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Partage et sens de l’équité sont inscrits dans la nature humaine

C’est l’un des nombreux et riches enseignements de l’ouvrage Moral Acrobatics : How We Avoid Ethical Ambiguity by Thinking in Black and White (2021) de Philippe Rochat, enseignant-chercheur en psychologie à l’université Emory d’Atlanta aux États-Unis et spécialiste du développement de l’enfant. Avant d’en venir au partage et à l’équité, quelques mots sur le sujet principal abordé par Philippe Rochat dans le livre. Par « acrobaties morales », il désigne la capacité de l’être humain à changer de boussole morale en fonction de ses différentes « sphères existentielles » – famille proche, amis, collègues de travail, partenaires commerciaux anonymes, affiliés politiques, etc. La morale est à géométrie variable. Chaque individu adapte en permanence sa boussole morale en fonction du contexte social dans lequel il se trouve à un moment précis de la journée/semaine. Pour illustrer, Philippe Rochat donne l’exemple d’un John imaginaire :

« John est un homme marié et heureux avec deux jeunes enfants. Il a quelques maîtresses dont il est amoureux et avec lesquelles il apprécie partager des moments intimes. De plus, de temps à autre, seul et en secret, il se rend dans une grande ville voisine pour passer des nuits folles dans des bars gays et autres lieux publics de rencontres pour homosexuels.

[…]

La vie que mène John est marquée par des contextes étroitement compartimentés qui appellent des rôles spécifiques : le rôle de mari, le rôle d’amant hétéro, d’amant gay et de père. Tous ces rôles sont liés à différents ensembles de valeurs et d’émotions, à une variété de relations intimes et de domaines relationnels ou microcultures : la culture familiale, la culture de la relation durable entre mari et femme, l’excitation des passions passagères et la luxure des rencontres sexuelles momentanées. Chaque contexte exige de John qu’il joue un rôle différent, qu’il accepte des valeurs différentes et qu’il modifie le rythme et l’intensité de ses échanges avec le ou les différents protagonistes qui composent sa vie intime. Ce jonglage entre rôles n’est possible que si chaque contexte relationnel est bien délimité et confiné, permettant un passage en douceur de l’un à l’autre, sans interférence entre l’un et l’autre. »

On pourrait croire que John mène des vies incompatibles ou incohérentes, mais Philippe Rochat révèle que nous fonctionnons tous, à des degrés plus ou moins extrêmes selon les individus, sur un schéma similaire. D’après lui, c’est cet ensemble de sphères existentielles composant notre existence qui nous définissent en tant qu’individus, et non l’une plutôt que l’autre.

« L’essence de ce que John incarne, en tant que personne, est ce qui émerge du processus de transition d’un rôle à un autre. John a besoin de tous les contextes sociaux et des rôles associés à chacun d’entre eux pour s’approcher de sa représentation conceptuelle. Ce que John perçoit et se représente de lui-même en tant que personne repose sur tous les rôles sociaux qu’il joue. C’est en changeant de rôle qu’il peut avoir une idée de lui-même. L’identité de John est constituée de tous les rôles qui composent sa personne. Cependant, il n’est aucun de ces personnages ; il est ce qui se trouve entre ces rôles, autrement dit ce qui est révélé lorsqu’il passe de l’un à l’autre. »

Philippe Rochat insiste sur le fait que ces contradictions apparentes sont universelles peu importe les cultures. Mais celles-ci ne semblent pas se limiter à l’espèce humaine. Le vivant sur Terre est lui-même paradoxal dans sa dynamique, puisque de nombreux organismes doivent se nourrir d’autres organismes – et donc les détruire – pour survivre et se reproduire. La vie se nourrit d’elle-même, elle est autophage. Et la psychiatrie considère l’autophagie comme un trouble mental…

Toujours selon Rochat, l’essentialisme – « la déduction automatique de valeurs et de substances trompeuses que nous percevons et considérons comme constitutives des choses et des personnes » –, les stéréotypes, le besoin de reconnaissance, le besoin d’identité, le besoin d’appartenance à un groupe, le mensonge ou encore les contradictions forment un ensemble de caractères intrinsèques à la psychologie de l’animal humain. Autre information qui met à mal la religion du progrès : les meilleures facettes (empathie, équité, partage) et les pires facettes (exclusion, haine, violence) de la nature humaine ne peuvent être séparées les unes des autres ; elles sont codéfinies. L’amour pour son identité, sa culture, sa communauté peut engendrer exclusion, haine et violence à l’égard d’une communauté étrangère. Mais une humanité multiple décomposée en des milliers d’entités politiques autonomes ne signifie pas pour autant la guerre permanente entre groupes humains. En effet, d’innombrables données historiques détruisent l’idée hobbesienne d’une guerre de tous contre tous à l’état de nature, c’est-à-dire sans la civilisation. On observe au contraire une forte corrélation entre l’essor de la civilisation d’un côté, et de l’autre l’érosion de la diversité des cultures[1], la disparition de la diversité biologique et la multiplication des guerres[2]. Explorer la psychologie du primate humain nous renseigne sur la complexité infinie de notre espèce, une complexité qui explique au moins en partie pourquoi contrôler rationnellement le développement d’une société s’avère impossible. Pour en savoir plus sur les acrobaties morales, lire l’introduction du livre de Philippe Rochat traduite précédemment.

Pourquoi s’intéresser à la psychologie me direz-vous ? Car des liens profonds unissent culture et psychologie. Certains processus psychologiques sont universels tandis que d’autres semblent façonnés par la culture. Et comme la culture dominante – la civilisation industrielle – menace la survie de la race humaine et la continuation de la vie sur Terre, il est important de comprendre la nature de ces liens pour trouver des solutions efficaces à nos problèmes. Connaissant la psychologie morale d’Homo sapiens, le développement au cours de l’ère industrielle de technologies à la puissance inégalée apparaît comme la pire erreur de l’histoire de l’humanité. Mais l’être humain n’était pas programmé génétiquement pour construire des machines qui anéantiraient la biosphère. Extermination du vivant et suicide collectif ne sont pas inscrits dans la nature humaine, comme en témoigne la sagesse populaire qui, par le passé, s’est farouchement opposée au progrès technique[3]. Ce sont des choix culturels bien précis, imposés d’en haut par des élites européennes en quête d’une domination totale de la nature, qui ont plongé ce monde dans le chaos.

Les spécialistes ont longtemps considéré que la psychologie permettait d’expliquer des comportements et des processus mentaux considérés comme universels au sein du genre humain. Or d’après le professeur en psychologie Nicolas Geeraert s’exprimant en 2018 dans la revue scientifique The Conversation, « de nombreux phénomènes psychologiques sont façonnés par la culture dans laquelle nous vivons. »

Il ajoute :

« [L]es différences culturelles qui influencent les styles de pensée sont omniprésentes dans la cognition – elles affectent la mémoire, l’attention, la perception, le raisonnement et la façon dont nous parlons et pensons.

[…]

Il est évident que la culture joue un rôle dans la façon dont nous nous percevons nous-mêmes et dont nous sommes perçus par les autres – pour l’instant, nous avons à peine commencé à explorer ce champ de connaissances. »

Il donne des exemples :

« [C]e qui peut être considéré comme normal dans une culture (par exemple la modestie) peut être considéré comme déviant de la norme dans une autre (et qualifié, à la place, de phobie sociale). »

Ces éléments mettent sérieusement en question la notion de progrès moral – l’idée qu’il existerait d’un côté des groupes sociaux arriérés accusant un retard de développement moral, en raison notamment de systèmes de normes et de croyances dits « archaïques », et de l’autre, des groupes sociaux plus avancés arrivés à un stade de développement moral supérieur. De plus, si l’environnement culturel a tant d’influence sur le psychisme, l’attitude et le comportement des êtres humains, la vision libérale selon laquelle le changement individuel précèderait le changement sociétal/culturel se trouve scientifiquement invalidée. Il faut soumettre l’environnement culturel et social à un traitement de choc pour modifier rapidement le comportement des individus, et in fine, changer durablement une société[4]. C’est précisément l’objectif de la Révolution Anti-Tech : éliminer le système technologique pour permettre à l’être humain de se réenraciner localement dans le paysage, de renouer des liens intimes et forts tant avec sa communauté qu’avec les autres espèces vivantes.

Selon la définition de l’UNESCO, la culture englobe les productions matérielles :

« [D]ans son sens le plus large, la culture peut aujourd’hui être considérée comme l’ensemble des traits distinctifs, spirituels et matériels, intellectuels et affectifs, qui caractérisent une société ou un groupe social. Elle englobe, outre les arts et les lettres, les modes de vie, les droits fondamentaux de l’être humain, les systèmes de valeurs, les traditions et les croyances […][5]. »

Si l’environnement matériel influence quotidiennement et continuellement des aspects primordiaux de notre psychisme, que penser des 300 000 objets dans la maison américaine moyenne[6] dont la surface a plus que doublé en 50 ans[7] ? Quel peut être l’impact sur le psychisme des 99 objets électriques ou électroniques qui ont colonisé le foyer du Français moyen[8] ? Quelle est l’influence sur notre perception de l’accès 24/7 à Internet, Google et aux réseaux sociaux, ou encore des moyens de transport modernes à grande vitesse (voiture, train, avion) ? Quelles sont les conséquences sur notre psychisme de l’ablation accélérée du milieu naturel par la technologie depuis la première révolution industrielle ? Dépendre de l’eau qui s’écoule du robinet et dépendre de l’eau de la rivière forment deux types de dépendance qui produisent des façons radicalement différentes d’appréhender le monde. Dépendre de l’infrastructure technologique – installations de traitement, de stockage et de distribution, canalisations, pompes – pour étancher sa soif et se nourrir, ça n’est pas la même chose que d’aller chercher son eau à la rivière. Dans le premier cas, votre bien-être dépend de la bonne santé de l’infrastructure technologique ; dans le second, c’est la bonne santé de la rivière qui contribue directement au bien-être de votre communauté. La première révolution industrielle a ainsi engendré une culture hors-sol qui se développe indépendamment de la bonne santé des écosystèmes naturels. Ces derniers sont au fur et à mesure remplacés par des systèmes artificiels. Pour toutes ces raisons (très) succinctement évoquées, il n’y a aucune autre issue au carnage socio-environnemental que de démanteler le système technologique à l’origine du gouffre béant et croissant entre culture et nature. Diminuer considérablement la puissance technologique à disposition de l’être humain est notre seul salut, d’autant que l’expansion du système technologique conduira mécaniquement à l’obsolescence – puis à l’élimination par sélection – de l’espèce humaine.

Bien que le milieu culturel façonne en grande partie le fonctionnement du cerveau, certains traits psychologiques semblent universels chez l’espèce humaine et dépassent les frontières culturelles ; le souci de l’équité dans le partage des ressources en ferait partie. Dans le passage ci-dessous, Philippe Rochat observe que le développement du sentiment de justice et d’équité commence très tôt chez l’enfant. C’est un caractère universel – vraisemblablement le résultat de l’évolution – que l’on retrouve aussi bien chez les enfants en Occident, au sein de la civilisation industrielle, que dans les sociétés traditionnelles rurales et de taille réduite. Ainsi, la quête d’équité caractérise l’espèce humaine dès le plus jeune âge. On peut en déduire que toute société où des normes favorisent le développement d’inégalités extrêmes ne peut exister que contre la volonté populaire. Sans l’accaparement du monopole de la force par le pouvoir central, sans un système élaboré d’ingénierie sociale et de propagande, conditions nécessaires à l’accroissement de la « résilience » de la population face à l’injustice, une société très inégalitaire devrait en principe se disloquer rapidement. De plus, si l’émergence d’une « pyramide des classes sociales dominée par de petites élites[9] » est, selon nombre d’historiens et d’archéologues, un trait caractérisant la civilisation, il en découle que la manière « civilisée » de faire société est un affront à la nature humaine.

Culture, développement et acrobaties morales (par Philippe Rochat)

En guise de dernier chapitre de cette section sur les origines développementales des acrobaties morales, il est important d’aborder la question de la culture. Plus particulièrement, il s’agit de voir si les perspectives éthiques cloisonnées, le favoritisme pour un groupe social spécifique et la pensée binaire sont particulièrement répandus et encouragés chez les enfants de certaines cultures plutôt que dans d’autres sociétés. On pourrait facilement affirmer que ce qui a été discuté dans ce livre s’applique principalement aux contextes culturels néolibéraux et individualistes en Occident, et que les acrobaties morales seraient beaucoup moins répandues ailleurs, par exemple chez les individus qui grandissent dans des cultures plus rurales, traditionnelles, collectivistes, intimes, avec des contacts en face à face, des sociétés qui prédominent encore dans le monde d’aujourd’hui. La question est la suivante : certaines cultures favoriseraient-elles une plus grande unité du soi chez les enfants ? Deviennent-ils des adultes moins enclins à faire deux poids deux mesures et à penser le monde en noir et blanc ?

Des preuves dans le développement de l’enfant, à travers différentes cultures, suggèrent qu’avoir plusieurs boussoles morales variables en fonction du contexte et des conventions sociales compartimentées n’est pas propre à la niche développementale WEIRD[10] [acronyme pour White, Educated, Industrial, Rich et Democratic (le « démocratique » est très discutable), NdT]. Mais pourquoi ? Une raison fondamentale est qu’au cœur de tout système moral, quelle que soit la culture, il existe une tension entre l’intérêt individuel et l’intérêt commun du groupe dans lequel l’individu évolue, coopère et partage. En dépit de différences d’expression parfois marquées, on retrouve une valeur morale élémentaire dans toutes les cultures : l’intérêt commun – ce qui contribue au groupe par opposition à l’intérêt égoïste de l’individu – est considéré comme une valeur positive. C’est une norme basique dans toute société, l’idéal englobant tout système moral normatif. Dans toutes les cultures, l’intérêt égoïste tend à être évalué négativement, il est considéré comme néfaste et répréhensible. On peut soutenir qu’il s’agit de l’éthique de base qui encourage naturellement la coopération et la cohésion du groupe dans les sociétés humaines.

Tous les enfants sont exposés à cette norme humaine, même si cette norme s’exprime parfois de manière paradoxalement individualiste, comme dans le « potlatch » des Amérindiens des tribus du nord-ouest étudié par l’anthropologue pionnier Franz Boas et décrit par Marcel Mauss. Dans les rituels du potlatch, l’individu d’un groupe peut détruire des biens au lieu de les partager avec les autres. Pratiqué en public, il s’agit d’un acte ostentatoire montrant désintérêt et mépris pour la réciprocité du don. Ce geste individualiste est cependant très paradoxal, car il s’agit d’une mise en scène d’un don absolu de la part de l’individu, sans échange ni retour possible de la part des autres : l’expression de l’effacement ultime des intérêts égoïstes. Mauss écrit dans son livre fondateur Essai sur le don :

« Dans un certain nombre de cas, il ne s’agit même pas de donner et de rendre, mais de détruire, afin de ne pas vouloir même avoir l’air de désirer qu’on vous rende. On brûle des boîtes entières d’huile d’olachen (candle-fisch, poisson-chandelle) ou d’huile de baleine, on brûle les maisons et des milliers de couvertures ; on brise les cuivres les plus chers, on les jette à l’eau, pour écraser, pour “aplatir” son rival[11]. »

Le même paradoxe existe dans les cultures mélanésiennes du « Big Man ». Les individus s’y élèvent dans le rang social en accumulant individuellement et égoïstement de vastes richesses, souvent sur de longues périodes, au cours d’efforts nombreux et stressants, dans le seul but d’organiser une unique fête somptueuse pour le groupe. Les individus distribuent en une seule fois des biens systématiquement et égoïstement accumulés pendant des mois, voire des années[12].

C’est une règle normative dans toutes les cultures : les profiteurs ont tendance à être réprimandés, et les individus qui se sacrifient pour le bien commun sont décorés et récompensés. Même si cette règle s’exprime parfois de manière paradoxale et sous de multiples formes, c’est une loi sociale universelle. Elle guide tous les groupes humains, bien que les individus l’interprètent différemment en fonction de leur culture[13]. Pour le domaine social, cette loi s’apparente à la gravité guidant le mouvement des objets dans le monde physique. Par analogie aux variations culturelles, la loi de la gravité reste essentiellement la même mais se matérialise différemment selon les contextes. Elle n’aura pas la même apparence dans un environnement aquatique ou aérien, à haute altitude ou au fond de l’océan. La même force est en jeu en sein de la société, mais avec des expressions différentes selon les contextes culturels.

À cette loi éthique fondamentale et universelle se rattache le sens subjectif de l’équité, en d’autres termes ce que les individus considèrent comme leur juste part des ressources, ce à quoi ils ont droit. Ancré en nous, puissant mais souvent insaisissable, le sens de l’équité cherche à savoir qui mérite quoi et pourquoi par rapport aux autres. Aussi insaisissable qu’il puisse être, ce sentiment se manifeste remarquablement tôt dans le développement. Et cela est vrai indépendamment d’environnements sociaux et culturels très différents.

Au cours du développement précoce de l’enfant, il existe des variations dans l’ampleur et l’expression de l’équité en fonction des circonstances socioculturelles ; ces variations s’observent par exemple entre un enfant qui grandit dans une société rurale à petite échelle, avec des contacts directs, et un autre qui évolue dans un environnement social urbain, moderne et de taille importante. Cependant, nos propres recherches auprès d’enfants du monde entier – de la Chine communiste et du Pérou rural à l’Amérique de la classe moyenne, aux Samoa et aux enfants des rues au Brésil – démontrent qu’entre trois et cinq ans, les enfants développent systématiquement un sens aigu de l’équité dans le partage des biens[14].

Lorsque vous demandez à des enfants de décider comment partager un petit nombre, pair ou impair, d’objets de valeur comme des pièces de monnaie ou des bonbons, à l’âge de trois ans tous ont tendance à en conserver beaucoup plus pour eux-mêmes. Cette distribution maximisant l’intérêt individuel diminue nettement et universellement à l’âge de cinq ans. Nous avons trouvé une seule variation interculturelle notable dans ce domaine : les enfants de trois ans qui grandissent dans de petites communautés traditionnelles avec des contacts en face à face, comme les enfants que nous avons testés au Pérou ou aux Samoas, ont tendance à être moins égoïstes au départ. Ainsi, ils évoluent moins abruptement vers l’équité à cinq ans. Mais à partir de cet âge, les enfants montrent une tendance similaire au partage équitable. Ils surmontent en quelque sorte leur tendance de départ à l’égoïsme et à la maximisation de l’intérêt individuel. Les enfants sont rapidement guidés par des préoccupations qui valident implicitement le bien commun plutôt que l’intérêt personnel.

Ce qui conduit les enfants entre trois et cinq ans vers plus d’équité reste une question complexe et ouverte, sans réponse simple. Il est en effet difficile d’enseigner à un enfant à devenir moins égoïste. Il n’existe pas de recette éducative toute faite malgré les nombreuses théories, y compris religieuses, sur la manière de procéder pour réduire l’individualisme, du modelage de la générosité à la réprobation dès les premiers signes d’égoïsme.

À titre de comparaison, et pour sonder l’impact du développement précoce de l’enfant dans d’autres circonstances, par exemple dans un groupe pratiquant la philosophie [bouddhiste] de la pleine conscience et où la compassion est systématiquement encouragée, nous avons testé un groupe d’enfants tibétains réfugiés qui grandissent dans une école bouddhiste traditionnelle à Dharamshala, dans le nord de l’Inde[15]. Nous avons constaté que ces enfants ne sont pas différents des autres enfants dans l’évolution de leurs exigences pour la justice. Entre trois et cinq ans, ils présentent exactement le même schéma de développement, passant d’un partage égoïste à un partage plus altruiste au même rythme que les autres enfants issus de sept cultures radicalement différentes. Les enfants tibétains de trois ans ont même tendance à montrer plus – et non moins – de tendances à maximiser leur intérêt personnel que les enfants de trois ans du pays de Trump.

Dans une autre étude encore[16], nous avons démontré que les enfants américains de la classe moyenne âgés de cinq ans, en plus de devenir plus équitables dans leur partage, ont également développé des principes moraux : ils sont prêts à sacrifier une partie de leurs ressources acquises pour punir une injustice ou un acte égoïste. À cinq ans, les enfants commencent à manifester ce que l’on appelle techniquement la « punition coûteuse », c’est-à-dire qu’ils sont capables de sacrifier une partie de leurs propres ressources pour punir un individu injuste. Nous avons montré que, lorsqu’ils en ont la possibilité, les enfants de cinq ans paient avec une partie des pièces qu’ils ont gagnées pour pénaliser une marionnette qui s’est comportée de manière égoïste lors d’un partage précédent. À cinq ans, les enfants commencent à se comporter comme un adulte dans le contexte d’un jeu d’ultimatum, en refusant une offre intrinsèquement avantageuse que le participant perçoit comme trop basse, donc trop égoïste et inéquitable. Cette tendance à l’aversion pour l’iniquité se développe de la même manière et à un rythme similaire à partir de cinq ans environ dans des cultures très différentes[17].

Des études récentes indiquent que les enfants montrent un certain sens de l’équité dans leur relation aux autres, et ce bien avant qu’ils ne commencent à manifester une aversion pour l’iniquité et à agir en conséquence par le biais de punitions coûteuses ou de protestations éthiques telles que « C’est pas juste ! ». Dès l’âge de deux ans, voire dès la petite enfance, les enfants manifestent les rudiments du sentiment d’équité. Ils ont par exemple tendance à préférer interagir avec quelqu’un qui a fait preuve de générosité plutôt que d’égoïsme[18]. Il semble donc qu’il y ait quelque chose de très primordial dans ce qui nous rend universellement et profondément sensibles à l’équité à l’âge de cinq ans. Peut-être cette sensibilité repose-t-elle sur des caractères hérités de l’évolution, comme l’ont suggéré Paul Bloom et d’autres[19]. Le jury n’a pas encore délibéré, et les mécanismes qui pourraient en fin de compte être à l’origine d’un tel développement sont toujours en attente d’être découverts.

Ce qui est important ici et qui rejoint le sujet de ce livre, c’est le fait qu’au cours du développement de l’être humain, dans toutes les cultures et dès l’âge de cinq ans, les individus ont acquis l’ensemble du bagage élémentaire pour affronter et gérer leurs propres énigmes morales et celles de leurs semblables. Ils pénètrent directement dans l’intrigue principale du drame humain qui, depuis des temps immémoriaux, se joue dans les mythes, les contes oraux et les représentations tragiques de toutes les cultures humaines.


  1. https://www.partage-le.com/2021/11/25/evolution-contre-civilisation-diversite-contre-uniformite-philippe-oberle/

  2. https://www.scientificamerican.com/article/war-is-not-part-of-human-nature/

  3. Jacques Ellul, La Technique ou l’Enjeu du siècle, 1954.

  4. https://www.liberation.fr/idees-et-debats/walter-scheidel-seuls-des-chocs-violents-sont-susceptibles-de-reduire-durablement-les-inegalites-20210319_CPIQ3OBSBBDG3II5Y62W2MDL7M/

  5. UNESCO, Déclaration de Mexico sur les politiques culturelles, 1982.

  6. https://www.latimes.com/health/la-xpm-2014-mar-21-la-he-keeping-stuff-20140322-story.html

  7. https://www.npr.org/templates/story/story.php?storyId=5525283

  8. https://www.lefigaro.fr/secteur/high-tech/2016/06/16/32001-20160616ARTFIG00262-les-francais-ont-en-moyenne-99-objets-electriques-chez-eux.php

  9. https://www.partage-le.com/2021/11/29/quest-ce-quune-civilisation-par-cynthia-stokes-brown/

  10. Acronym for White, educated, industrial, rich, and democratic, the characteristics of the vast majority of participants sampled and tested in current cognitive science research; see Heinrich, J., Heine, S. J., & Nrenzayan, A. (2010). The weirdest people in the world? Behavioral and Brain Science, 33(2–3), 61–83.

  11. Marcel Mauss, Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques, 1923-1924.

  12. Voir l’ethnographie remarquable de Strathern, A. (1971). The rope of Moka: Bigmen and ceremonial exchange in Mount Hagen, New Guinea, Cambridge University Press.

  13. Henrich, J., Boyd, R., Bowles, S., Camerer, C. F., Fehr, E., Gintis, H., .  .  . Tracer, D. (2005). “Economic man” in cross-cultural perspective: Behavioral experiments in 15 small-scale societies. Behavioral and Brain Sciences, 28(6), 795–815; discussion 815–855.

  14. Rochat, P., Dias, M.  D. G., Guo, L., Broesch, T., Passos-Ferreira, C., Winning, A., & Berg, B. (2009). Fairness in distributive justice by 3- and 5-year-olds across 7 cultures. Journal of Cross-Cultural Psychology, 40(3), 416–442.

  15. Robbins, E., Starr, S., & Rochat, P.  (2016). Fairness and Distributive Justice by 3–5 Year-Old Tibetan Children. APA Journal of Cross-Cultural Psychology, 47(3), 333–340.

  16. Robbins, E., & Rochat, P.  (2011). Emerging signs of strong reciprocity in human ontogeny. Frontiers in Psychology, 2(353), 1–14.

  17. McAuliffe, K., Blake, P. R., Steinbeis, N., & Warneken, F. (2017). The developmental foundations of human fairness. Nature Human Behavior, 1, 0042.

  18. Hamlin, J. K., & Wynn, K. (2011). Young infants prefer prosocial to antisocial others. Cognitive Development, 26, 30–39.

  19. Bloom, P. (2013). Just babies: The origins of good and evil. New York: NY: Random House.

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