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Ouganda et Tanzanie : Total va construire un pipeline de près de 1 500 km à travers fermes et réserves protégées

En raison de l’addiction de la civilisation industrielle aux énergies fossiles et pour relancer la croissance mondiale avec une quatrième révolution industrielle, il est hautement probable que l’ensemble du pétrole conventionnel et non conventionnel soit extrait. C’est même l’un des fondamentaux du « business plan pour le monde » voulu par les classes dirigeantes qui souhaitent accélérer l’arrivée du pic des émissions de gaz à effet de serre, donc accélérer l’extraction pétrolière.

Les informations de cet article sont en grande partie tirées d’une publication du journaliste Fred Pearce dans la revue Yale Environment 360.

Situés en Ouganda, au bord du lac Albert, deux nouveaux champs pétrolifères découverts il y a 14 ans – Kingfisher et Tilenga dont la capacité est estimée à 6 milliards de barils – vont être exploités par la China National Offshore Oil Corporation et le géant français Total. Avec ce projet à 20 milliards de dollars, l’Ouganda pourrait devenir le 5ème producteur de pétrole d’Afrique. Pour piller le sous-sol de la région dans les règles de l’art, les deux entreprises prévoient d’y creuser 500 puits. Elles ont aussi planifié la construction d’un pipeline ; celui-ci va parcourir près de 1 500 km à travers forêts et réserves protégées peuplées d’éléphants, de chimpanzés ou de lions, croisant le cours de 230 rivières, passant à travers une zone sismique et longeant sur 33 kilomètres le lac Victoria – une étendue d’eau de 68 000 km² grande comme l’Irlande, source du Nil et abritant une diversité d’espèces déjà menacée – pour acheminer le brut sur la côte tanzanienne. Le chargement des tankers de plus de 300 mètres de long se produira non loin de fragiles écosystèmes encore préservées et très difficiles à nettoyer en cas de marée noire : mangroves et récifs coralliens, un sanctuaire pour les tortues, les dauphins et les dugongs.


Le pipeline partira du lac Albert pour rejoindre le port de Tonga sur la côte tanzanienne. (Source : Total/Yale Environment 360)

Pour le champ pétrolifère Tilenga situé sur la côte nord-est du Lac Albert, Total a planifié l’aménagement de 32 puits directement dans le parc national de Murchison Falls – preuve que la création d’aires protégées ne stoppera pas l’appétit des industries extractives pour les matières premières –, mettant en danger les populations de chimpanzés, d’hippopotames et de crocodiles des environs. Mais la menace ne vient pas seulement de l’extraction du pétrole en elle-même et des pollutions qui en découlent. L’exploitation d’un gisement implique la construction de nouvelles infrastructures (routes, aéroport) et la venue de travailleurs migrants qui vont certainement abattre les arbres des forêts environnantes pour produire du charbon de bois et faire pousser de nouvelles cultures. Comme dans le cas des villes ouvrières créées par l’industrie du bois dans des zones reculées en Afrique centrale, il est fort possible que des réseaux de trafiquants se mettent en place pour chasser des animaux sauvages et vendre la viande de brousse aux ouvriers chargés de la construction des infrastructures pétrolières. Dans cette région instable, proche de la République Démocratique du Congo où sévissent de nombreux groupes rebelles se finançant par l’exploitation des ressources naturelles, les deux firmes du cartel pétrolier vont très probablement faire appel à une armée privée pour protéger leurs intérêts. Au risque élevé de pollution lié à l’extraction pétrolière s’ajoutent donc la destruction des forêts, le braconnage, le spectre d’une spirale de violence, l’artificialisation et la fragmentation des terres par l’implantation de nouveaux colons.

De son côté, la China National Offshore Oil Corporation a pris la gestion du champ pétrolifère Kingfisher situé dans une petite zone isolée où les communautés locales dépendent largement des ressources naturelles (bois pour la cuisson, pêche). D’après la Commission néerlandaise pour l’évaluation environnementale (NCEA), le rapport d’impact reste imprécis sur les compensations prévues pour les communautés locales en cas de destruction des pâturages communs ou de pollution de l’eau. Il pourrait aussi y avoir des tensions avec l’arrivée de migrants congolais venus du pays voisin pour chercher du travail. Les deux tiers du pipeline se trouveront sur des terres agricoles. Entre 9 500 et 14 500 fermes seront affectées rien qu’en Tanzanie et des milliers de familles se retrouveront sans ressource. Ils viendront grossir les rangs des millions de prolétaires exploités dans des exploitations agroindustrielles et des usines un peu partout en Afrique. Dans le district d’Hoima, sur les rives du lac Albert, 7 000 personnes habitant 13 villages ont déjà perdu des terres pour laisser place aux infrastructures incluant la construction d’un aéroport pour l’acheminement du matériel nécessaire à l’extraction. Beaucoup d’habitants expulsés vivent désormais dans des villages exigus composés de maisons en béton trop éloignés des champs et sans espace suffisant pour le bétail.

Dans un rapport de 2017, le WWF a indiqué que le pipeline « va probablement mener à des perturbations importantes, à la fragmentation [des écosystèmes] et à une augmentation du braconnage dans un habitat naturel dotée d’une importante biodiversité ». De son côté, la NCEA déplore, dans le rapport d’impact produit par les deux firmes, l’absence de questionnements sur l’impact environnemental, des biais dans l’équilibrage des impacts positifs et négatifs et la volonté délibérée de rester vague sur la propriété du sol. Le NCEA juge « sombre » l’avenir de la forêt de Bugoma – un sanctuaire de 400 km² pour les chimpanzés – ainsi que le futur des poissons du lac Albert fournissant 30 % de la pêche en Ouganda. Plus au sud, le lac Victoria serait directement menacé en cas de fuite du pipeline, d’autant plus que la région a été touchée en 2016 par un séisme d’une magnitude de 5,6 qui a tué 20 personnes et détruit au moins 900 bâtiments.

En Tanzanie, l’oléoduc va diviser en deux parties la réserve de Biharamulo servant de sanctuaire pour des primates menacés, des hippopotames, éléphants et zèbres. Plus à l’est, il traversera sur 32 km la steppe de Wembere, des prairies inondées à certaines saisons offrant un habitat idéal pour de nombreux oiseaux. À l’extérieur des réserves, plus de 500 km² d’habitat pour les éléphants vont être perturbés par la construction de l’oléoduc. Ce tuyau d’un diamètre d’environ 61 cm sera enfoui jusqu’à deux mètres de profondeur sur la majorité de son parcours, mais son impact n’en sera pas moins conséquent. Plus de 80 stations de contrôle sont à construire le long du pipeline pour assurer le pompage, gérer la pression, isoler des fuites potentielles et chauffer le brut qui se solidifierait en raison de son faible taux en souffre. Total indique qu’un couloir de 30 mètres de large au-dessus du pipeline doit être entièrement dégagé de toutes les constructions, des cultures vivrières et des arbres. De nombreuses perturbations sont à venir pour les fermiers, les écosystèmes et les migrations indispensables à la survie des animaux sauvages.

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