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« Je suis un capitaliste pur et dur » (par Pavan Sukhdev)

Traduction d’un article publié par Pavan Sukhdev dans le journal britannique The Guardian le 4 juillet 2011[1]. Pavan Sukhdev a fait une bonne partie de sa carrière à la Deutsche Bank pour finir au poste de directeur général. Il est fondateur de GIST Advisory, un cabinet de conseil basé en Suisse fournissant des « solutions d’analyse d’impact aidant les investisseurs et les entreprises à mesurer, valoriser et comparer les impacts des externalités sur quatre types de capital : naturel, humain, social et financier[2]. » Sukhdev a également reçu la bourse McCluskey 2011 de l’université de Yale. En 2017, il est devenu président du WWF International[3].

Pavan Sukhdev utilise ici la vieille rengaine capitaliste sur la tragédie des communs pour pointer du doigt l’origine du changement climatique et l’éradication de la biodiversité. Selon lui, la Terre nourricière serait à l’agonie en raison d’un manque de capitalisme techno-industriel. Il n’y aurait donc pas assez de produits et services inutiles à l’existence humaine en circulation sur les marchés globalisés ; pas assez de sites d’extraction de matières premières dévastant des communautés biotiques entières ; pas assez d’accaparement des terres de peuples autochtones et de communautés paysannes ; pas assez d’usines et trop peu d’esclaves pour y travailler ; pas assez d’autoroutes, de lignes à haute tension, de centrales énergétiques et de machines colonisant notre existence ; pas assez de bombardement publicitaire ; pas assez de déchets qui s’entassent chez les pauvres ; etc. La déconnexion avec la réalité paraît totale chez ce monsieur. Pour preuve, 80 % de la biodiversité mondiale se concentre aujourd’hui sur des terres gérées et entretenues par des sociétés sans État, selon un régime de propriété commun. Dans le langage courant, on les appelle « peuples autochtones ».

Rien d’étonnant à ce que les milieux d’affaires accueillent avec enthousiasme le discours de Pavan Sukhdev. Il justifie moralement l’expansion infinie du marché et donc la privatisation de l’air, de l’eau, des espèces, du maintien de l’ordre, de la santé, etc. Or, comme le rappelait l’historien Fabien Locher dans une tribune publiée dans le journal du CNRS, « la tragédie des communs était un mythe[4] ». Mais avec la création des marchés du carbone, un pas significatif a déjà été franchi en faveur de la privatisation totale de la biosphère. Et d’autres « progrès » en la matière devraient être réalisés durant la prochaine COP 15 Biodiversité récemment décalée en 2022, un événement qui se déroulera à Kumming en Chine[5].


Le capitalisme tridimensionnel (par Pavan Sukhdev)

Étant banquier d’affaires, je mène depuis plus de quinze ans une double vie avec ma passion pour l’économie de la nature ; d’autant plus depuis la publication sous ma direction de TEEB [The Economics of Ecosystems & Biodiversity qui se traduit par « L’Économie des écosystèmes et de la biodiversité », NdT], une étude sur l’économie des écosystèmes et de la biodiversité. On me demande souvent comment je concilie mon expérience de capitaliste dans la banque avec mes engagements envers la nature et l’environnement.

Alors je donne ma réponse habituelle : « Je ne les concilie pas – je suis un capitaliste pur et dur ». Et généralement, la conversation s’arrête là.

Mais parfois la réponse conduit à une autre question : « Vous voulez dire que vous voyez la nature comme une forme de capital ? »

Voilà qui mérite une explication.

Il y a quelques années, lors d’une conférence sur l’environnement à Aspen dans le Colorado, j’ai eu la chance d’écouter le professeur Richard Norgaard. Profondément enfoui, sous-jacent et non exprimé, il existe un système de croyances dans l’économie. Contrairement aux sciences de l’environnement (et à leur idéologie sous-jacente, « l’environnementalisme ») ou aux sciences sociales (le « socialisme »), il n’y avait pas de « isme » ou d’idéologie pour l’économie. Du moins, cette idéologie restait invisible. Mais il existe bel et bien une idéologie tacite en économie – peut-être devrions-nous l’appeler « économisme ». Elle peut se résumer de la manière suivante : « l’argent compte plus que tout ».

L’argent est effectivement important. Mais faut-il nous focaliser uniquement sur une seule dimension du capital, c’est-à-dire le capital physique ou artificiel (fabriqué par l’homme) qui peut être acheté ou vendu et converti en capital financier, autrement dit en argent ? Pourquoi devrions-nous ignorer capital humain et capital naturel ?

Et pourquoi se tourner vers les marchés pour résoudre les problèmes de l’humanité, y compris les tragédies des communs que sont le changement climatique et l’effondrement des pêcheries océaniques ? Parce que les marchés libres bien conçus sont sans aucun doute le moyen le plus efficace d’allouer des capitaux privés et d’échanger des dettes privées. Les meilleures solutions aux problèmes sociaux devraient être des solutions de marché. En d’autres termes, tout devrait être privatisé.

Il faut un effort monumental (pas toujours couronné de succès) pour intégrer au marché les effets positifs et négatifs de l’économie sur la collectivité. Il faut soigneusement construire des instruments institutionnels, par exemple des limites à la production de « dommages publics » par le secteur privé. Cela peut prendre la forme de plafonds d’émissions de gaz à effet de serre imposés aux entreprises, à l’instar du système européen d’échange de quotas d’émissions. Ceci est nécessaire afin d’utiliser les marchés pour tenter de contenir notre problème global d’insécurité et d’instabilité climatiques.

Les marchés nous aident à évaluer les biens et services échangés tels que les espaces publicitaires, les adhésions à des clubs, les voitures et les maisons. Nous valorisons et prenons soin de ces biens. Il ne nous viendrait pas à l’idée de les détruire volontairement, peu importe le propriétaire. Et ce sont tous des biens privés.

Mais qu’en est-il des biens et services publics ? Où sont les marchés qui achètent et vendent de l’air pur, de l’eau fraîche, la loi et l’ordre, l’harmonie communautaire, la diversité des espèces ? Ne sommes-nous pas collectivement coupables de supposer que « absence de prix = absence de valeur = aucune nécessité de prendre soin » de la richesse publique ?

Pourquoi utilisons-nous l’expression « défaillance du marché » pour décrire un problème spécifique aux biens communs ? N’est-ce pas là une manière implicite de reconnaître que le marché pourrait réussir là où les communs ont échoué, si seulement nous arrivions à identifier ces marchés ? N’est-ce pas là un autre exemple de l’idéologie quasi religieuse de l’économisme à l’œuvre, à travers son système de croyances inconscientes ?

Pour que le capitalisme fonctionne, il doit être reconnu dans toutes ses dimensions – capital physique (actifs financiers et autres actifs créés par l’homme), capital humain (éducation, santé, relations personnelles, ordre public, harmonie collective, etc.) et capital naturel (eau douce, forêts, biodiversité, etc.). Cette idée n’est pas nouvelle. Elle remonte aux concepts de « terre, travail et capital » d’Adam Smith. Mais à son époque, la terre et la main-d’œuvre étaient abondantes ; et lorsqu’elles venaient à manquer, la colonisation en augmentait l’offre. L’énergie n’était même pas un facteur de production important. La ressource rare à cette époque était le capital financier. Entrepreneurs comme homme d’affaires étaient adulés par la collectivité parce qu’ils créaient du capital financier. Ils n’étaient pas cloués au pilori pour avoir été la cause des pires chocs et crises de l’histoire économique. Les temps ont bien changé !

Nous avons aujourd’hui besoin d’un capitalisme tridimensionnel et d’une économie plus sophistiquée. Toutefois, comme à l’époque, le secteur privé doit montrer la voie, établir de nouvelles règles et encourager de nouveaux comportements qui seront régulés par les gouvernements. Et peut-être qu’un Adam Smith contemporain observera, analysera et décrira cette nouvelle ère dans une œuvre intitulée « Une enquête sur la nature et les causes de la richesse tridimensionnelle des nations ».

Commentaire et traduction : Philippe Oberlé


[1] https://www.theguardian.com/sustainable-business/blog/three-dimensional-capitalism-market-economy

[2] https://www.linkedin.com/company/gistimpact/

[3] https://www.wwf.fr/vous-informer/actualites/pavan-sukhdev-est-nomme-president-du-wwf-international

[4] https://lejournal.cnrs.fr/billets/la-tragedie-des-communs-etait-un-mythe

[5] https://www.francetvinfo.fr/monde/environnement/biodiversite/la-cop15-sur-la-biodiversite-de-nouveau-repoussee-en-raison-du-covid-19_4741391.html

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