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Ni État, ni WWF : une leçon de conservation communautaire par les Nagas

Les Nagas sont aujourd’hui plus de 4 millions répartis sur une zone de 120 000 km² entre l’Inde, la Birmanie et la Chine. Ce peuple aurait émigré par petits groupes depuis la Mongolie jusque dans le nord-est de l’Inde il y a plus de 2 000 ans. La chasse traditionnelle fait partie intégrante de la culture des Nagas, mais l’arrivée des armes modernes avec la colonisation et le développement de la chasse à des fins commerciales ont considérablement fait chuter les populations d’animaux. Certains villages ont alors pris la décision d’interdire la chasse, démocratiquement et sans intervention d’une entité extérieure.

L’extrait traduit ci-dessous provient du livre Conservation Refugees (Les réfugiés de la conservation), une longue enquête réalisée par le journaliste Mark Dowie détaillant les nombreuses persécutions que subissent les peuples autochtones depuis plus d’un siècle et encore aujourd’hui, par l’action conjointe des grandes ONG (WWF, Wildlife Conservation Society, The Nature Conservancy, etc.), des institutions internationales et des États, le tout au nom de la protection de l’environnement.


Les Nagas sont une ethnie ancienne et complexe composée de seize tribus autonomes situées à cheval sur la frontière entre la région reculée du nord-est de l’Inde et l’ouest du Myanmar (Birmanie). Bien que les tribus diffèrent sensiblement les unes des autres en termes de vêtements, d’ornements, de culture et de dialecte, chaque Naga reconnaît une ascendance sino-tibétaine commune aux différentes tribus et se sent très proche des autres Nagas, avec lesquels il partage un désir farouche d’indépendance.

Depuis plus d’un siècle, en Inde, un million de Nagas sont à l’origine de l’insurrection séparatiste la plus vieille du monde. Leur premier ennemi a été les Britanniques, qu’ils ont d’abord affrontés lors de la rébellion des Angami Naga en 1878 et qu’ils ont combattus par intermittence jusqu’à l’indépendance de l’Inde en 1947. Cependant, le départ des occupants n’a pas mis fin à l’insurrection, qui a continué sporadiquement contre le gouvernement indien jusqu’à tout récemment, lorsque des négociations de paix ont été ouvertes. Les quatre tribus des collines Naga du Myanmar, qui résident pour la plupart dans la vallée de Chindwin, partagent la passion de leurs frères indiens pour l’autodétermination, en particulier face à un régime militaire birman violent. Et ils refusent de reconnaître la frontière indo-birmanienne tracée par les colons britanniques, parce qu’elle divise en deux leur véritable nation. Une nation que les Nagas de l’Inde et du Myanmar appellent Nagalim. Semblable à certains égards au Kurdistan, le Nagalim est la terre d’une diaspora apatride.

L’une des conséquences de l’interminable état de guerre au Nagaland a été le développement d’une milice bien armée de fusiliers compétents qui, lorsqu’ils ne combattaient pas les troupes indiennes, tuaient sans distinction la faune sauvage dont ils étaient traditionnellement de fiers chasseurs. Mais lorsque les fusils ont remplacé les lances et les flèches, la chasse s’est transformée en un processus destructeur. Aujourd’hui, presque chaque famille Naga possède au moins une arme à feu, et chaque homme Naga est un tireur d’élite. Selon Ashish Kothari et Neema Pathak qui ont étudié la région ensemble, le reste des habitants de l’Inde considère que « dans le nord-est, tout ce qui vole, marche ou rampe est chassé ». Et selon les deux conservationnistes, « cette réputation est en partie méritée »*.

Cependant, au milieu des années 1990, un chef de village de Khonoma, Tsilie Sakhrie, dans le district de Kohima au Nagaland, a remarqué que de nombreuses espèces de calaos, de primates et de félins, ainsi que le tragopan de Blyth (un faisan), officiellement menacé, avaient été menés vers l’extinction par des chasseurs Naga. Et depuis 1996, les coupes croissantes de bois ont entraîné une grave déforestation.

Après avoir obtenu le soutien de ses concitoyens et d’un responsable local des forêts, lui-même un Naga résidant dans le même village, Sakhrie a organisé une série de réunions de village dans tout le district pour défendre l’idée d’instituer une interdiction totale de la chasse et la création de réserves de faune gérées par la communauté.

Quatre-vingt-huit pour cent des forêts du Nagaland appartiennent à des communautés ou à des individus plutôt qu’à l’État, ce qui est généralement le cas aussi dans le reste de l’Inde. Le défi auquel Sakhrie a dû faire face était donc de convaincre les villageois et les propriétaires privés de se joindre à l’interdiction en consacrant leurs terres à la régénération des espèces sauvages. Ce n’était pas une tâche facile, même dans l’environnement relativement démocratique du Nagaland. Mais avec le soutien du département indien des forêts, l’idée s’est imposée et s’est lentement répandue dans la région. Les anciens des tribus, qui se languissaient des jours où, de chez eux, ils pouvaient apercevoir calaos et singes, ont commencé à encourager et à soutenir l’interdiction de la chasse.

L’interdiction de la chasse à Khonoma a attiré l’attention d’autres villages du district de Kohima et au-delà. Lentement mais sûrement, cette action volontaire de conservation de la nature apparaît comme une nouvelle caractéristique culturelle au Nagaland. Les Nagas se sont convaincus que, sans l’aide ou le contrôle extérieur d’une ONG de conservation, ils pouvaient subvenir à leurs besoins et à ceux de la nature en même temps. Certains villages ont adopté leurs propres lois sur la protection de la faune avec de nouvelles règles au niveau local pour la gestion des terres. D’autres, sur les rives des rivières, ont interdit les méthodes de pêche non durables et ont créé des zones interdites à la pêche où les poissons comestibles peuvent se reproduire et reconstituer leurs effectifs en diminution.

Bien que peu d’études scientifiques formelles aient été réalisées sur les écosystèmes du Nagaland, des rapports empiriques indiquent que le tragopan de Blyth, le paon gris, le faisan de Hume et les calaos se rétablissent tous de manière impressionnante, tandis que l’ours noir d’Asie et le léopard nébuleux, autrefois des cibles de choix pour les chasseurs, reviennent en nombre dans la région de Zanibu. À Khonoma, vingt-cinq espèces d’amphibiens sont en voie de rétablissement et le martinet d’Assam, officiellement « menacé », est de plus en plus souvent observé.
« Compte tenu de son histoire, ce que nous observons au Nagaland est tout à fait révolutionnaire », déclarent Kothari et Pathak. « Ce n’est pas une mince affaire que de faire accepter, village après village, des aires interdites à la chasse et à la déforestation, et de faire en sorte que les gens montrent qu’ils veulent soutenir la conservation de la nature ». Les Nagas, précisent encore Kothari et Pathak, démontrent « que l’avenir de la vie sauvage est entre les mains de ceux qui vivent à son contact. »**

Les efforts de conservation de la communauté du Nagaland n’ont de loin pas été une réussite à tous les niveaux. Les rivalités entre les dirigeants, la corruption – faible mais présente – et l’incertitude créée par l’insurrection ont entravé les progrès dans certaines communautés. Pourtant, les autorités gouvernementales chargées de la faune et de la flore semblent suffisamment impressionnées par l’initiative pour vouloir y participer. Cependant, lorsqu’elles ont approché le village de Khonoma et demandé à son conseil de placer sa réserve de Tragopan entre les mains du département des forêts en échange de financements, les conseillers du village ont très sagement rejeté l’offre.

Lorsque le gouvernement de l’État a envisagé de déclarer les villages comme « réserves communautaires » au sens de la loi sur la protection de la faune, les villageois se sont à nouveau montrés réticents. Pourquoi les communautés abandonneraient-elles le contrôle de l’utilisation des terres alors qu’elles ont déjà des conseils de village efficaces chargés de surveiller l’état de la faune ? La réserve de Tragopan était, semble-t-il, destinée à rester un projet communautaire, et le mode de conservation communautaire des Nagas, un modèle et un exemple pour l’Inde et le reste du monde.

* Ashish Kothari et Neema Pathak, « Tragopans and Tribals : A Naga Transformation, » (document non publié).
** Ibid. »

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