Le feu est en recul sur la planète, et c’est un désastre socio-écologique
Avant toute chose, je tiens préciser que cet article n’a rien à voir avec le développement d’une thèse climatosceptique. Il s’agit ici de démontrer, faits et études à l’appui, que la civilisation industrielle éradique les multiples usages traditionnels du feu inventés et perfectionnés au fil des siècles dans d’innombrables cultures à travers le monde. C’est à la fois un désastre écologique et une hécatombe culturelle.
D’après un papier paru en 2017 dans la revue Science analysant les données satellitaires de la NASA, la surface totale des terres brûlées par des incendies au niveau mondial a diminué d’environ 25 % entre 1998 et 2015[i]. Dans les pays du Sud, la surface brûlée diminue avec le développement économique, une tendance très néfaste pour les écosystèmes coévoluant avec le feu depuis des millénaires.
Déclin de l’usage culturel du feu
Un article paru sur le site officiel de la NASA résume les résultats de l’étude de Science révélant le déclin global des incendies :
« L’évolution des modes de vie aux frontières de la forêt tropicale d’Amérique du Sud, dans la steppe eurasienne et dans les savanes d’Afrique modifie les paysages et entraîne une baisse significative de la superficie des terres brûlées par le feu chaque année, une tendance que les satellites de la NASA ont détectée depuis l’espace[ii]. »
Le déclin de l’usage culturel du feu est bien plus important que l’augmentation des incendies naturels provoquée par le changement climatique :
« Des augmentations régionales de la superficie brûlée ont également été observées, mais les zones présentant un déclin significatif (P < 0,05) de la superficie brûlée étaient plus nombreuses que les zones présentant une augmentation significative de la superficie brûlée pour tous les continents à l’exception de l’Eurasie (fig. S5). Pour les savanes et les prairies tropicales, les diminutions étaient trois fois plus nombreuses que les augmentations. Au sein de chaque continent, des tendances très contrastées ont été observées entre l’Afrique du Nord et l’Afrique australe, et entre l’Amérique centrale et l’Amérique du Nord tempérée (tableau S1). »
L’évolution des cycles des précipitations n’explique pas le déclin des incendies sur le long terme, c’est la réduction du nombre de départs de feu intentionnels qui en est la cause principale. Moins de feux sont déclenchés délibérément par des humains en raison de changements socio-économiques, comme par exemple l’évolution du régime de propriété foncière, ce qui par la suite induit des effets en cascades sur l’usage culturel du feu.
Sur le site de la NASA, des précisions sont apportées sur cette tendance pour l’Afrique :
« En Afrique, les incendies brûlent généralement chaque année une superficie équivalente à la moitié de celle des États-Unis (sans l’Alaska, Hawaï et les autres territoires d’outre-mer), selon Niels Andela, chercheur au centre spatial Goddard de la NASA et auteur principal de l’étude. Dans les cultures traditionnelles évoluant dans la savane sur des terres communales, les gens allument souvent des feux pour maintenir les pâturages productifs et supprimer la végétation arbustive. À mesure que nombre de ces communautés se sont tournées vers la culture de champs plus permanents et la construction de maisons, de routes et de villages, l’utilisation du feu a diminué. À mesure que le développement économique se poursuit, le paysage devient plus fragmenté, les communautés adoptent souvent des lois pour contrôler les incendies et la superficie brûlée diminue encore plus.
En 2015, les feux de savane en Afrique avaient diminué de 700 000 kilomètres carrés, soit une superficie équivalente à celle du Texas. »
Le papier de Science livre quelques éléments supplémentaires à ce sujet :
« Avec une présence humaine croissante dans le paysage, l’augmentation des investissements dans les zones agricoles a réduit l’activité des feux dans les savanes et les forêts (Fig. 5). Dans les régions fortement capitalisées, la superficie brûlée était considérablement plus faible, probablement en raison de la gestion mécanisée (sans feu) et de la suppression des feux pour protéger les cultures de grande valeur, le bétail, les habitations, les infrastructures et la qualité de l’air (13) (Figs. 4 et 5 et fig. S11). Les moyens de subsistance changent radicalement le long de cette trajectoire d’utilisation du feu, tout comme la perception du feu et de la fumée (23). La réglementation visant à améliorer la qualité de l’air a considérablement réduit le brûlage des terres cultivées dans l’ouest des États-Unis (33). En revanche, l’activité du feu a augmenté dans certaines régions agricoles densément peuplées de l’Inde et de la Chine (figures 1 et 4), ce qui suggère que sans investissements dans la gestion de la qualité de l’air, l’intensification de l’agriculture peut augmenter l’activité du feu dans les régions où le brûlage des résidus de culture est le type de feu dominant. L’expansion et l’intensification de l’agriculture vont probablement se poursuivre au cours des prochaines décennies (21), les changements les plus importants étant attendus dans les tropiques, le développement déplaçant de vastes zones de terres communales ou d’utilisations extensives des terres vers une production agricole à plus forte intensité en capital pour les marchés régionaux ou mondiaux (21, 32). Ces changements dans l’utilisation des terres suggèrent que les déclins observés des surfaces brûlées pourraient se poursuivre, voire s’accélérer dans les décennies à venir. »
Le passage d’une gestion foncière basée sur le régime des biens communs à la propriété privée et le développement d’une relation capitaliste avec la terre provoquent des bouleversements dans les communautés traditionnelles. La disparition progressive de l’usage traditionnel du feu résulte de ces chocs et de cette acculturation nécessaires à l’expansion capitaliste. Pour en savoir plus sur l’assaut mondial lancé par l’Empire technocapitaliste contre les biens communs, lire cet ancien article.
D’après Niels Andela :
« Lorsque l’utilisation des terres s’intensifie dans les savanes, le feu est de moins en moins utilisé comme outil. Dès que les gens investissent dans les maisons, les cultures et le bétail, ils ne veulent plus de ces feux à proximité. La façon de faire de l’agriculture change, les pratiques changent, et le feu disparaît lentement des paysages de prairies. »
Dans les forêts tropicales, les incendies augmentent lorsque les colons s’y installent, mais diminuent ensuite :
« Les scientifiques ont découvert un schéma différent dans les forêts tropicales et autres régions humides proches de l’équateur. Les incendies naturels sont rares dans les forêts tropicales, mais lorsque les gens s’installent dans une région, ils brûlent souvent pour défricher des terres cultivables et des pâturages. Une fois la terre défrichée, à mesure que les gens s’installent dans la région et augmentent leurs investissements dans l’agriculture, ils allument moins de feux et la superficie brûlée diminue à nouveau. »
La disparition des flammes du paysage menace sérieusement l’équilibre des systèmes vivants qui ont coévolué durant des millénaires en compagnie du feu.
« Le déclin des terres brûlées était le plus important dans les savanes et les prairies où les incendies sont essentiels au maintien d’écosystèmes sains et à la conservation des habitats. »
Si ce déclin des incendies intentionnels semble améliorer la qualité de l’air dans les zones tropicales, c’est une mauvaise nouvelle pour la biodiversité :
« Les feux fréquents sont un aspect essentiel de nombreux écosystèmes de prairies anciennes qui abritent une série d’espèces endémiques (38) et une grande partie des grands mammifères sauvages restants dans le monde (39). L’ampleur des pertes d’habitat et de biodiversité dues au déclin des zones brûlées dans les écosystèmes de savane et de prairie peut égaler ou dépasser les autres impacts humains sous les tropiques (Fig. 1), mais ces impacts ont été largement négligés par la communauté internationale (40). »
Le feu et ses paradoxes
Dans un article publié dans la revue Yale Environment 360, Stephen J. Pyne[iii], professeur d’histoire de l’environnement à l’Arizona State University aux États-Unis et auteur de plusieurs ouvrages sur l’usage du feu, explique comment la civilisation techno-industrielle supprime peu à peu les incendies sur la planète, grâce à la combustion d’énergies fossiles et aux machines :
« Une société nourrie aux carburants fossiles cherche à s’imposer sur une planète naturellement sujette aux incendies. Il en résulte un nouvel ordre mondial (ou désordre) pyrique régi par trois paradoxes.
Premier paradoxe : plus les gens tentent de supprimer le feu des paysages qui ont coévolué ou coexisté avec lui, plus les conditions changent et aggravent la scène de l’incendie. Les biotes se dégradent, les combustibles végétaux se multiplient et les incendies deviennent incontrôlables. L’élimination des bons feux ne laisse que les mauvais feux.
Ce n’est pas une idée nouvelle. Il y a un siècle, la Californie du Nord a fait l’objet d’un débat acharné sur la question de savoir s’il fallait fonder la protection contre les incendies sur le modèle européen via la sylviculture qui cherchait à supprimer le feu, ou s’il fallait imiter la « manière indienne » et éclaircir régulièrement la végétation avec des feux « légers ». Les partisans du brûlage léger ont insisté sur le fait que si les feux étaient maintenus à l’écart, les forêts se reconstitueraient de manière à attirer les insectes, les maladies et les incendies massifs. Le brûlis régulier était largement pratiqué par les nouveaux arrivants en Californie ainsi que par les indigènes ; et des variantes de la controverse sur le brûlage léger existaient dans tout le pays. La sylviculture condamnait toute forme de brûlage traditionnel comme étant primitive et irrationnelle. (Même Aldo Leopold, qui mettait alors en place un système de protection contre les incendies pour l’U.S. Forest Service dans le sud-ouest, s’opposait au brûlage léger). Il s’avère que l’élite éduquée avait tort et que lesdits « primitifs » avaient raison. Le premier paradoxe s’est avéré vrai dans le monde entier.
Deuxième paradoxe. Malgré l’expansion des incendies sauvages, si abondamment couverts dans les médias internationaux, la quantité de terres brûlées sur Terre ne cesse de diminuer. Cela s’explique principalement par la réduction des brûlis agricoles traditionnels à mesure que la « transition pyrique » colonise de nouvelles terres et réduit leur présence. Il y n’a pas plus d’incendies aujourd’hui qu’avant l’apparition des carburants fossiles comme source d’énergie primaire : il y en a nettement moins.
La transition pyrique – le passage de la combustion de paysages vivants à la combustion lithique – a systématiquement cherché à remplacer le travail des flammes par des alternatives dérivées de la combustion industrielle. Nos maisons n’utilisent plus les flammes pour le chauffage, l’éclairage et la cuisine ; nous dépendons de l’électricité, du propane et du mazout. Le même phénomène a transformé nos bureaux, nos usines et nos villes, qui ne sont plus remplis de fumée et ne souffrent plus d’incendies réguliers. Nous avons projeté ce même schéma sur la campagne.
Les agriculteurs comptaient sur le feu pour fertiliser, fumiger et modifier les microclimats. Le feu s’occupait de tout cela en un seul processus catalyseur se propageant de lui-même. Mais avec le passage à la biomasse fossile, l’agriculture moderne a trouvé des substituts : engrais artificiels, pesticides et herbicides. Des machines alimentées par des carburants fossiles distribuent ces produits. La production est devenue plus efficace ; le transport, plus dense. À mesure que l’agriculture est absorbée par l’économie moderne, les flammes travailleuses s’éteignent.
Plus étonnant encore, nous avons étendu le processus à des terres sauvages protégées. Quels que soient les souhaits et les ambitions des administrateurs forestiers, la suppression des incendies a été rendue possible par le même procédé à l’origine de la transformation des autres habitats de l’humanité : la puissance de frappe des machines à carburant fossile. Supprimez les avions, les moteurs, les tronçonneuses, les pompes, les bulldozers, les camions pour transporter les équipes sur les routes creusées par les niveleuses, et vous devez gérer le feu comme les humains le faisaient autrefois : vous remplaceriez les feux sauvages par des feux contrôlés et vous organiseriez le paysage de manière à l’adapter à vos feux. Même aujourd’hui, les brûlages se font à l’aide de torches à gouttes (remplies d’essence et de diesel), depuis des véhicules utilitaires, des hélicoptères et des équipes transportées par véhicule, avec des coupe-feux réalisés par des bulldozers tractant une charrue ou matérialisés par des routes asphaltées. Les flammes ont commencé à reculer.
Aujourd’hui, sauf réelle phase de transition, la Terre montre un domaine de combustion ou l’autre. L’incendie paysager s’éteint ; ce qui persiste, c’est la multiplication des feux sauvages. Souvent, nous voyons ces flammes provoquer des désastres. Les feux contrôlés ayant disparu, ils deviennent invisibles. Les flammes donnant vie aux machines ayant contribué à ce résultat, nous ne les voyons pas non plus.
[…]
Troisième paradoxe. Au fur et à mesure que nous réduisons notre combustion frénétique de paysages lithiques en réduisant l’utilisation de carburants fossiles, nous devrons augmenter la combustion de paysages vivants. De beaucoup. Et ce, à perpétuité. La gestion du feu est éternelle.
Il ne fait guère de doute que nous devons mettre fin à la combustion des carburants fossiles en tant que source d’énergie générique. Mais même si nous l’arrêtons demain, nous devrons faire face à une atmosphère modifiée par les gaz à effet de serre pendant des décennies, voire des siècles, et nous devrons toujours nous occuper du feu dans les paysages vivants. Nous devrons raviver le feu retiré par les carburants fossiles dans les paysages vivants, et ce avec les intérêts.
Ici, le problème ne provient pas seulement de conséquences qui vont persister à l’avenir, mais de l’héritage de décisions peu judicieuses des générations passées. Cette décision visant à laisser les carburants fossiles remplacer ou supprimer le feu dans le paysage a généralement laissé une dette de feu, et cette dernière doit être payée. Il ne s’agit pas seulement de réduire le combustible végétal pour aider à contenir les feux de forêt ; ces feux manquants ont fait un travail biologique pour lequel il n’existe aucun substitut. Nous devons rétablir le bon type de feu, et contrairement à la combustion des énergies fossiles, ce projet n’aura jamais de fin. »
Une technique de gestion paysagère vieille comme l’humanité
Le feu est utilisé par les humains depuis des millénaires et partout dans le monde – Afrique, Australie, Amérique du Nord, Amérique du Sud, Eurasie, etc. L’expansion de la civilisation industrielle s’est accompagnée de la colonisation et de la destruction progressive des cultures autochtones, ainsi que du brûlage culturel pratiqué depuis des millénaires. Les incendies sauvages, gigantesques et incontrôlables, touchant l’Amérique du Nord ou l’Australie sont en partie le résultat de ce génocide culturel.
Colin Beale, maître de conférences à l’université de York au Royaume-Uni, écrivait ceci au sujet des feux en Afrique dans un article publié dans la revue scientifique The Conversation en août 2019 :
« La grande majorité des feux africains qui brûlent actuellement semblent être dans les prairies, exactement là où nous nous attendons à voir des incendies à cette période de l’année. Ces feux sont généralement allumés par les éleveurs dans le cadre de leur gestion traditionnelle des savanes où leurs animaux vont pâturer. Certains feux sont allumés pour stimuler la croissance d’herbe nutritive pour leurs animaux, d’autres sont utilisés pour contrôler le nombre de tiques parasitaires ou gérer la croissance de broussailles épineuses.
Sans les incendies, de nombreuses savanes (et les animaux qu’elles abritent) n’existeraient pas, et les allumer est une activité clé de gestion dans de nombreuses aires protégées emblématiques de l’Afrique. Par exemple, le Serengeti en Tanzanie est connu dans le monde entier pour ses animaux de safari et sa migration impressionnante de gnous – et notre travail montre qu’environ la moitié de ses prairies brûlent chaque année[iv]. »
Il ajoute ceci :
« On me demande souvent si ces incendies en Afrique sont naturels et s’ils devraient faire partie d’un plan de gestion de la conservation. Je réponds habituellement par une question : qu’est-ce qui est « naturel » dans un continent où les hominidés – nos ancêtres et nos plus proches parents – ont allumé des feux pendant un million d’années ?
La savane s’est développée avec les hominidés qui allumaient des feux, probablement d’abord pour encourager l’herbe à attirer les animaux qu’ils chasseraient, puis plus tard, comme pasteurs, pour que leurs propres animaux puissent paître. Les animaux et les plantes de la savane sont adaptés non seulement pour survivre à ces incendies, mais certains en ont besoin : le beau courvite de Temminck est un oiseau pondant des œufs noirs cendrés qui nidifie uniquement dans les prairies récemment brûlées.
L’an dernier, j’ai dirigé des recherches qui ont contribué à démontrer l’importance du feu pour la biodiversité dans ces régions. Nous avons examiné les parties de la savane où il y avait de nombreux types d’incendies – certains grands, certains petits, certains chauds et parfois pas de feu du tout – et nous avons constaté jusqu’à 30 % de communautés de mammifères plus diversifiées et jusqu’à 40 % de communautés d’oiseaux plus diversifiées
Et tout aussi important, les feux dans la savane brûlent principalement des herbes sèches qui repoussent chaque année : le CO₂ libéré par les feux dans les prairies est réabsorbé par la croissance de nouvelles herbes l’année suivante, ce qui signifie que ces feux sont presque neutres en carbone sur une période d’un an. »
Toujours en Afrique, cette fois en Namibie dans le parc national de Bwabwata où vivent les Khwe-San et les Mbukushu :
« Dans le nord-est de la Namibie, le parc national de Bwabwata possède une histoire longue et complexe dans sa gestion du feu. Le parc se trouve au centre de la zone de conservation transfrontalière de Kavango-Zambezi en Afrique australe. Le parc est inhabituel dans la mesure où les gens y vivent aux côtés des animaux sauvages, contrairement à de nombreuses zones de conservation d’où les habitants ont été expulsés. Les villageois utilisent les zones désignées pour établir leurs moyens de subsistance (bétail et de cultures), et pour s’approvisionner en ressources sauvages comme les plantes comestibles et médicinales. Ces zones accueillent également des projets de tourisme communautaire et des entreprises de chasse au trophée.
Les Khwe-San (anciens chasseurs-cueilleurs) et les Mbukushu (agro-pasteurs) ont utilisé le feu durant des millénaires dans le cadre de leur pratique de la chasse et de l’agropastoralisme. L’occupation coloniale a mis fin à ces traditions car on croyait qu’elles étaient nuisibles à l’environnement.
[…]
Les feux ont été interdits en Namibie pendant plus de cent ans (de 1884 à 2005), en raison des politiques coloniales et durant les premières années de l’indépendance obtenue en 1990. Cette interdiction était due au fait que le feu était largement incompris par le gouvernement. La croyance était que les pratiques de brûlage traditionnel du peuple Khwe-San n’étaient pas durables et étaient dommageables, en particulier pour les grands arbres de valeur utilisés dans le secteur forestier pour les chemins de fer, les mines et la production de bois. L’interdiction de l’usage du feu pour aménager les paysages a interrompu des pratiques essentielles à la subsistance, à la culture et au mode de vie de la population.
[…]
Nous avons constaté que les connaissances des Khwe-San sur les pratiques traditionnelles de brûlage ont été transmises depuis de nombreuses générations. Les feux allumés au début de la saison sèche (avril à juillet) favorisent la croissance des plantes comestibles, une ressource alimentaire importante. Les feux étaient également utilisés par les Khwe-San pour les cérémonies de guérison, pour ouvrir la végétation dense pouvant abriter des animaux sauvages dangereux, pour éliminer les parasites, contrôler les maladies et maintenir l’habitat des plantes médicinales. Il est important de noter que ces feux de début de saison aident à prévenir les grands feux de fin de saison qui couvrent des zones plus larges et brûlent plus intensément.
Les Mbukushu utilisent les feux au début de la saison sèche pour régénérer les herbes pour le bétail, et les feux de fin de saison (août à novembre) pour préparer les champs à la culture de légumes pendant la saison des pluies[v]. »
Le feu est même utilisé en Amazonie, probablement depuis des millénaires. Dans un autre article publié en 2019 dans The Conversation[vi], Jayalaxshmi Mistry, professeure à l’université de Londres, décrit l’usage culturel du feu dans plusieurs communautés indigènes d’Amazonie :
« Par exemple, le feu est utilisé dans le cadre de l’agriculture forestière rotative à petite échelle, où des parcelles d’un demi-hectare sont généralement coupées, brûlées et cultivées pendant un certain nombre d’années avant d’être laissées à l’abandon le temps de leur régénération. Et dans la savane sujette aux incendies, les populations indigènes utilisent le feu pour chasser et piéger le gibier, comme le cerf ou le pécari, un animal qui ressemble à un cochon.
La clé de la gestion traditionnelle du feu est le brûlage de petites zones à des moments différents pendant toute la saison sèche, produisant ainsi une mosaïque de zones brûlées et non brûlées dans le paysage. Cela permet de réduire la charge en combustible, d’introduire des coupe-feu naturels et de limiter les risques d’incendies catastrophiques.
Pour de nombreux groupes indigènes d’Amazonie, l’ensemble de leur mode de vie repose sur l’usage durable du feu. Par exemple, le peuple Mebêngokrê (Kayapó), qui vit dans une région reculée de l’Amazonie brésilienne, utilise le feu pour chasser les tortues. Le feu est utilisé pour défricher les hautes herbes de la savane, rendant ainsi les terriers des tortues plus visibles et plus accessibles. Les chasses de ce type font partie de festivals traditionnels se déroulant sur de longues périodes. Elles ont des implications sur les processus sociaux, notamment la recherche de partenaires sexuels, la cohésion communautaire, l’initiation des jeunes et le transfert de connaissances entre générations.
Dans le Guyana voisin, les Wapishana et les Makushi utilisent le feu pour collecter des ressources. Ils brûlent les abords des marécages avant de couper les feuilles de palmier, utilisent le feu pour enfumer les abeilles avant de récolter le miel et pour stimuler la fructification de certains arbres, mais aussi pour protéger des zones importantes comme les forêts sacrées, les parcelles agricoles et les maisons. Pour tous ces groupes sociaux, le feu est intimement lié aux moyens de subsistance, à la culture, à l’histoire et aux croyances. »
Jayalaxshmi Mistry précise également que les images fournies par les satellites ne permettent pas de distinguer les différents types d’incendies, ainsi la technologie nuit aux peuples autochtones, à leur culture et, in fine, à la biodiversité :
« Le fait que l’imagerie satellitaire actuellement utilisée pour surveiller les incendies en Amazonie ait une résolution de 4 km x 4 km – c’est-à-dire qu’elle ne peut « voir » que par blocs de quatre kilomètres – n’aide pas. Cela signifie qu’elle ne peut pas faire la distinction entre les petits incendies contrôlés – peut-être seulement de la taille d’un champ, mais suffisamment importants pour déclencher la détection par satellite – et les incendies de forêt beaucoup plus importants.
Confondre ces différents types d’incendies distincts – petits, grands, contrôlés, incontrôlés, intentionnels, accidentels, durables, non durables – pose d’autres problèmes. Cela empêche de comprendre les causes profondes des incendies destructeurs et facilite la formulation de politiques restrictives qui met encore davantage en situation de faiblesse des groupes déjà marginalisés tout en donnant plus de pouvoir et de contrôle aux hiérarchies établies. »
Ajoutons également que des recherches récentes attestent de la présence de peuplements – plusieurs millions de personnes – dans pratiquement toute l’Amazonie avant que Christophe Colomb ne pose le pied en Amérique en 1492. Des communautés pratiquant une forme d’agroforesterie sur brûlis – brûlage sélectif de la forêt pour y cultiver des plantes nourricières – ont contribué, durant plusieurs milliers d’années, à créer la terra preta[vii]. Également appelée Amazonian dark earth dans la littérature scientifique, cette dernière est définie par Wikipédia comme « un anthrosol [c’est-à-dire un sol formé ou profondément modifié par les activités humaines, NdT], un type de sol sombre d’origine humaine et d’une fertilité exceptionnelle due à des concentrations particulièrement élevées en charbon de bois, en matière organique et en nutriments (notamment l’azote, le phosphore, le potassium et le calcium). Il contient aussi une quantité remarquable de tessons de poterie, et l’activité micro-organique y est des plus développées[viii]. »
Au Canada, en Colombie britannique, les Indiens Tsilhqot’in brûlaient les prairies où naissent les faons pour stimuler la croissance de jeunes pousses vigoureuses leur servant de nourriture, réduire les attaques de tiques et de prédateurs en supprimant la végétation arbustive. Le Bush Fire Act de 1874 a criminalisé cette technique de gestion paysagère dans la région.
« Les brûlages culturels permettent également aux gens de se rassembler pour pratiquer leur culture. Autrefois, c’était une activité que toute la famille pratiquait ensemble, même les enfants qui ramassaient les pommes de pin en feu et les lançaient plus loin pour faire avancer le feu. Malheureusement, cela se produit rarement au Canada depuis que les gouvernements ont décidé que le brûlage culturel était un crime[ix]. »
Dans le nord de l’Australie, la pratique du brûlage culturel sur les terres aborigènes a permis de réduire de moitié les feux sauvages destructeurs en une décennie. Seul problème, l’incitation au retour de ces pratiques est financière, car liée à la vente de crédits carbone. Ce système semble aussi en développement dans les communautés Tsilhqot’in :
« Le projet Tsilhqot’in se poursuivra pendant trois années supplémentaires, et M. Steffensen reviendra chaque année pour continuer à guider le groupe sur la gestion des incendies culturels. Le projet prévoit également l’élaboration d’un programme permettant de vendre des crédits carbone sur le marché du carbone. C’est ce qui se fait déjà en Australie, où les crédits carbone sont calculés en mesurant les émissions des brûlages culturels en début de saison par rapport aux émissions des feux de forêt en fin de saison. En Australie, ces feux précoces ont permis d’éviter le rejet de millions de tonnes de carbone dans l’atmosphère et ont généré des revenus annuels d’environ 40 millions de dollars. »
D’autres envisagent de déployer en Afrique cette gestion paysagère par le feu associée à la vente de crédits carbone[x]. Dans les milieux d’affaires, comptabiliser, monétiser puis financiariser le stockage du carbone – la fameuse « transition carbone » – est la grande tendance du moment, l’un des piliers d’une prétendue réconciliation entre l’économie capitaliste et la planète. Dit autrement, nous avons affaire à une vaste entreprise de greenwashing dissimulant une nouvelle et très prometteuse ère de croissance et de profits, ainsi que leur corollaire – les dévastations sociales et écologiques. Plutôt que de s’attaquer aux causes profondes de l’élimination du feu des paysages vivants, un problème lié à une fracture croissante entre nature et culture, cette logique comptable du carbone sert plutôt à développer des terres autrefois économiquement improductives, et contribue ainsi à la « résilience » de la société industrielle capitaliste.
Pour conclure, citons à nouveau l’historien de l’environnement Stephen J. Pyne :
« Nos ancêtres ont forgé une alliance avec le feu dans laquelle chacun a élargi le domaine de l’autre. Grâce à une longue expérience empirique, nous avons appris comment vivre ensemble plus ou moins amicalement. Cette expérience a été rompue au cours du siècle des Lumières et de la transition pyrique, lorsque le feu a été retiré de son contexte écologique, lorsque l’héritage profond du savoir traditionnel a été démantelé, lorsque le pacte mutuellement bénéfique a commencé à ressembler davantage à un pacte faustien. Nous pouvons survivre sans une science du feu ; nous ne pouvons pas survivre sans une culture du feu – une culture qui assure au feu la place qui est la sienne dans le paysage. »
[i] https://science.sciencemag.org/content/356/6345/1356
[ii] https://www.nasa.gov/feature/goddard/2017/nasa-detects-drop-in-global-fires
[iii] https://e360.yale.edu/features/our-burning-planet-why-we-must-learn-to-live-with-fire
[iv] https://theconversation.com/les-prairies-africaines-sont-censees-bruler-pas-les-forets-damazonie-ne-detournons-pas-lattention-122593
[v] https://theconversation.com/trusting-local-knowledge-the-case-of-fire-management-in-a-namibian-park-144747
[vi] https://theconversation.com/amazon-fires-indigenous-people-show-fire-can-be-used-sustainably-122493
[vii] https://ensia.com/features/ancient-amazonian-societies-managed-the-forest-intensively-but-sustainably-heres-what-we-can-learn-from-them/
[viii] https://fr.wikipedia.org/wiki/Terra_preta
[ix] https://thenarwhal.ca/indigenous-cultural-burning/
[x] https://www.scientificamerican.com/article/how-starting-brush-fires-could-save-africas-disappearing-lions/