans l’article, mais il peut être utile de rappeler que l’industrie agroalimentaire connaît actuellement, comme de nombreux secteurs, une révolution technologique (biotechnologies notamment) qui pourrait l’amener à réduire peu à peu sa dépendance au pétrole. Dans un avenir proche, la production de nourriture pourrait avoir lieu de manière totalement hors-sol, dans des laboratoires et des usines alimentés en électricité. Il faut bien comprendre que les transformations en cours n’ont pas grand-chose à voir avec l’écologie, mais plutôt avec une adaptation nécessaire des grandes entreprises au progrès technique afin de conserver leur hégémonie dans un monde où la compétition fait rage. Selon le think tank RethinkX, l’élevage pourrait disparaître dans moins de 20 ans.


[i] https://www.theverge.com/2016/6/1/11830206/jeff-bezos-blue-origin-save-earth-code-conference-interview

[ii] https://www.bbc.com/future/article/20190218-are-we-on-the-road-to-civilisation-collapse

[iii] https://www.frontiersin.org/articles/10.3389/fcosc.2020.615419/full

[iv] https://www.plunkettresearch.com/industries/food-beverage-grocery-market-research/

[v] https://www.investopedia.com/ask/answers/030915/what-percentage-global-economy-comprised-oil-gas-drilling-sector.asp

[vi] https://www.forbes.com/2007/11/11/growth-agriculture-business-forbeslife-food07-cx_sm_1113bigfood.html

[vii] https://www.oaklandinstitute.org/sites/oaklandinstitute.org/files/driving-dispossession.pdf

[viii] https://www.bbc.com/news/world-asia-china-55428530

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