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Crise écologique : la culpabilité peut entraîner une réaction de rejet

Pourquoi les écologistes moralisateurs génèrent-ils souvent du rejet, voire de l’agressivité ? Dans un article traitant du lien culpabilité-réparation paru en 2017 dans la revue L’Année psychologique, Aurélien Graton et François Ric estiment que « la culpabilité peut aussi provoquer des comportements de type “réactance[1]”. » J’ai rassemblé quelques extraits de ce papier qui me paraît intéressant pour comprendre la montée du climatoscepticisme et autres théories fumeuses cherchant à ignorer les dégâts infligés par le système industriel à la biosphère. Parmi les comportements qui pourraient correspondre à de la « réactance », on peut citer la pratique du rolling coal des climatosceptiques aux États-Unis[2], les photos d’amateurs de viande rouge qui vilipendent animalistes et écologistes sur les réseaux sociaux[3], et plus généralement les torrents d’insultes adressés à des figures comme Greta Thunberg[4].

Cette montée d’un rejet de l’écologie pourrait s’expliquer, entre autres facteurs, par le discours culpabilisateur matraqué par les scientifiques, les influenceurs, les médias et les ONG. La géographe Ana Pigott soulignait en 2018 l’emploi systématique d’un vocabulaire trompeur pour parler de la sixième extinction en cours des espèces vivantes. Les mots « humanité » ou « activités humaines » sont souvent employés pour désigner la cause de tous nos maux. Ainsi, l’espèce humaine serait responsable, la destruction serait gravée dans nos gènes. Il s’agit évidemment d’une tactique destinée à naturaliser l’évolution récente afin de neutraliser toute remise en cause structurelle des sociétés modernes. Les mots « industrie » ou « activités industrielles » n’apparaissent pratiquement jamais alors que l’oblitération exponentielle de la biodiversité est la conséquence du développement des infrastructures de transports et de communication, plus généralement avec l’industrialisation et le progrès technologique. Dans la même veine, le fait que la sixième extinction résulte en partie de l’essor global de l’Etat moderne n’est que très rarement mentionné.

Il y a plusieurs bonnes raisons d’arrêter de culpabiliser par rapport à la crise écologique et climatique :

  • Nous ne sommes pas responsables, ni individuellement ni collectivement, puisque nous sommes tous nés au moment où le système industriel était déjà internationalisé et hégémonique ;
  • Nos aïeux n’ont pas choisi collectivement et de façon démocratique la trajectoire technologique et culturelle actuelle, la révolution industrielle et le développement de l’État se sont faits essentiellement contre le peuple, au détriment des paysans et artisans[5] ;
  • Nous n’avons aucun pouvoir au niveau individuel de changer quoi que ce soit à la dynamique actuelle (les gestes individuels sont inefficaces pour changer en profondeur et rapidement la structure d’une société) ;
  • Un fort sentiment de culpabilité peut être extrêmement toxique pour la santé mentale, c’est d’ailleurs une arme psychologique souvent employée par les manipulateurs.

Ne pas désigner les véritables causes et les vrais responsables du carnage fait probablement partie des « ruses du système » pour détourner le bétail humain d’une stratégie efficace de sortie de crise. Problème, en accusant l’espèce humaine en général, il est très facile de faire passer les écologistes pour des misanthropes et d’exploiter politiquement la réaction de rejet face à des accusations légitimement considérées comme injustes et absurdes.

Ci-dessous, quelques morceaux choisis du papier de L’Année psychologique.

Les auteurs Aurélien Graton et François Ric commencent par donner une définition de la sensation de culpabilité :

« La culpabilité survient lorsqu’un individu considère que ses actions ont transgressé une norme morale personnelle et causé du tort à autrui (Ortony, Clore, & Collins, 1988 ; Tangney & Dearing, 2002 ; Tracy & Robins, 2006). La culpabilité comprend donc un sentiment de responsabilité personnelle, assorti d’une forme de détresse éprouvée envers autrui (Baumeister et al., 1994 ; Ortony et al., 1988). La personne qui éprouve de la culpabilité se « sent mal » vis-à-vis de la personne auprès de qui du tort a été causé. Elle s’estime alors redevable. La culpabilité est en conséquence une émotion négative et fortement désagréable (Baumeister et al., 1994). 

La sensation de tort causé à autrui implique ensuite un désir de s’amender et de réparer les dommages causés (voir Haidt, 2003). La culpabilité permettrait ainsi de pouvoir corriger ses actions, de s’amender, de modifier son comportement dans le futur (Wicker, Payne, & Morgan, 1983). »

Cependant, le comportement de réparation n’est pas systématique :

« Les recherches évoquées précédemment ont apporté la preuve d’une approche de la culpabilité comme émotion orientée vers le but de réparer. Un regard plus attentif à la littérature indique toutefois que ce lien n’est pas systématique et que la culpabilité peut conduire à d’autres comportements que la réparation (par ex., comportements de type réactance). La réalité est donc plus contrastée et le lien entre culpabilité et réparation, en particulier pour la réparation de nature pro-sociale, apparaît plus ambigu, ce qui soulève des limites et d’importantes questions concernant la compréhension de ce lien émotion-comportement. »

Un fort niveau de culpabilité semble lié à un faible niveau de persuasion :

« Un domaine illustre particulièrement l’ambiguïté de ce lien : celui de la persuasion. D’une façon générale, le recours aux émotions est fréquent dans la persuasion. De nombreux travaux attestent du fait que l’état émotionnel influence le jugement et la façon dont est traitée l’information (par ex., Bless, Bohner, Schwarz, & Strack, 1990 ; Bodenhausen, Kramer, & Süsser, 1994 ; DeBono & McDermott, 1994 ; Moons & Mackie, 2007 ; Tiedens & Linton, 2001). Dans la mesure où la culpabilité favorise la réparation, le recours à cette émotion est courant dans le domaine de la persuasion afin de promouvoir des comportements “réparateurs” de type pro-sociaux (dons à des organismes de charité, comportements écologiques, etc.). Ce recours à la culpabilité se retrouve fréquemment dans des domaines comme le marketing “sociétal”. Dans le domaine de la persuasion, la culpabilité est généralement induite par le message, qui propose ensuite des façons de “réparer” ce sentiment en s’engageant dans un comportement cible (par ex., don à une œuvre charitable). Les résultats de ces recherches sont pourtant contradictoires. Certaines études indiquent que la culpabilité accroît bien la motivation à se comporter dans le sens du message (Agrawal & Duhachek, 2010 ; Brennan & Binney, 2010 ; Chang, 2012 ; Huhmann & Brotherton, 1997). La culpabilité agit alors comme déclencheur d’un comportement (ou tout au moins d’une intention comportementale) réparateur. Pour autant, d’autres travaux ont soulevé des effets paradoxaux du recours à la culpabilité. Coulter et Pinto (1995) ont proposé une étude portant sur un message commercial pour le fil dentaire. Le message était constitué d’un texte sur la santé dentaire des enfants comprenant des éléments “culpabilisateurs” (par ex., “les mères qui négligent l’hygiène dentaire de leurs enfants ont des enfants qui ont des problèmes dentaires. Il est de votre responsabilité d’assurer le suivi bucco-dentaire de vos enfants, ne laissez pas tomber votre famille !”), suivi d’une suggestion pour les parents de prendre soin de la santé de leurs enfants. Leurs résultats ont montré uniquement une influence positive d’un niveau de culpabilité “modéré” sur les comportements sanitaires souhaités. Coulter et Pinto (1995) ont ainsi suggéré l’existence d’une courbe en “U inversé” décrivant l’influence de la culpabilité sur les messages persuasifs. Un niveau de culpabilité “moyen” provoquerait une plus grande adhésion au message. À l’inverse, un haut de niveau de culpabilité serait susceptible de provoquer un rejet du message persuasif. Ces résultats sont cohérents avec une méta-analyse menée par O’Keefe (2000) suggérant une relation non linéaire entre le niveau de culpabilité exprimé et l’effet persuasif d’un message : un fort niveau de culpabilité semble lié à un faible niveau de persuasion alors qu’un faible niveau de culpabilité est corrélé à un fort niveau de persuasion. »

Une culpabilité élevée peut déclencher une « réactance », un « mécanisme de défense psychologique qui survient lorsqu’un individu perçoit sa liberté d’action comme menacée » :

« Une interprétation possible de ces résultats paradoxaux a été formulée en termes de “réactance”. Mis en évidence par Brehm (1966, voir aussi Brehm & Brehm, 1981), ce mécanisme de défense psychologique survient lorsqu’un individu perçoit sa liberté d’action comme menacée. Dans ce cas, l’individu en état de réactance va se comporter de manière à rétablir sa liberté (ou au moins son sentiment de liberté), par exemple en accomplissant des comportements opposés à ceux demandés. Dans le cas de la persuasion et de la culpabilité, Graton, Ric et Gonzalez (2016) ont mené une série d’études montrant que l’induction de culpabilité conduisait à des comportements de type pro-sociaux lorsque des messages contenaient des propositions de réparation présentées de manière subtile. En revanche, lorsque la possibilité de réparer était présentée de façon insistante ou trop explicite, la culpabilité conduisait à des comportements de type réactance (c’est-à-dire, opposés à la demande du message persuasif). Ces résultats font écho à ceux présentés auparavant sur l’absence de lien systématique entre culpabilité et réparation. La culpabilité ne provoque pas par elle-même un comportement réparateur. Il semble par ailleurs que les variations observées dans la littérature ne soient pas uniquement imputables à l’intensité de la culpabilité. Ces recherches suggèrent davantage que la culpabilité modifie la réception d’éléments présents dans l’environnement. »

Une culpabilisation forte peut être associée à la sensation d’être manipulé et déclencher un « retour de bâton » :

« Cette approche permet aussi d’appréhender les effets paradoxaux (courbe en “U inversé”) de la culpabilité dans le domaine de la persuasion. En 2005, Cotte, Coulter et Moore ont montré qu’une induction forte de culpabilité conduisait à une augmentation de la lucidité des participants concernant les intentions manipulatoires de l’auteur d’un message publicitaire. Une interprétation fondée sur une définition classique de la culpabilité (c’est-à-dire, impression de tort causé conduisant à une volonté d’action réparatrice) ne permet pas de comprendre ces résultats. Ils sont en revanche compatibles avec l’idée que la culpabilité déclencherait une acuité accrue des participants aux possibilités de réparation présentes dans leur environnement (via, par exemple, les processus d’attention ou d’accessibilité). L’intention manipulatoire d’un message deviendrait à ce titre elle-même plus évidente, et le message moins efficace. De la même façon, Graton et al. (2016, Expériences 2 et 3) ont montré que, dans un jeu de dilemme social de ressources ou à travers la mesure d’un comportement pro-environnemental, la culpabilité interagissait avec la manière de présenter des possibilités de réparation. Lorsque ces possibilités sont subtilement présentées, la culpabilité provoque des comportements réparateurs. À l’opposé, des consignes explicites (par ex. “il faut se mobiliser pour sauver la planète !”) ont provoqué des comportements de type “retour de bâton” ou réactance. De nouveau, une stricte lecture feeling is for doing de la culpabilité ne peut suffire à rendre compte de l’interaction existant entre émotion et type de consigne. Selon cette approche, on devrait obtenir un effet principal de la culpabilité. De façon plus subtile, la culpabilité a probablement agi ici comme un “facilitateur cognitif” orientant l’attention des participants vers des possibilités de réparer. Lorsque celles-ci étaient déjà saillantes, il est envisageable que la personne éprouvant la culpabilité se soit alors sentie “contrainte” dans ses possibilités de choix. Cette sensation de privation est caractéristique de la réactance et des effets de type “retour de bâton” observés dans ces expériences, ainsi que dans celles fréquemment mentionnées comme illustrant les effets paradoxaux de la culpabilité dans le domaine de la persuasion (voir O’Keefe, 2002). Le cumul d’attention portée aux possibilités de réparer et de propositions trop explicites a pu causer cette impression de “choix forcé” et de marge de manœuvre réduite. »

Philippe Oberlé


  1. https://www.cairn.info/revue-l-annee-psychologique1-2017-3-page-379.htm

  2. https://www.francetvinfo.fr/replay-magazine/france-2/envoye-special/video-envoye-special-le-rolling-coal-quand-la-raison-part-en-fumee_1205471.html

  3. https://www.courrier-picard.fr/id337681/article/2022-08-31/lelu-amienois-philippe-theveniaud-lavenir-francais-en-bisbille-avec-sandrine

  4. https://www.liberation.fr/planete/2019/07/22/attaques-contre-greta-thunberg-les-memes-arguments-populistes-repris-partout_1741504/

  5. Voir François Jarrige, Technocritiques. Du refus des machines à la contestation des technosciences, 2014. Voir aussi Francis Dupuis-Déri, Démocratie. Histoire politique d’un mot aux États-Unis et en France, 2013.

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