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« Quel est ce développement où les gens vivent moins longtemps qu’avant ? »

Roy Sesana ou Tobee Tcori – son nom Bushman – est un aîné Bushman né autour de 1950 à Molapo, au Botswana, sur un territoire appartenant aujourd’hui à la Central Kalahari Game Reserve (grande réserve de chasse du Kalahari). Créée en 1961 par les autorités coloniales, lorsque le Botswana était encore un protectorat britannique (Bechuanaland), la réserve couvre plus de 52 000 km², une superficie supérieure à la Hollande.

Roy est l’un des fondateurs de l’organisation First People of the Kalahari (Premiers Peuples du Kalahari) pour défendre les droits de son peuple contre le gouvernement du Botswana et ses projets de développement – extraction (diamants, gaz, etc.) et safaris touristiques. En 2005, Roy Sesana fut lauréat du Right Livelihood Award (prix Nobel alternatif) et invité à prononcer un discours (traduit ci-dessous) devant le parlement suédois à Stockholm.

D’après la Right Livelihood Foundation :

« Les 4 000 Gana et Gwi étaient parmi les derniers Bushmen vivant sur et de leur propre terre, de manière largement autosuffisante. En 1997 et 2002, après des années de harcèlement, ils ont été expulsés de leurs terres ancestrales par le gouvernement botswanais, avec leurs voisins Bakgalagadi, et ce malgré les protestations internationales. »

Le frère de Roy Sesana est décédé en 2004 suite à un passage à tabac par les éco-gardes en charge de la protection de la faune sauvage. Afin de justifier l’expulsion des Bushmen, les autorités les ont souvent accusés à tort de décimer la faune sauvage, une rhétorique souvent utilisée par les élites pour justifier les déplacements forcés des populations autochtones.

Deuxième producteur de diamants au monde derrière la Russie, le Botswana figure, avec ses vastes étendues sauvages, parmi les destinations de choix pour les safaris de luxe. Chose intéressante, la Banque Mondiale considère le pays comme « l’une des histoires à succès du développement dans le monde », particulièrement grâce à son industrie minière. De son côté, Transparency International classe l’État botswanais parmi les mieux gérés et les moins corrompus d’Afrique. D’après le classement mondial sur la corruption réalisé en 2019 par Transparency, le Botswana se positionne devant le Costa Rica, Israël, l’Italie et la Corée du Sud, juste derrière l’Espagne et à moins de dix places de la France. En tant que gouvernement, vous devez donc pratiquer avec zèle le génocide culturel – voire le génocide tout court – pour développer votre pays. Par la suite, vous serez récompensé de vos efforts et de votre travail en obtenant la reconnaissance des institutions internationales. La plupart des grandes puissances économiques – Canada, États-Unis, Afrique du Sud, Brésil, Chine, Japon, Inde, Russie, etc. – persécutent les peuples autochtones et les minorités présents sur leur territoire.

L’éradication de la diversité culturelle et l’homogénéisation de la société sont des principes de base bien connus de tout bureaucrate compétent dont la mission est d’assurer puissance et stabilité à l’État.

Classement des pays par niveau de corruption, Transarency International, 2019.

Je m’appelle Roy Sesana, je suis un Bushman Gana du Kalahari, dans ce qui s’appelle aujourd’hui le Botswana. Dans ma langue, mon nom est « Tobee » et notre terre est « T//amm ». Nous sommes là depuis plus longtemps que n’importe quel autre peuple.

Quand j’étais jeune, je suis allé travailler dans une mine. J’ai laissé de côté mes peaux d’animaux et j’ai porté des vêtements. Mais je suis rentré chez moi au bout d’un certain temps. Est-ce que cela me rend moins Bushman ? Je ne pense pas.

Je suis un leader. Quand j’étais petit, nous n’avions pas besoin de chefs et nous vivions bien. Maintenant, nous en avons besoin parce qu’on nous vole nos terres et que nous devons lutter pour survivre. Cela ne veut pas dire que je dis aux gens ce qu’ils doivent faire, c’est le contraire : ils me disent ce que je dois faire pour les aider.

Je ne sais pas lire. Vous vouliez que j’écrive ce discours, alors mes amis m’ont aidé, mais je ne sais pas lire les mots, je suis désolé ! Mais je sais comment lire la terre et les animaux. Tous nos enfants le peuvent. Autrement, ils seraient tous morts depuis longtemps.

J’en connais beaucoup qui savent lire les mots et beaucoup, comme moi, qui ne peuvent lire que la terre. Les deux sont importants. Nous ne sommes pas arriérés ou moins intelligents : nous vivons exactement à la même époque que vous. J’allais dire que nous vivons tous sous les mêmes étoiles, mais non, elles sont différentes, et il y en a beaucoup plus dans le Kalahari. Le soleil et la lune sont les mêmes.

J’ai grandi comme chasseur. Tous nos garçons et nos hommes étaient des chasseurs. Chasser, c’est aller parler aux animaux. On ne vole pas. Vous devez y aller et demander. Vous tendez un piège ou vous y allez avec un arc ou une lance. Ça peut prendre des jours. Vous pistez l’antilope. Elle sait que vous êtes là, elle sait qu’elle doit vous donner sa force. Mais elle court et vous devez courir. En courant, vous devenez comme elle. Cela peut durer des heures et vous épuiser tous les deux. Vous lui parlez et vous la regardez dans les yeux. Et alors elle sait qu’elle doit vous donner sa force pour que vos enfants puissent vivre.

Quand j’ai chassé pour la première fois, je n’avais pas le droit de manger. Des morceaux de steenbok [petite antilope, NdT] ont été brûlés avec quelques racines puis répandus sur mon corps. C’est comme ça que j’ai appris. Ce n’est pas votre façon d’apprendre, mais ça marche bien.

Le fermier dit qu’il est plus avancé que le chasseur arriéré, mais je ne le crois pas. Ses troupeaux ne donnent pas plus de nourriture que les nôtres. Les antilopes ne sont pas nos esclaves, elles ne portent pas de clochettes au cou et elles peuvent courir plus vite que la vache paresseuse ou le berger. Nous courons et traversons la vie ensemble.

Quand je porte les cornes d’antilope, cela m’aide à parler à mes ancêtres et ils m’aident. Les ancêtres sont tellement importants : nous ne serions pas en vie sans eux. Tout le monde le sait dans son cœur, mais certains l’ont oublié. Est-ce que l’un d’entre nous serait ici sans ses ancêtres ? Je ne le pense pas.

J’ai reçu une formation de guérisseur. Il faut lire les plantes et le sable. Il faut creuser pour trouver les racines et se mettre en bonne forme physique. Vous replacez ensuite quelques tubercules en terre pour demain, pour qu’un jour vos petits-enfants puissent les trouver et les manger. Vous apprenez ce que la terre vous enseigne.

Quand les vieux meurent, on les enterre et ils deviennent des ancêtres. Quand il y a une maladie, on danse et on leur parle ; ils s’expriment à travers mon sang. Je touche la personne malade et je peux trouver la maladie et la guérir.

Nous sommes les ancêtres des enfants de nos petits-enfants. Nous prenons soin d’eux, tout comme nos ancêtres prennent soin de nous. Nous ne sommes pas là pour nous-mêmes. Nous sommes ici pour les uns et les autres et pour les enfants de nos petits-enfants.

Pourquoi suis-je ici ? Parce que mon peuple aime sa terre, et que sans elle, nous mourons. Il y a de nombreuses années, le président du Botswana a déclaré que nous pourrions vivre sur notre terre ancestrale pour toujours. Nous n’avons jamais eu besoin de personne pour nous dire cela. Bien sûr que nous pouvons vivre là où Dieu nous a créés ! Mais le président suivant a dit que nous devions déménager et a commencé à nous forcer à partir.

Ils ont dit que nous devions partir à cause des diamants. Puis ils ont dit que nous tuons trop d’animaux : mais ce n’est pas vrai. Ils disent beaucoup de choses qui ne sont pas vraies. Ils ont dit que nous devions déménager pour que le gouvernement puisse nous développer. Le président dit que si nous ne changeons pas, nous allons périr comme le dodo. Je ne savais pas ce qu’était un dodo. Mais je l’ai découvert : c’était un oiseau qui a été exterminé par les colons. Le président avait raison. Ils nous tuent en nous forçant à quitter nos terres. Nous avons été torturés et on nous a tirés dessus. Ils m’ont arrêté et m’ont tabassé.

Merci pour le prix Nobel alternatif. C’est une reconnaissance mondiale pour notre lutte et cela nous permettra de faire entendre notre voix dans le monde entier. Lorsque j’ai appris que j’avais gagné, je venais de sortir de prison. Ils ont dit que je suis un criminel, mais je suis ici aujourd’hui.

Je me demande quel est ce genre de développement où les gens vivent moins longtemps qu’avant ? Ils attrapent le VIH/sida. Nos enfants sont battus à l’école et ne veulent pas y aller. Certains se prostituent. Ils n’ont pas le droit de chasser. Ils se battent parce qu’ils s’ennuient et se saoulent. Ils commencent à se suicider. Nous n’avons jamais vu ça avant. Ça fait mal de dire ça. Est-ce cela le « développement » ?

Nous ne sommes pas primitifs. Nous vivons différemment par rapport à vous, mais nous ne vivons pas exactement comme nos grands-parents le faisaient, et vous non plus. Vos ancêtres étaient-ils « primitifs » ? Je ne le pense pas. Nous respectons nos ancêtres. Nous aimons nos enfants. C’est la même chose pour tout le monde.

Il faut maintenant que le gouvernement cesse de voler notre terre : sans elle, nous mourons.

Si quelqu’un a lu beaucoup de livres et pense que je suis primitif parce que je n’en ai pas lu un seul, alors il devrait jeter ces livres et s’en procurer un qui dit que nous sommes tous frères et sœurs au regard de Dieu, et que nous aussi, nous avons le droit de vivre.

C’est tout. Je vous remercie.

Roy Sesana, First People of the Kalahari, Botswana

Un reportage intéressant sur le combat de Roy Sesana : « Le gouvernement veut tuer notre culture ».

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