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La Résistance des cachalots

Traduction d’un article sur la chasse à la baleine paru dans le journal britannique The Guardian le 17 mars 2021[1]. On y apprend que les cachalots ont élaboré une culture de résistance pour faire face à la pêche industrielle des chasseurs de baleines pratiquée aux XIXe et XXe siècles. Cette riposte consistait notamment à échanger des informations sur la position des navires pour mieux les éviter.

Précisons toutefois que les Inuits chassent des baleines pour leur subsistance depuis des lustres, sans les exterminer. La chasse pratiquée par des peuples civilisées (étatiques ou urbains étant synonymes) devient écologiquement insoutenable pour de multiples raisons : armes trop efficaces en raison du progrès technique ; chasse à vocation marchande et non pour assurer la subsistance (autonomie) ; chasse pour le divertissement et le loisir des privilégiés ; chasse industrielle dans le but d’extraire des matières premières (graisse dans le cas des baleines) ; etc.

Dans son enquête Conservation Refugees parue en 2011 chez MIT Press, le journaliste d’investigation Mark Dowie donne l’exemple des baleines boréales traditionnellement chassées par les Inuits de l’Arctique canadien. En 1977, les scientifiques occidentaux s’inquiétaient de voir les effectifs des baleines boréales réduits à 800 dans la mer de Beaufort, et proposaient donc un moratoire pour suspendre la chasse. Mais les Inuits ont contesté, car ils comptaient de leur côté environ 7 000 baleines dans la même zone. Ils ont expliqué aux scientifiques que le comptage réalisé par voie aérienne ne permettait pas de dénombrer précisément les cétacés capables de nager longuement sous la banquise. Plus tard, en 1991, une nouvelle étude prenant en compte les observations des Inuits chiffrait la population de baleines boréales à 8 000 individus, et ce malgré les 20 à 40 baleines chassées par les Inuits chaque année.

Un autre article très intéressant écrit par le journaliste Andrew Nikiforuk traitant de l’impact du progrès technique sur les baleines et la biosphère en général : « De nouvelles technologies énergétiques peuvent-elles sauver la planète ? Posez la question au cachalot »


Les journaux de bord des chasseurs de baleines révèlent une baisse rapide du taux de réussite à la chasse lors des expéditions dans le Pacifique Nord en raison de changements dans le comportement des cétacés.

Une nouvelle étude remarquable sur la façon dont les baleines se comportaient lorsqu’elles étaient attaquées par des humains [civilisés et industriels, NdT] au XIXe siècle a des implications sur la façon dont elles réagissent aux changements provoqués par les humains [civilisés et industriels, NdT] au XXIe siècle.

Publié mercredi par la Royal Society, l’article est signé par Hal Whitehead et Luke Rendell, deux éminents scientifiques travaillant sur les cétacés, ainsi que Tim D Smith, un data scientist. Leurs recherches répondent à une question séculaire : si les baleines sont si intelligentes, pourquoi ont-elles continué à fréquenter les zones ciblées par les chasseurs et pris le risque de se faire tuer ? La réponse ? En réalité, elles cherchaient à fuir et ne restaient pas dans les zones de chasse.

En utilisant des journaux de bord récemment numérisés détaillant la chasse aux cachalots dans le Pacifique Nord, les auteurs ont découvert qu’en quelques années seulement, le taux de frappe des harpons des baleiniers a chuté de 58 %. Ce simple fait conduit à une conclusion étonnante : les baleines partageaient collectivement les informations sur la position des navires ; des informations qui ont apporté des changements vitaux à leur comportement. Au moment où leur culture établissait un premier contact fatal avec la nôtre, elles ont rapidement appris de leurs erreurs.

« Les cachalots possèdent une technique traditionnelle pour parer aux attaques des orques », note Hal Whitehead, qui s’est entretenu avec le Guardian depuis sa maison surplombant l’océan à Halifax, en Nouvelle-Écosse, où il enseigne à l’université Dalhousie. Avant les humains, les orques étaient leurs seuls prédateurs contre lesquels les cachalots formaient des cercles défensifs. Les cachalots utilisaient leurs puissantes queues tournées vers l’extérieur pour tenir leurs assaillants à distance. Mais ces techniques « n’ont fait que faciliter le massacre des baleines par les chasseurs », explique M. Whitehead.

Une extermination d’une rapidité effrayante qui s’est accompagnée d’autres menaces pour l’océan ironiquement nommé Pacifique. Des ports de chasse à la baleine ou au phoque, aux bases des missionnaires, la culture occidentale a été importée dans un océan qui était resté largement intact. Lui-même chasseur de baleines dans le Pacifique en 1841, Herman Melville écrira dans Moby-Dick (1851) : « La question est de savoir si le Léviathan peut supporter longtemps une chasse de cette ampleur et cette dévastation impitoyable. »

Les cachalots sont des animaux très sociaux capables de communiquer sur de grandes distances. Ils s’associent en clans définis par le dialecte de leurs clics émis par sonar. Leur culture est matrilinéaire et les informations sur les nouveaux dangers sont transmises de la même manière par les matriarches que leurs connaissances sur les zones d’alimentation. Les cachalots possèdent également le plus grand cerveau de la planète. Il n’est pas difficile d’imaginer qu’ils comprenaient ce qui leur arrivait.

Les chasseurs eux-mêmes ont compris que les baleines coopéraient pour leur échapper. Ils ont vu que les animaux alertaient les autres sur la menace au sein des groupes attaqués. Abandonnant leurs formations défensives habituelles, les cachalots ont nagé contre la brise pour échapper aux navires baleiniers mus par le vent.

Selon Whitehead, « Il s’agissait d’une évolution culturelle, car le phénomène était beaucoup trop rapide pour une évolution génétique ».

Ce qui nous amène à une autre ironie. Aujourd’hui, alors que les baleines commencent à se remettre de l’extermination industrielle pratiquée par les flottes baleinières du XXe siècle – dotées de navires à vapeur et de harpons à grenade qui ne laissaient aucune chance aux baleines – elles sont confrontées à de nouvelles menaces enfantées par notre technologie. « Elles doivent apprendre à ne pas être heurtées par les navires, à faire face aux déprédations de la pêche à la palangre et à la modification de leur source de nourriture due au changement climatique », explique M. Whitehead. Le plus grand péril moderne est peut-être la pollution sonore, et les baleines ne peuvent rien faire pour y échapper.

Whitehead et Randall ont écrit de manière convaincante sur la culture des baleines. Celle-ci se traduit par des techniques d’alimentation spécifiques au niveau local, au fur et à mesure que les cétacés s’adaptent à l’évolution des sources de nourriture dans le temps. Cela se traduit aussi par des changements subtils dans le chant des baleines à bosse dont la signification reste mystérieuse. Le même type d’apprentissage social rapide expérimenté par les cétacés, lors des guerres face aux baleiniers d’il y a deux siècles, se reflète dans la façon dont ils appréhendent le monde incertain d’aujourd’hui et ce que nous avons fait de ce monde.

Comme le fait remarquer Whitehead, la culture des baleines est plus ancienne que la nôtre de plusieurs millions d’années. Peut-être devons-nous apprendre d’elles comme elles ont appris de nous. Après tout, ce sont les baleines qui ont poussé Melville à ses prophéties dans Moby-Dick. « La baleine est considérée comme immortelle en tant qu’espèce, pourtant son individualité est périssable », écrit-il, « et si jamais le monde se trouve à nouveau submergé […] alors l’éternelle baleine survivra et […] fera jaillir l’écume de sa défiance vers les cieux. »

Traduction et commentaire : Philippe Oberlé


[1] https://www.theguardian.com/environment/2021/mar/17/sperm-whales-in-19th-century-shared-ship-attack-information

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