Humains en danger
Traduction d’un article du sociologue rural Charles C. Geisler (Cornell University) publié le 11 novembre 2009 dans le magazine américain Foreign Policy. Il est à mettre en relation avec le livre L’invention du colonialisme vert : pour en finir avec le mythe de l’Éden africain de l’historien Guillaume Blanc, ou encore avec l’enquête intitulée Les réfugiés de la conservation réalisée par le journaliste Mark Dowie.
Photo : En Afrique australe, les Bushmen ont été chassés de leurs territoires ancestraux au nom du développement économique et de la conservation de la nature.
Comment les efforts mondiaux de conservation des terres créent une classe croissante de réfugiés invisibles.
Peu après la victoire de Guillaume le Conquérant à la bataille d’Hastings en 1066, ce dernier a expulsé près de 2 000 Saxons locaux et a établi une réserve de chasse de près de 40 000 hectares. Quelques 800 ans plus tard, en Amérique du Nord, le gouvernement américain a accordé un statut de réserve protégée aux parcs nationaux de Yellowstone, Yosemite et Glacier. Là encore, comme en Angleterre, les peuples autochtones ont été expulsés, interdits de chasse ou de cueillette sur leurs terres ancestrales, ou simplement éliminés.
Avec un argumentaire toujours plus percutant insistant sur la nécessité de protéger la nature – écosystèmes inestimables, biodiversité et bibliothèques génétiques – cette histoire se répète aujourd’hui à l’échelle mondiale. Quelques 70 % des zones protégées de la planète sont habitées par des êtres humains, et ces communautés locales sont largement considérées comme une menace pour la conservation de l’environnement. Ainsi, une nouvelle race de réfugiés est en train de naître.
La récente croissance mondiale du nombre de parcs et de zones protégées est impressionnante. Selon l’Union mondiale pour la nature basée en Suisse, près de 29 000 zones protégées protègent désormais quelques 849 millions d’hectares de terres contre l’usage résidentiel et économique. Ces territoires représentent 6,4 % des terres émergées de la planète, soit environ la moitié des terres cultivées, et ont à peu près la taille de la partie continentale des États-Unis plus la moitié de l’Alaska. La majorité de cette protection est récente. De moins de 1 000 zones protégées en 1950, leur nombre est passé à 3 500 en 1985, avant de monter en flèche pour atteindre 29 000 aujourd’hui.* Les plus ardents conservationnistes cherchent à multiplier plusieurs fois la surface de protection actuelle. Si cette « écologisation » mondiale se poursuit sans se préoccuper des droits des populations résidentes, les gains pourraient avoir un coût humain énorme.
*[Aujourd’hui, en 2020, les aires protégées terrestres sont au nombre de 258 608 et s’étendent sur une surface de plus de 20 millions de km², soit environ 15 % des terres émergées. En 2030, l’objectif des Nations Unies, de l’UICN, du WWF et des classes dirigeantes est d’atteindre 30 % de la surface terrestre (voir le New Deal pour la nature du WWF), NdT]
L’Afrique offre un exemple éloquent de « zones vertes » avec des coûts sociaux manifestes. En 1985, l’Afrique comptait 443 zones protégées par l’État couvrant 88 millions d’hectares de terres. Face à la pression internationale, pratiquement tous les pays africains ont depuis lors augmenté leur superficie de terres protégées. Aujourd’hui, plus de 1 000 zones protégées s’étendent sur près de 154 millions d’hectares de terres africaines, et sept pays revendiquent le statut de zone protégée pour plus de 10 % de leur territoire. Dans 14 pays africains, les terres protégées sont plus nombreuses que les terres cultivées, et les pays les plus pauvres d’Afrique ont aujourd’hui en moyenne plus de terres mises en réserve à des fins de conservation que les nations les plus riches du continent.
Combien de personnes ces efforts de conservation ont-ils déplacé ? Il est difficile de dénombrer avec précision les réfugiés de la conservation de la nature en Afrique et ailleurs, en partie à cause de la diversité des définitions des « zones protégées », des problèmes d’application de la loi et de la récidive parmi les réfugiés. En Afrique, des cas bien connus d’expulsions massives ont eu lieu en Ouganda, au Botswana, au Cameroun, à Madagascar, en Afrique du Sud, au Togo, au Zimbabwe, au Rwanda et en République démocratique du Congo, touchant près d’un demi-million de personnes. Par exemple, le Masailand en Tanzanie est maintenant parsemé de parcs nationaux qui ont déplacé plus de 60 000 agriculteurs et éleveurs de leurs terres ancestrales. Des mesures indirectes – telle que la multiplication de la surface protégée par une estimation basse de la densité démographique possible – permettent d’estimer que 900 000 à 14,4 millions de personnes sont concernées. Si elles sont exactes, cela signifie que les réfugiés de la conservation en Afrique pourraient approximativement égaler la population mondiale de réfugiés de 14,5 millions de personnes actuellement calculée par le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés. [Il y a aujourd’hui plus de 70 millions de réfugiés dans le monde selon les Nations Unies, on appelle ça le Progrès, NdT]
La conservation mondiale est certainement une cause louable, mais sa mise en œuvre, parfois sans aucune considération pour les populations locales, soulève de graves questions de justice environnementale. En effet, la notion même de « justice environnementale » s’applique généralement à des atteintes aux droits environnementaux en raison d’un développement aveugle sur le plan écologique. Mais lorsque la conservation efface les droits des populations résidentes, la croissance des zones protégées ressemble à l’expansion urbaine ou au développement de mégaprojets, tous deux connus pour déplacer des communautés humaines au nom d’un soi-disant intérêt public. L’intérêt de quel public est servi par ces frontières vertes ? Rarement les intérêts des réfugiés de la conservation qui restent invisibles dans les débats sur l’agenda de la protection de la nature.
Cette invisibilité a des causes multiples. La première concerne la nature de la réalité des réfugiés : les autorités nient généralement les problèmes des réfugiés jusqu’à ce qu’ils prennent des proportions de l’ordre d’une crise, et les définitions officielles d’un réfugié excluent de nombreuses formes de déplacement forcé des populations. Les décideurs politiques et les environnementalistes ignorent régulièrement l’impact social et culturel des zones protégées, percevant la conservation comme le contraire du « développement » et présentant les résidents locaux comme des intrus. Une dernière raison réside dans le préjugé de classe. Les réfugiés environnementaux en Afrique et ailleurs ont tendance à être pauvres et impuissants. Ce sont les riches habitants de la planète qui profitent le plus de la protection de l’environnement : ils profitent de destinations exotiques pour voyager, de nouvelles opportunités pour bénéficier d’importantes déductions d’impôts, de gains en valeur exceptionnels pour leurs propriétés haut de gamme situées dans – ou à proximité – des zones protégées, et de ce que l’entomologiste Edward O. Wilson de Harvard appelle la « biophilie », c’est-à-dire une loyauté profonde envers le biote de la Terre. Les habitants locaux sont rarement aussi chanceux. Beaucoup vivent sur des territoires restreints, dans des lieux marginalisés, avec des droits insignifiants pour rester dans leur communauté. Leurs contributions à l’écosystème sont considérées comme allant de soi et sont accaparées presque sans compensation. Pour dire les choses simplement, les réfugiés de la conservation sont invisibles parce que leur visibilité augmente le prix de la conservation.
La conscience écologique, aussi vitale qu’elle soit pour la survie de l’humanité, doit élargir sa vision du bien-être à mesure qu’elle élargit son action. Près de la moitié des zones les plus riches en espèces de la planète abritent des populations humaines souffrant de graves désavantages économiques. Les tropiques, où la biodiversité est la plus florissante, abritent près de 60 % des personnes les plus démunies du monde. Si la conservation mondiale n’est pas responsable de la pauvreté, elle ne doit pas non plus l’exacerber. Il ne faut pas demander aux pauvres de subventionner de manière disproportionnée l’expansion de la conservation. Ils doivent eux aussi avoir voix au chapitre et pouvoir choisir. Si les défenseurs de la conservation veulent garder la justice de leur côté, ils doivent trouver des alternatives au déplacement humain involontaire et sans compensation.