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Les Soulèvements démontent la transition énergétique et l’agriculture technologique

J’ai reproduit ici un autre extrait du manifeste Premières secousses (2024) des Soulèvements de la terre. En se basant sur le travail de l’Atelier paysan, ils expliquent pourquoi la transition vers l’agriculture paysanne biologique n’aura pas lieu sans mener l’assaut contre le complexe agro-industriel. Ils dénoncent également, en se référant à l’historien des techniques Jean-Baptiste Fressoz, le greenwashing des éco-technocrates qui cherchent à neutraliser l’écologie révolutionnaire avec la notion de transition énergétique/écologique/carbone.

Dans un autre passage de leur livre, les Soulèvements attaquent la planification écologique, le léninisme vert et le « gauchisme » infectant les milieux zadistes.


L’écologie, dernier stade du capitalisme ?

D’autres l’ont dit avant nous, les promesses d’abondance portées par le capitalisme du siècle dernier brûlent désormais dans la fumée des méga-feux et des révoltes urbaines. Deux discours prolifèrent sur leurs cendres.

Le premier, celui des fascismes fossiles, qui promet aux classes moyennes et populaires appauvries et déracinées que les frontières nationales militarisées les protégeront de la montée des eaux, des épidémies ou de la précarité, nous en parlerons plus loin.

Le second incarne le nouveau stade du capitalisme, dit de transition écologique. Il perpétue le mythe du progrès en substituant aux promesses d’abondance un chantage à l’apocalypse – croître ou mourir. L’entreprise capitaliste de colonisation du futur peut continuer, avec comme horizon la décarbonation de l’économie mondiale. Venu d’abord de milieux alternatifs et décroissants, popularisé en 2008 par Rob Hopkins, un professeur anglais de permaculture, le succès institutionnel du terme est aujourd’hui total : le ministère dédié porte depuis 2017 le nom de ministère de la Transition écologique et solidaire. Que recouvre ce succès ?

Prenons l’exemple de la filière bio dans l’agroalimentaire, qui permet de comprendre la fonction idéologique que joue la notion de transition. Le bio n’est-il pas le modèle d’une transition en marche, comme le vantent en 2020 les chiffres du ministère ? Ne suffit-il pas de laisser faire le temps, d’éduquer les « consom’acteurs » et de les laisser choisir pour opérer la transition de l’agro-industrie vers une agriculture respectueuse du vivant et de la santé ? En réalité, les quantités de pesticides épandues, elles aussi, croissent sans interruption, tandis que les terres arables et les paysan.nes continuent de disparaître, signe que les choses ne vont peut-être pas exactement « dans le bon sens ». Les blocages des agriculteur.rices semblent eux aussi montrer que le modèle bio n’est pas si facilement soluble dans les impératifs économiques de l’agro-industrie.

C’est ce qu’expliquent les membres de l’Atelier paysan. Dans un bilan sans concession, ils démontent l’illusion selon laquelle les alternatives – agricoles, industrielles, énergétiques – pourraient à elles seules faire tâche d’huile et changer les structures de la vie collective par simple capillarité. Le bio est une économie de niche, qui propose des produits de qualité et chers, inaccessibles aux pauvres. Seule cette situation de niche permet aux paysan.nes bio de retrouver la dignité d’un travail vivant. Car, pour produire du bio pour tou.tes, deux voies majeures s’affrontent : concentrer, intensifier et déployer des moyens de production industriels « intelligents » – numériques et robotiques notamment – pour se passer d’une partie des intrants et faire baisser les prix. Ou bien reprendre des terres, installer un million de paysan.nes et redéfinir le système alimentaire, comme le propose la Confédération paysanne. La première option demande d’extraire de gigantesques quantités d’or, d’argent, de cuivre, de tungstène, de lithium et autres terres rares pour fabriquer les machines et les circuits imprimés nécessaires à cette agriculture 4.0, achevant d’asservir les agriculteurs aux investisseurs et de chasser les paysan.nes vers des bullshit jobs. La seconde réclame un nouveau partage de la terre et une réorientation collective des moyens alloués à l’alimentation. On devine sans peine laquelle des deux voies reçoit les subsides gouvernementaux.

Une interview d’Hugo Persillet, membre de l’Atelier paysan, qui analyse la crise du monde agricole. Un bon podcast pour comprendre pourquoi une transition vers une agriculture paysanne sans révolution est complètement illusoire.

En attendant, le bio sert de caution au ministère de l’Agriculture pour ne pas légiférer contre les pesticides, au prétexte que les consommateurs ont le choix, et de terrain privilégié pour investir dans des technologiques de numérisation et de contrôle de la société. Sans transformation structurelle des rapports sociaux, le passage d’une agriculture dite « conventionnelle » à une agriculture dite « biologique » signifie essentiellement remplacer une agriculture consommatrice de pesticides et de pétrole par une agriculture consommatrice de métaux et d’électricité. Et il en est de même dans les autres secteurs qui prétendent opérer leur transition – béton bio, « biocarburants », bio-quartiers, matériaux bio-sourcés, charbon propre, etc. Il sera toujours plus rentable de concentrer et d’automatiser, c’est-à-dire d’externaliser l’exploitation et les nuisances dans un pays à la législation moins contraignante, que de créer les conditions d’une activité digne pour les travailleur.ses et leur milieu de vie.

Pour l’énergie précisément, la réalité de la transition et ses enjeux sont clairs et documentés : l’idée selon laquelle les énergies renouvelables pourraient prochainement remplacer les fossiles relève de la même illusion. La notion de transition repose au fond sur une vision erronée de l’histoire des techniques[1]. Le pétrole n’a pas remplacé le charbon, toujours massivement utilisé – Kinshasa en consomme plus aujourd’hui que Paris en 1900 – et l’éolien ne remplacera pas le gasoil : dans notre économie-monde, les énergies s’accumulent pour satisfaire une demande toujours croissante.

Pour résumer, il n’y a pas de transition, mais accumulation – d’énergies, d’infrastructures, de profit. Quelles que soient les compensations carbone, la croissance verte aura toujours du sang sur les mains. Car sur un marché concurrentiel globalisé, on ne peut pas produire mieux que l’industrie. Si l’on veut sortir de la niche, il faut bien faire ses marges quelque part – sur les veines de la terre et la sueur de ses habitant.es, la plupart du temps.

Capitalisme et écologie ne sont pas incompatibles. Du moins lorsque cette dernière signifie adaptation à des conditions environnementales dégradées. L’économie mondiale a au contraire grandement besoin de savoirs biotechnologiques avancés pour trouver de nouvelles sources de profit, et de l’angoisse de l’apocalypse pour légitimer le pouvoir des gouvernants sur les gouvernés. Car la seule manière de continuer à faire croître les courbes de valeurs consiste à trouver de nouveaux gisements de travail gratuit à exploiter jusqu’à épuisement – dans les mines du Sud, dans l’activité photosynthétique des bactéries, dans les monocultures subventionnées de biocarburants, dans les corps des femmes et des ouvriers qu’on continue de mettre violemment au travail, dans toutes les forces géologiques, humaines, végétales ou animales qui transforment la matière sans réclamer salaire.

Un podcast avec l’historien des techniques et de l’environnement Jean-Baptiste Fressoz pour comprendre l’inanité du concept de transition énergétique.

Nous vivons en effet un moment de bifurcation. D’un côté, l’adaptation autoritaire du capitalisme à la destruction des milieux vivants. De l’autre, une sortie de l’économie d’extraction. D’autres ont mieux que nous déployé raisonnements et arguments pour démontrer l’incapacité structurelle du capital à respecter les capacités de régénération de la vie. Mais il n’y a pas besoin d’être un spécialiste pour flairer le mensonge derrière les termes « Green new deal », « bioéconomie » ou « compensation carbone ». C’est nous prendre pour des imbéciles que de nous raconter qu’on peut continuer à produire toujours plus sans extraire ce surplus quelque part.

Pas de production sans destruction, pas de profit sans vol : il y a des convictions vieilles comme le monde aussi sages que les plus complexes pages de Marx ou des rapports du GIEC. Le capitalisme fossile a dissipé en quelques décennies la puissance solaire que le travail vivant a patiemment transformée sur des échelles de temps géologique – et on nous parle de sabotage ?

Les Soulèvements de la terre


  1. Jean-Baptiste Fressoz, Sans transition. Une nouvelle histoire de l’énergie, Seuil, 2024.

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