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« Les rationalistes détruisent notre relation à la nature »

Traduction d’un texte intéressant de Jared Kukura sur la différence entre l’esprit rationnel et l’esprit empathique. Il milite pour un changement de philosophie dans la conservation de la nature (voir son site et sa page Wild Things Initiative).

Charles Darwin l’avait déjà observé en son temps, l’empathie a été sélectionnée au cours de l’évolution. Elle est présente à des degrés divers chez de très nombreuses espèces, et à un degré élevé chez les humains, en tout cas pour ceux qui sont encore dignes d’être appelés ainsi.


Dans son essai, Two Minds [deux esprits, NdT], Wendell Berry se réfère à la parabole du berger et de la brebis perdue pour montrer les différences entre l’esprit rationnel et l’esprit empathique. L’histoire se déroule alors qu’un berger surveillant un troupeau de 100 moutons perd un animal. Que doit faire le berger ? Rechercher le mouton manquant ou rester pour protéger les 99 autres ?

L’esprit rationnel choisirait de laisser la brebis perdue qui n’a aucune chance de survivre seule, la réduisant essentiellement à un sacrifice. Cette décision garantirait que les 99 brebis restantes ne soient pas mises en danger car, après tout, elles valent certainement plus que la seule brebis perdue.

Mais l’esprit rationnel se pencherait ensuite sur d’autres questions. Qu’est-ce qui définit un risque acceptable ? À quoi correspond une perte acceptable ? Doit-on mener des expériences pour déterminer combien de moutons risquent de disparaître à l’avenir ?

Serait-il préférable d’avoir 110 moutons pour se prémunir contre les pertes ? Ou vaut-il mieux souscrire une assurance pour le troupeau ? La prime d’assurance vaut-elle le coût des moutons perdus ? Quelle est la valeur marchande des ovins ?

L’esprit empathique, en revanche, ne perd pas de temps à réfléchir à ce genre de questions ou à peser les compromis. Il comprend ce que l’on ressent lorsqu’on est perdu, vulnérable et effrayé.

Et donc, un berger avec cet esprit compatissant recherche la brebis perdue, en partie par amour et en partie par engagement. Il s’est engagé à protéger l’ensemble du troupeau, et pas seulement la majorité des moutons.

L’esprit empathique considère chaque mouton comme un individu dont la valeur ne peut être réduite à ce que le marché détermine. L’esprit rationnel, en revanche, considère chaque mouton comme une partie interchangeable d’une machine plus grande. Et l’esprit rationnel rationalisera toujours la perte d’un seul mouton… jusqu’à ce qu’il n’en reste plus qu’un.

Cette parabole est applicable à ce que nous voyons souvent dans la conservation de la nature. De nombreux biologistes affirment fièrement qu’ils sacrifieront volontiers des animaux au nom de la protection de l’espèce. Une pensée rationnelle sans doute, mais aussi très troublante.

Rationaliser la mort inutile d’individus ou la destruction de petites portions d’habitats est particulièrement notable chez les biologistes qui encouragent l’utilisation durable des ressources naturelles. Nous entendons ces arguments tout le temps lorsqu’ils visent à justifier des pratiques comme la chasse aux trophées ou le commerce des espèces sauvages.

Ceux qui ressentent de l’empathie envers les animaux, les forêts, les cours d’eau ou toute autre entité non humaine sacrifiée au nom du bien commun sont qualifiés d’idiots irrationnels dépourvus de raison. Même chose pour quiconque rejette la notion anthropocentrique de supériorité de l’humain sur la nature.

Mais la rationalité des partisans de la consommation durable se transforme rapidement en absurdité lorsqu’ils commencent à promouvoir la chasse aux trophées et le commerce des espèces sauvages comme étant bénéfiques, non seulement pour la faune sauvage mais aussi pour les communautés indigènes. Car, bien sûr, quand on pense aux cultures indigènes, on pense aux têtes d’éléphant qui ornent les murs des maisons et aux sacs à main de marque de luxe exposés dans les vitrines…

Rosie Cooney, membre du groupe Sustainable Use and Livelihoods (utilisation durable et moyens de subsistance) de l’UICN, a avancé l’argument absurde[1] selon lequel la marque de luxe Chanel, en mettant fin à l’utilisation de peaux d’animaux exotiques dans ses produits, sapait les efforts de conservation et supprimait une source de revenus vitale pour les communautés rurales. Le point de vue de Cooney a également été soutenu par Grahame Webb, un de ses collègues de l’UICN.

Soutenir que les riches qui consomment des produits de l’industrie du luxe contribuent à la conservation et empêchent les communautés rurales d’être spoliées est terrible à bien des égards. Il n’y a pas de preuve que le développement économique protège la biodiversité[2] et les marques de mode de luxe sont connues pour exploiter les communautés pauvres[3], souvent en recourant au travail forcé (plus connu sous le nom d’esclavage).

Mais ce type d’argument a du sens si on le considère à partir du point de vue de Cooney et Webb, car une partie de l’UICN est redevable de l’industrie de la mode et du luxe. Le groupe Kering (propriétaire de marques comme Gucci, Bottega Veneta et Balenciaga) s’est associé à l’UICN pour fournir les preuves « scientifiques » nécessaires à la promotion de leurs produits face à l’évolution des valeurs sociétales[4].

[Le groupe Kering est détenu à 41 % par la famille milliardaire Pinault[5], NdT]

L’un des rapports[6] du partenariat Kering/UICN a noté qu’avec « à la fois le prélèvement dans le milieu sauvage et l’élevage en captivité en Malaisie et au Vietnam, le commerce améliore la résilience des moyens de subsistance en donnant aux ménages pauvres la possibilité d’augmenter et de diversifier leurs revenus. » Et pourtant, une organisation indépendante, Corporate Human Rights Benchmark, a attribué à Kering une note de 28,6 sur 100 en matière de respect des droits de l’homme[7].

Webb est également personnellement impliqué dans le commerce des espèces sauvages, fournissant la « littérature scientifique » nécessaire pour justifier l’élevage de crocodiles[8]. Il a fait la promotion des avantages de l’élevage de crocodiles comme mécanisme de renforcement de la tolérance pendant des décennies en Australie. [Conserver le business aux dépens la nature : la mission rationnelle de l’UICN, NdT]

Simultanément, de nombreuses fermes d’élevage de crocodiles reconstituent leurs stocks avec des animaux sauvages considérés comme des crocodiles « à problème ». Dans un élan de cruauté, M. Webb s’est également fait le champion de l’éradication des crocodiles du port de Darwin afin de protéger le public[9] (il en fait tant pour favoriser la construction de la tolérance).

Cooney et Webb, agissant en rationalistes, ne font rien d’autre que de protéger les industries qui détruisent la nature et les cultures indigènes. Ce n’est pas différent de ce que font les scientifiques travaillant pour Philip Morris et ExxonMobil depuis que l’opinion publique a commencé à prendre conscience de la destruction causée par les industries du tabac et des combustibles fossiles.

Forcer les communautés indigènes à dépendre d’entreprises et de consommateurs étrangers ne leur rend pas service, bien au contraire. L’idée que les riches achetant des biens de consommation provenant de pays en développement et fabriqués par les communautés indigènes à des salaires très faibles soit positive pour l’humanité est une idée risible.

Wendell Berry l’exprime clairement : « les paysages ne devraient pas être utilisés par des gens qui n’y vivent pas et qui ne partagent pas leur destin ». Les marques de luxe et leurs consommateurs n’ont aucun attachement, respect ou engagement envers les communautés et les écosystèmes qu’ils exploitent. Mais les rationalistes, tout comme les biologistes favorables à l’utilisation durable des ressources naturelles, contribuent à étouffer toute inquiétude avec la « science ».

Si les partisans de la consommation durable voulaient réellement soutenir les communautés et les cultures indigènes, ils adopteraient une approche plus empathique de la conservation des espèces sauvages. Une approche plus proche de celle des groupes de défense des droits des animaux qu’ils méprisent tant.

De nombreuses communautés indigènes utilisent les espèces sauvages pour leur alimentation, leurs besoins et leur économie locale (et ce, depuis des générations, avec des conséquences écologiques minimales). Mais cette « utilisation » est d’une nature complètement différente, étant basée sur le respect et l’égalité, et non sur le profit et la domination.

Les rationalistes qui encouragent l’adoption de pratiques commerciales au profit de l’économie mondiale moderne éliminent ces pratiques traditionnelles de subsistance. Les pratiques liées à l’usage durable de ressources telles que la chasse aux trophées et le commerce des espèces sauvages, où des animaux sont sacrifiés au nom du profit, sont contraires à de nombreuses pratiques traditionnelles qui incluent le respect des espèces sauvages et le souci de leur bien-être.

Nous l’avons vu à maintes reprises en Amérique du Nord. Lorsque les Européens ont colonisé la côte du Pacifique, les intérêts économiques de la pêche commerciale ont supprimé les pratiques traditionnelles[10]. Les cultures indigènes ont été essentiellement interdites, rendues illégales, et les stocks de poissons ont plongé.

Aujourd’hui, les biologistes acceptent l’échec du capitalisme colonial et s’orientent vers un soutien légitime aux communautés indigènes et à leurs pratiques traditionnelles de pêche. William Housty, membre de la nation Heiltsuk, résume ainsi le retour au leadership indigène : « Notre gestion du saumon est basée sur les valeurs de respect, de réciprocité et de bien-être. »

On retrouve une histoire similaire dans la relation entre le bison et de nombreuses communautés indigènes en Amérique du Nord. Contrairement aux Européens, qui réduisaient le bison au rang de marchandise pour l’économie mondiale, les cultures indigènes respectaient les animaux, les considérant même comme des parents[11].

Dans un papier[12], la politologue Keira Ladner appartenant à la communauté indigène Cris, a déclaré que le système politique des Blackfoot [confédération regroupant plusieurs nations indigènes aux États-Unis et au Canada, NdT] était une « expression de la façon dont ils se voient s’intégrer dans ce monde, comme faisant partie du cercle de la vie, et non comme des êtres supérieurs qui prétendent dominer les autres espèces et les autres humains ». Comme l’a fait remarquer Kim Tallbear, professeure à l’Université d’Alberta, « les peuples indigènes n’ont jamais oublié que les non-humains sont des êtres dotés d’intentions, engagés dans des relations sociales qui façonnent profondément la vie des humains. »

Avant d’aller de l’avant, nous devons regarder en arrière. Notre histoire est la clé de l’amélioration de notre relation avec la nature. Les économies locales, le respect et l’égalité font partie intégrante de la protection de nos écosystèmes et de notre faune.


[1] https://www.abc.net.au/news/2019-01-26/crocodile-management-plan-northern-territory-conservation-poor/10729500?nw=0

[2] https://link.springer.com/article/10.1007%2Fs10113-015-0754-9

[3] https://www.reuters.com/article/us-global-fashion-slavery/wake-up-call-as-luxury-fashion-brands-criticized-over-supply-chain-slavery-risk-idUSKBN1HU28N

[4] https://www.kering.com/en/news/iucn-itc-form-partnership-improve-python-trade

[5] https://www.kering.com/fr/finance/a-propos-de-kering/repartition-du-capital/

[6] https://www.iucn.org/news/species/201609/kering-itc-and-iucn-release-new-data-sustainability-and-livelihood-benefits-python-trade

[7] https://www.corporatebenchmark.org/sites/default/files/2018-11/Kering%20CHRB%202018%20Results%20on%2020181026%20at%20172431.pdf

[8] http://www.wmi.com.au/about-wmi/about-professor-grahame-webb/

[9] http://www.xinhuanet.com/english/2019-01/09/c_137730652.htm

[10] https://academic.oup.com/bioscience/advance-article/doi/10.1093/biosci/biaa144/6028542

[11] https://phys.org/news/2020-12-images-bison-bones-window-cultural.html

[12] https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/07078552.2003.11827132

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