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Chasse à l’épuisement : l’homme a évolué pour courir, pas pour rester le cul sur une chaise

« Autrefois, nous chassions à l’arc et à la lance. Nos jeunes hommes étaient forts à l’époque. Nous chassions l’orignal équipés de raquettes, et nous pouvions courir toute la journée, comme les loups. Aujourd’hui, nos jeunes hommes sont devenus paresseux et faibles. Ils préfèrent chasser l’orignal à l’automne, quand il est facile à tuer. Ils se déplacent sur des traineaux tirés par des chiens et ont peur de courir toute la journée[1]. »

– Un vieil indien Gwich’in du nord-ouest de l’Amérique du Nord, 1850.

Une nouvelle étude parue en mai 2024 dans Nature Human Behaviour vient appuyer la thèse selon laquelle Homo sapiens a évolué pour courir. La chasse à l’épuisement était pratiquée partout sur le globe, au sein d’une grande variété de sociétés et de biotopes[2] (savanes, forêts denses, montagnes, paysages enneigés, etc.). Afin d’en apprendre davantage sur cette technique de chasse très ancienne qui a façonné l’évolution de notre espèce, j’ai traduit un passage d’une autre étude qui s’intéresse plus particulièrement à la course à pied dans la culture Tarahumara (Rarámuri). Chasseurs forcés de devenir éleveurs avec la raréfaction de la faune sauvage après la colonisation et le développement industriel, ces populations autochtones de la région de Chihuaha au Mexique sont connues pour leurs courses traditionnelles.

Répartition géographique des sociétés où des données ethnographiques ou ethnohistoriques attestant la pratique de la chasse à l’épuisement ont été confirmées. Les régions vides sont celles où les sociétés de chasseurs-cueilleurs ont été éliminées très tôt par des sociétés agraires, longtemps avant l’apparition de témoignages systématiques mis par écrit.
Peintures rupestres de la grotte d’Altamira en Espagne (reconstitution). Ces représentations du paléolithique montrent souvent des humains en train de courir après le gibier.

Les sociétés de petite échelle sont composées d’athlètes. Comme chez les animaux sauvages, avoir une bonne condition physique est la norme en zone libre, à l’extérieur des murs de la civilisation. Comme je l’ai déjà montré à plusieurs reprises sur ce blog (ici ou ), le grand récit du Progrès civilisationnel est une fable. Il n’y a jamais eu un quelconque « progrès » d’une humanité universellement misérable et famélique vers l’humanité « développée » ou « augmentée » de l’âge industriel. Au contraire, le développement des villes, des infrastructures techniques, des grandes constructions et de l’agriculture céréalière à grande échelle a toujours été synonyme pour l’espèce humaine de régression sociale et biologique[3]. Comme dans toutes les civilisations passées, les élites de la civilisation désormais industrielle et globale ont fabriqué leur grand récit mythologique pour légitimer une organisation sociale extrêmement délétère pour la majorité des bipèdes.

À l’heure des Jeux Olympiques de Paris, où une majorité d’êtres humains de plus en plus malades, physiquement et mentalement, est invitée à célébrer le spectacle donné par l’élite des athlètes, s’intéresser à notre passé évolutif permet de prendre de la hauteur. Autrefois, bien avant le développement des villes et de la technologie, posséder d’excellentes capacités physiques était la norme. Cela reste vrai pour les populations traditionnelles contemporaines qui sont en bien meilleure forme physique et mentale que nous autres, membres de la civilisation hyper-technologique. À cause du mode de vie industriel et urbain désormais imposé à la majorité de l’humanité (70 % de la population globale sera urbaine en 2050 selon les projections), ce qui était autrefois ordinaire est devenu le privilège d’une petite caste.

Texte introductif mis à jour le 27/07/2024.

Un documentaire diffusé par Arte qui revient sur les capacités exceptionnelles des humains pour la course d’endurance.
Une séquence de chasse à l’épuisement dans le désert du Kalahari, sur les terres des derniers chasseurs San.

Course à pied et chasse à l’épuisement

La chasse à l’épuisement est une forme ancienne de traque et d’abattage d’animaux qui a été utilisée dans de nombreuses cultures, environnements et contextes. La stratégie employée pour ce type de chasse est généralement la même : les chasseurs ciblent les individus appropriés d’une espèce-proie et les poursuivent à pied sur de longues distances (Carrier 1984). Bien que la chasse à l’épuisement nécessite toujours de courir et de faire preuve d’une grande endurance athlétique, elle est pratiquée de diverses manières, qui toutes requièrent des compétences en matière de pistage, de coopération et d’utilisation stratégique du paysage. Dans certains cas, les animaux sont poursuivis jusqu’à ce qu’ils s’effondrent à cause d’un coup de chaleur ; dans d’autres cas, les proies sont poursuivies jusqu’à ce qu’elles s’effondrent d’épuisement ; et dans d’autres cas, les animaux sont dirigés vers des embuscades ou des pièges créés par l’homme tels que des fossés ou des pieux, ou dans des pièges naturels tels que des falaises et des ravins (Carrier 1984 ; Liebenberg 1990). Bramble et Lieberman (2004) ont émis l’hypothèse que la chasse à l’épuisement était une méthode de chasse courante, voire prédominante chez les premières espèces du genre Homo en Afrique avant l’invention de technologies de chasse relativement modernes telles que les pointes de lance, l’arc et les flèches, les chiens de chasse et les filets (Shea 2016 ; Wilkins et al. 2012). D’abondantes preuves ethnographiques indiquent que la chasse à l’épuisement a continué à être employée de diverses manières jusqu’à récemment par des chasseurs en Afrique (Heinz et Lee 1978 ; Liebenberg 1990, 2006 ; Schapera 1930), en Asie (Shah 1900), en Australie (Bliege-Bird et Bird 2008 ; McCarthy 1957 ; Sollas 1924 ; Tindale 1974), et dans le Nouveau Monde (par ex, Hohenthal 2001 ; Kroeber 1925 ; Lowie 1924 ; Meigs 1939 ; Nabokov 1981). Il existe également des récits d’Européens qui ont eu recours à cette méthode de chasse par nécessité, notamment Alexander Selkirk (l’inspirateur de Robinson Crusoé), qui a chassé des chèvres sauvages sur une île des Caraïbes (Kraske 2005), et la famille Lykov qui a survécu isolée du reste du monde en Sibérie pendant 40 ans (Peskov 1994).

Comme aujourd’hui plus personne ou presque ne pratique régulièrement la chasse à l’épuisement, l’incrédulité quant à son efficacité est largement répandue. Cela amène certains à se demander comment et pourquoi quelqu’un opterait pour cette technique compte tenu des autres possibilités existantes. C’est pourquoi, avant de décrire la chasse à l’épuisement chez les Tarahumaras, nous passons d’abord en revue les trois facteurs clés qui rendent la chasse à l’épuisement efficace. Tout d’abord, et plus fondamentalement, les humains ont développé un large éventail de caractéristiques anatomiques et physiologiques pour courir sans problème de manière efficiente et répétée sur de longues distances à des vitesses modérées (Bramble et Lieberman 2004 ; Lieberman 2013). Ces adaptations comprennent des orteils courts (Rolian et al. 2009), des voûtes plantaires longitudinales (Ker et al. 1987 ; Stearne et al. 2016), un tendon d’Achille allongé (Alexander 2002), un muscle grand glutéal [ou muscle grand fessier] de taille conséquente (Lieberman et al. 2006), un pourcentage élevé de fibres musculaires à contraction lente qui résistent à la fatigue (O’Neill et al. 2017), et une forte densité de glandes sudoripares combinée à l’absence de fourrure qui permet aux humains d’abaisser leur température corporelle durant la course (Lieberman 2015 ; Ruxton et Wilkinson 2011). Ces adaptations et d’autres non mentionnées ici ne permettent pas à l’humain de courir aussi vite que la plupart des mammifères quadrupèdes. En revanche, ces adaptations lui permettent de courir sur des distances beaucoup plus longues que ses proies, en particulier à des vitesses qui obligent les quadrupèdes à galoper, une allure que ces derniers ne peuvent pas soutenir très longtemps. Le galop limite l’endurance des mammifères quadrupèdes entre autres par la thermorégulation. La course génère une chaleur considérable chez les animaux. Quand les humains se refroidissent de façon singulière en transpirant, les mammifères quadrupèdes se refroidissent principalement en haletant, ce qu’ils ne peuvent plus faire au galop (Bramble et Jenkins 1993 ; Robertshaw 2006 ; Schmidt-Nielsen 2008). Par conséquent, les humains ont la capacité de conduire les mammifères quadrupèdes à un état d’hyperthermie en les poursuivant sur de longues distances dans des conditions chaudes (Carrier 1984). Bien que les climats chauds favorisent la chasse à l’épuisement, l’humain peut aussi distancer les quadrupèdes sur de longues distances dans des conditions plus froides, en les poussant à l’épuisement ou en les blessant. Même les chevaux bien entraînés et sélectionnés pour la course ne peuvent parcourir de longues distances à des vitesses élevées sans risque d’épuisement et de blessure (Loving 1997 ; Minetti 2003). Les chasseurs-cueilleurs du Kalahari chassent de préférence les mammifères sur des sols sablonneux parce que leurs proies s’y épuisent plus rapidement (Liebenberg 1990). Les chasseurs Saami sont même connus pour chasser des rennes à l’épuisement en hiver en les poursuivant sur des skis de fond dans la neige poudreuse, ce qui est particulièrement fatiguant pour les rennes (Ijäs 2017). Dans le même ordre d’idées, les Tarahumara disent préférer la chasse au cerf sur des terrains rocailleux qui blessent les sabots des animaux.

Un deuxième facteur nécessaire à la chasse à l’épuisement est la capacité à suivre la piste d’un animal en le traquant ou en prédisant où il va s’enfuir. Le pistage est un art que peu d’humains apprennent aujourd’hui, mais les pisteurs qualifiés utilisent une combinaison d’indices empiriques (empreintes, odeur, sang, excrétions et autres traces de passage) ainsi que la connaissance des habitudes de l’animal pour prédire où celui-ci s’enfuit (Liebenberg 2013). Comme le décrit Hohenthal (2001:144-145), les chasseurs à l’épuisement Tipai (Yuman) en Basse-Californie poursuivaient les cerfs en « coupant à travers les grandes courbes dessinées par les cerfs en fuite ».

Le troisième facteur qui aide les chasseurs à l’épuisement est la coopération du groupe combinée à une utilisation stratégique du paysage. La plupart des récits ethnographiques de la chasse à l’épuisement cités ci-dessus décrivent la façon dont les chasseurs travaillent en groupe pour s’aider mutuellement à traquer, poursuivre et éliminer leurs proies. Par exemple, les chasseurs du Kalahari se relaient pour traquer et poursuivre les animaux (Liebenberg 1990) ; les aborigènes australiens chassent les kangourous par paires, « profitant de la tendance de l’animal à toujours courir en suivant l’arc d’un large cercle […], un jeune traverse le cercle et prend la relève ». Chez de nombreux peuples amérindiens comme les Shoshones, certains coureurs suivaient la proie tandis que d’autres couraient de chaque côté pour la pousser dans des ravins, des falaises ou d’autres pièges naturels (Lowie, 1924 ; Nabokov, 1981). Une autre stratégie commune utilisée par les chasseurs à l’épuisement consister à pousser les proies vers des pièges fabriqués tels que des fossés, des pointes, des filets ou des caches dissimulant des chasseurs en embuscade (Hohenthal 2001 ; Nabokov 1981 ; Sollas 1924).

Bien que presque tous les visiteurs de la Sierra Tarahumara, y compris Schwatka (1893) et Lumholtz (1905), aient rapporté que les Tarahumara pratiquaient la chasse à l’épuisement, aucun récit n’a donné plus que des détails superficiels sur le rôle de la course dans cette forme de chasse. En fait, l’ethnographie la plus complète, celle de Bennett et Zingg (1935), omet de donner des informations sur le processus par lequel les Tarahumara pratiquaient la chasse à l’épuisement. D’autres récits (par exemple, Irigoyen-Rascón et Palma-Batista 1994 ; Pennington 1963) fournissent des informations générales sur la manière dont les animaux étaient poursuivis et abattus, mais peu de détails sur la nature de la course : à quelle vitesse couraient les chasseurs ? Comment les animaux étaient pistés ? Comment les chasseurs apprenaient le pistage ? Nous avons donc posé à nos informateurs Tarahumara une série de questions sur leurs souvenirs de chasse à l’épuisement, en particulier au sujet de la traque. Sur les dix consultants tarahumaras d’un âge avancé que nous avons interrogés, huit ont déclaré avoir participé à des chasses à l’épuisement lorsqu’ils étaient jeunes. Ils ont confirmé chasser sans chiens ni arcs et flèches. Aucun n’a participé à des chasses après 1980, mais plusieurs d’entre eux ont affirmé que la chasse à l’épuisement n’avait pas entièrement cessé, la dernière chasse signalée à leur connaissance ayant eu lieu en 2011 dans la région proche de Huisuchi dans le Municipio de Batopilas. Il est largement admis que la chasse à l’épuisement a pratiquement disparu depuis que les fusils, l’exploitation minière et forestière sont devenus courants dans la région, ce qui a contribué à un déclin rapide de la faune sauvage. Par conséquent, il y a une limite évidente aux souvenirs de nos consultants : ils ne nous renseignent que sur des pratiques relativement récentes, peut-être certaines des dernières chasses à l’épuisement menées dans la région. Il est possible que les méthodes de chasse à l’épuisement aient changé au cours des derniers siècles et il est probable qu’elle soit devenue moins courante après l’introduction des chèvres, des moutons et des vaches domestiqués par les Européens. Malgré ces limites, il est important de se demander comment les derniers chasseurs Tarahumara employaient cette technique en voie de disparition.

Comme nous l’avons vu plus haut, bien que la chasse à l’épuisement implique toujours la course à pied et le pistage, cette forme générale de chasse se produit dans des contextes différents et utilise une variété de stratégies. La chasse à l’épuisement des Tarahumaras ne fait pas exception à la règle. En termes de saisonnalité, les chasses se déroulaient aussi bien en hiver qu’en été, par temps sec ou humide. Parmi les Tarahumaras interrogés, les opinions divergent quant à la saison préférée ou la plus fréquente pour la chasse à l’épuisement. Selon un informateur, la chasse à l’épuisement est « idéale pendant les mois les plus secs et les plus chauds, lorsque les cerfs se fatiguent plus rapidement à cause de la chaleur et lorsque la végétation chétive permet de suivre plus facilement les traces ». Cependant, un autre Tarahumara a déclaré qu’il préférait les chasses à l’épuisement « en hiver et pendant la saison des pluies, lorsqu’il était facile de voir les traces sur le sol mouillé ». Les cerfs étaient chassés en toutes saisons, souvent lorsque la nourriture était plus rare, bien qu’un informateur ait exprimé sa préférence pour la chasse au cerf « au début de l’hiver, lorsqu’ils [les cerfs] sont gras ». Les Tarahumaras, y compris nos informateurs, déclarent également chasser le cochon sauvage et le pécari à collier (Pecari tajacu, javelinas), ainsi que des proies plus petites comme les lapins et les écureuils. Certains ethnographes affirment que les chasseurs s’attaquent aussi parfois aux dindons sauvages (Bennett et Zingg 1935 ; mais voir Pennington 1963). L’un de nos informateurs a parfois été engagé par des fermiers pour pister et capturer des chevaux qui s’étaient échappés.

La façon dont les chasses sont menées varie grandement. En général, les chasses commencent par la recherche de traces dans les endroits où les animaux préfèrent boire et se nourrir. Une fois que des traces fraîches ont été repérées, la chasse à l’épuisement commence et l’on emploie principalement deux stratégies. La stratégie la plus communément rapportée consiste à diriger les animaux dans un couloir. Les ravins (arroyos) omniprésents dans la Sierra Tarahumara sont utilisés à cet effet. Selon un de nos informateurs, les chasseurs « plantent dix à douze piquets de bois taillés en pointe dans le sol et les cachent avec des feuilles. Trois coureurs ou plus poursuivent les cerfs jusqu’aux pieux. […] Un ou plusieurs chasseurs courent au fond du ravin et un ou plusieurs de chaque côté pour essayer de diriger les cerfs vers les piquets ». Une variante de cette technique de chasse consistait à conduire le cerf « dans la rivière et à le tuer à l’aide de gourdins ou de pierres ». Certains informateurs ont également mentionné le fait de diriger les animaux dans des grottes. La deuxième stratégie majeure, similaire à celle rapportée dans le Kalahari, consistait à « poursuivre le cerf jusqu’à épuisement et de le tuer ». Aucun de nos informateurs n’a fait de distinction entre l’épuisement et l’hyperthermie, mais ils ont indiqué que les animaux dans cet état étaient tellement vulnérables qu’ils pouvaient être tués avec des pierres, des gourdins ou d’autres armes de ce type.

D’énormes variations ont été signalées en termes de distance. Malheureusement, nous ne disposons pas de mesures pour ces distances, car les Tarahumaras indiquent la durée des chasses en heures ou en jours. Cependant, plusieurs informateurs ont indiqué que les chasses pouvaient durer « généralement quatre à six heures » voire seulement « deux ou trois heures ». Compte tenu des vitesses de course typiques, nous estimons entre 12 et 36 kilomètres la distance maximale parcourue lors de ces chasses. Cependant, de nombreux consultants ont indiqué que les chasses duraient parfois « deux à trois jours ». Lors de ces chasses, ils « partent tôt le matin et courent jusqu’à ce qu’il fasse trop sombre pour voir les traces. Ils se reposent la nuit et reprennent [le lendemain] là où ils ont vu des traces pour la dernière fois ». Malheureusement, les chasseurs que nous avons interrogés n’ont pas quantifié le pourcentage de chasses qui ont duré plus d’un jour, ni dans quelle mesure ces chasses plus longues ont été motivées par des raisons autres que la rareté de la nourriture – une considération importante étant donné que le bénéfice calorique de ces chasses plus longues n’a peut-être pas compensé leur coût énergétique.

Il est important de souligner que les vitesses de course pour ces chasses étaient modérées et que les chasseurs marchaient souvent sur une partie de la distance. Nos informateurs rapportent qu’ils couraient à un « rythme régulier » ou que « selon le terrain, ils couraient aussi vite que possible lorsque les traces étaient claires et plus lentement lorsqu’ils cherchaient des traces ». Lors de courses avec les Tarahumara, Lieberman et Baggish ont observé des sprints intentionnels intermittents afin de poursuivre une balle en mouvement rapide (pendant le rarajípare, [course à pied traditionnelle lors d’événements festifs, NdT]). Ils ont utilisé des appareils GPS pour mesurer des vitesses de course moyennes d’environ 9,6 kilomètres par heure (soit 10 minutes pour un mile), soit un rythme de jogging graduel. Tous les chasseurs ont indiqué qu’ils marchaient fréquemment pendant la chasse, en particulier lorsqu’ils perdaient les traces de leur proie. Les coureurs tarahumaras préfèrent également marcher lorsqu’ils montent un terrain très escarpé. En général, ces vitesses, ainsi que la combinaison de la marche et de la course sont typiques de celles des chasseurs dans le Kalahari (Liebenberg 2006) ou des coureurs d’ultramarathon.

Toutes les chasses à l’épuisement se déroulaient en groupe, mais la taille des groupes variaient considérablement, allant de trois à 15 participants. Selon un chasseur très expérimenté, « concernant le groupe, le mieux est d’avoir au moins neuf coureurs, un groupe de trois au fond du ravin et des groupes de trois de chaque côté ». En termes de résultat, « en général, tout le monde parvient jusqu’au bout car seuls les plus forts et les plus en forme de la communauté pratiquent cette chasse ». Cependant, deux des informateurs ont rapporté que les chasseurs abandonnaient parfois la poursuite à cause de la fatigue. Certaines chasses comprenaient également des chiens qui aidaient à conduire les animaux. Quatre informateurs ont déclaré que leurs chasses à l’épuisement n’avaient jamais échoué, et deux d’entre eux ont rapporté un seul échec (une fois où un coyote a atteint le cerf avant les chasseurs). Un dernier a rapporté que les chasses ne se terminaient que lorsque les cerfs atteignaient des zones inacessibles, auquel cas les chasseurs admettaient que « la mort du cerf n’est pas encore pour maintenant ».

Comme indiqué précédemment, les chasseurs tarahumaras couraient généralement avec des huaraches, des sandales qui étaient autrefois fabriquées à partir de fibres végétales (yucca) ou de peaux d’animaux, mais qui sont aujourd’hui fabriquées à partir de pneus automobiles en caoutchouc (Holowka, Wallace et Lieberman 2018 ; Levi 1998 ; Wallace et al. 2018). Les vêtements se composaient généralement d’un pagne ou d’une tunique. Avant une chasse à l’épuisement, les coureurs se préparaient physiquement en buvant du pinole, une boisson traditionnelle composée de maïs séché finement moulu et mélangé à de l’eau. Ils mangeaint aussi des haricots, des tortillas et de la soupe de poulet. Tous les informateurs ont déclaré que durant la chasse, ils buvaient l’eau des ruisseaux mélangée au pinole qu’ils transportaient avec eux ; un coureur a déclaré qu’il courait avec une gourde.

Si la course est fondamentale pour la chasse à l’épuisement, le pistage est tout aussi important. Il est largement considéré comme le plus grand défi des chasseurs, ce qui a suscité de nombreux commentaires de la part des informateurs que nous avons interrogés. Les chasseurs ont souligné à plusieurs reprises leur respect pour les cerfs et la difficulté de suivre leurs traces, dont la trajectoire est impossible à prédire. Comme le dit un chasseur, « le cerf est très intelligent et sait comment tromper les humains ». Malgré les affirmations selon lesquelles les cerfs essaient de « tromper les chasseurs » en faisant demi-tour ou en revenant sur leurs traces, les chasseurs ont décrit diverses méthodes permettant de suivre leur proie et d’évaluer son état physique. Pour citer un chasseur : « Les traces sont différentes selon que le cerf court vite ou lentement. Lorsqu’il se fatigue, les traces sont plus petites parce qu’il marche sur la pointe de ses sabots ou parce que ses sabots sont tellement usés que les traces sont plus petites ». Les chasseurs affirment qu’ils peuvent lire les mouvements du cerf en fonction de l’espacement et de la profondeur des traces. Ils peuvent savoir si le cerf marche ou s’il court, s’il est fort ou fatigué. Presque tous les chasseurs ont noté qu’au fur et à mesure que la chasse progressait, les cerfs commençaient à saigner : « Vers la fin de la chasse, je cherchais du sang dans les traces ou des preuves que le cerf n’avait plus de sabots ou qu’il lui en restait très peu. » Interrogés, les chasseurs ont déclaré qu’il était impossible de prédire la trajectoire du cerf et que la chasse nécessitait non seulement la présence de traces mais aussi la capacité de les interpréter, compétences qu’ils avaient apprises dans leur jeunesse auprès de leurs pères ou d’autres aînés.

Nos informateurs ont unanimement donné l’impression qu’ils aimaient la chasse à l’épuisement et que les chasses comportaient souvent un élément social important. En évoquant les chasses à l’épuisement d’il y a quelques années, ils nous ont fait penser à des athlètes à la retraite, fiers de leurs exploits, qui se remémoraient leurs jours de gloire. Bien que certaines chasses aient été organisées pour fournir de la « nourriture à la famille », un chasseur a indiqué que certaines chasses étaient organisées « pour obtenir de la viande pour les fêtes traditionnelles et qu’elle était partagée avec toute la communauté ; les peaux sont également précieuses pour fabriquer des tambours, des sièges, des vêtements. Les bois [étaient] utilisés comme outils et coiffes pour les danses qui leur étaient enseignées par les cerfs ». Autrefois, le sacrifice d’un cerf était également un élément important de nombreuses cérémonies (aujourd’hui, les cerfs ont été remplacés par des chèvres).

Un autre aspect du caractère social des chasses à l’épuisement est leur relation avec les courses de rarajípare. D’après leurs déclarations, il est arrivé que les coureurs ne sachent pas, au moment de leur convocation, s’ils allaient participer à une course à pied ou à une chasse. Selon un informateur, « les chasseurs se réunissaient la veille de la chasse pour danser le Yúmari, comme avant un rarajípare. Lorsque l’organisateur appelait à un rarajípare, cela pouvait signifier une course de balle ou une chasse ; les coureurs ne savaient pas de quoi il s’agissait jusqu’à la veille au soir, lors de la réunion d’équipe ». L’origine et la signification de ces mots ajoutent quelques informations à ces liens. Selon les Tarahumaras, c’est le cerf lui-même (chomari) qui leur a appris à danser le Yúmari (qui se prononce « júmari », en utilisant le phonème anglais /j/), un quasi homophone [mots ayant quasiment la même prononciation, NdT] qui a une signification pour les Tarahumaras. Comme l’a souligné Jérôme Levi (communication personnelle), les chasses à l’épuisement sont souvent désignées par le terme naháto, qui veut dire « poursuivre » ou « courir après », mais qui signifie également la « poursuite » ou la « conduite » d’animaux tels que les chèvres. Par conséquent, la chasse au cerf chez les Tarahumara peut aussi bien être perçue comme la poursuite ou le rassemblement d’un troupeau.

Daniel Lieberman et al.


  1. https://www.outsideonline.com/health/training-performance/persistence-hunting-and-evolution

  2. https://www.nature.com/articles/s41562-024-01876-x

  3. Voir le film Dans les cuisines de la préhistoire diffusé par Arte en ce moment : https://www.arte.tv/fr/videos/101370-000-A/dans-les-cuisines-de-la-prehistoire/

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