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Pastoralisme nomade, une adaptabilité éprouvée à l’instabilité climatique

« S’étendant sur les terres arides de l’Afrique, de l’Ouest sahélien jusqu’aux pâturages de l’Afrique de l’Est et de la Corne de l’Afrique ainsi qu’aux populations nomades de l’Afrique australe, le pastoralisme est le principal mode de subsistance pour environ 268 millions de personnes. C’est l’une des options de subsistance les plus viables, et parfois la seule convenable dans les zones arides. Il contribue énormément au bien-être social, environnemental et économique dans les zones arides et au-delà. Le pastoralisme possède une capacité unique à créer de la valeur et convertir des ressources naturelles disponibles en quantités limitées, en viande, lait, revenus et moyens de subsistance. »

– Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), « Pastoralism in Africa’s drylands », 2018.

J’ai traduit ci-dessous un extrait de l’introduction de The Nomadic Alternative (1993), un livre de l’anthropologue Thomas Barfield étudiant la structure des sociétés pastorales nomades, ouvrage cité par James C. Scott dans Zomia ou l’art de ne pas être gouverné (2009). Il est fort probable que le chaos climatique à venir nous impose de changer radicalement de stratégie de subsistance dans les décennies qui viennent. Dans un article traduit sur Le Partage titrant « Notre futur de chasseurs-cueilleurs : changement climatique, agriculture et décivilisation », l’économiste John Gowdy explique que dans un scénario de type « business-as-usual », où le climat se réchauffera de 3 à 4°C d’ici 2100 et de 8°C à 10°C par la suite, « l’agriculture redeviendra impossible » (le mot agriculture dans ce texte étant défini comme la monoculture intensive de céréales – riz, maïs, blé – caractéristique des sociétés urbaines à État et niveau technique élevé, à ne pas confondre avec d’autres types de cultures vivrières adoptées par des sociétés moins complexes, généralement plus soutenables, égalitaires et démocratiques).

Gowdy mentionne dans ses recommandations qu’il faut « protéger les cultures traditionnelles encore existantes » :

« La survie à long terme d’une espèce dépend de sa capacité à s’adapter aux changements des conditions environnementales. L’évolution opérant au niveau des populations et non des individus, l’adaptabilité dépend de l’existence d’une diversité suffisante au sein des populations. Il pourrait sembler que la diversité humaine s’accroît, au motif qu’on retrouve de plus en plus de cultures et de races différentes dans quelques endroits spécifiques. Cependant, à l’échelle mondiale, les cultures humaines s’homogénéisent de plus en plus à mesure que les États du monde adoptent les valeurs et le mode de vie des pays DINGO (Démocratiques, Industrialisés, Nantis, Gouvernés, Occidentalisés) (Henrich, Heine, & Norenzayan, 2010).

Compte tenu des changements sociaux et environnementaux imminents auxquels nous sommes confrontés, il est d’autant plus important de soutenir et de protéger les cultures indigènes qui subsistent dans le monde et qui ont encore la capacité de vivre en dehors de la civilisation moderne. Il existe encore des sociétés humaines qui n’ont que peu de contacts avec le monde extérieur. Ces groupes sont peut-être les seuls à posséder les compétences nécessaires pour survivre à une apocalypse climatique, sociale ou technologique[1]. »

Un régime alimentaire et un mode de vie uniformes d’un bout à l’autre de la planète revient à mettre tous ses œufs dans le même panier pour assurer la survie de l’espèce humaine. C’est d’une stupidité qui dépasse l’entendement. Pour faire exploser les profits des firmes multinationales et engraisser les ultrariches, c’est certainement une brillante idée. Pour garantir la sécurité alimentaire de la population mondiale, ça l’est beaucoup moins. En cas de dysfonctionnement du système, Mao passera pour un petit joueur avec sa politique du « Grand Bond en avant » qui a provoqué, de façon involontaire, une immense famine tuant entre 16 et 30 millions de personnes[2]. Pour réduire le risque, il faut diversifier, c’est la base pour diminuer le risque en économie. Et la diversification des modes de vie passe obligatoirement par le démantèlement du système industriel et de l’État, par la reconquête de notre autonomie politique, alimentaire, énergétique et matérielle à l’échelon local.

Quand on observe la répartition géographique des sociétés pastorales nomades, on remarque que nombre d’entre elles parviennent à s’établir dans des zones arides, voire carrément dans des déserts où cultiver la terre est impossible. De plus, les pasteurs nomades vivent bien et possèdent même un « niveau de vie supérieur » aux agriculteurs de subsistance d’après Barfield. Je crois que cela mérite qu’on s’intéresse davantage à ces sociétés. J’en profite pour annoncer la création prochaine d’un site entièrement dédié aux sociétés traditionnelles dites à « économie de subsistance », c’est-à-dire des sociétés où les gens produisent eux-mêmes ce dont ils ont besoin (nourriture, vêtements, outils, habitation, etc.), sans machine, en utilisant les ressources disponibles dans leur environnement proche et en faisant appel à leurs muscles, leur habileté et leur ingéniosité.

Comme promis, ci-dessous l’extrait du livre de Barfield.

[image en une : Sahara, 1990 : un Touareg conduit des dromadaires à travers le sable du Sahara. Il porte le turban traditionnel touareg, aussi appelé tagelmust ou chèche, ainsi qu’une tunique bleu indigo. Les Touaregs sont experts pour s’orienter grâce aux étoiles. La clarté du ciel désertique leur a permis de développer une mythologie riche qui inspire leur vie quotidienne (source : National Geographic).]


Définition

Qu’est-ce que le pastoralisme nomade ? Il n’est pas aussi simple qu’il n’y paraît de répondre à cette question fondamentale. En général, les sociétés spécialisées dans l’élevage d’animaux nécessitant des mouvements périodiques sont appelées des sociétés pastorales nomades. Cela exclut des groupes tels que les chasseurs-cueilleurs, les Tsiganes, les travailleurs agricoles migrants ou les cadres d’entreprise, qui sont des nomades non pastoraux. Cela exclut également les producteurs laitiers danois et les éleveurs de bétail du Texas qui se spécialisent dans le pastoralisme mais ne sont pas nomades. Ainsi, bien que les termes nomade et pastoraliste soient généralement utilisés de façon interchangeable, ils sont analytiquement distincts, le premier se référant au mouvement et le second à un type de subsistance.

Les sociétés nomades construites autour d’une spécialisation économique pastorale sont imprégnées de valeurs culturelles qui vont bien au-delà du simple travail. C’est autant un mode de vie qu’un moyen de gagner sa vie. Organisée autour de foyers mobiles plutôt qu’autour d’individus, l’économie pastorale implique tout le monde – hommes, femmes et enfants – dans les différents aspects de la production. Cela distingue les pasteurs nomades des bergers d’Europe occidentale ou des cow-boys d’Amérique qui vivent aussi de l’élevage. Les bergers et les cow-boys sont des hommes recrutés dans la société sédentaire, et ils y retournent régulièrement. Lorsque l’élevage n’est qu’une spécialité professionnelle individuelle fermement ancrée dans la culture sédentaire environnante, aucune société distincte de pasteurs ne voit le jour. De même, les villageois alpins, avec leurs lourds investissements fixes dans la terre, les granges et les maisons, sont des agriculteurs de montagne pour qui l’élevage n’est qu’une activité secondaire. Heidi n’est pas l’histoire d’une jeune fille suisse nomade même si elle gardait chaque été des vaches et des chèvres.

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Écologie du mouvement

Pourquoi des peuples voudraient-ils adopter ou conserver le pastoralisme nomade ? Les observateurs sédentaires supposent souvent qu’il s’agit simplement d’une forme d’itinérance et que les nomades se sédentariseraient si on leur en donnait l’occasion. D’autres y voient une relique primitive, une forme de production simple qui se situe un cran au-dessus de la chasse et de la cueillette, mais qui n’a pas sa place dans le monde moderne. Aucun de ces points de vue ne donne une juste image de la société pastorale nomade. Le pastoralisme nomade est une spécialisation qui occupe une niche écologique et économique importante et qui offre souvent un niveau de vie supérieur à l’agriculture de subsistance.

Les nomades profitent de l’apparition saisonnière de la végétation en déplaçant les animaux d’un ensemble de pâturages à un autre dans le cadre d’un cycle régulier de migrations. Par exemple, dans les régions montagneuses, les nomades peuvent passer l’hiver dans les plaines, se déplacer vers les contreforts des reliefs au printemps, vers les pâturages de haute montagne en été, et revenir en automne. S’ils tentaient de rester au même endroit toute l’année, ils se retrouveraient rapidement à court de pâturages et soumis à des extrêmes climatiques auxquels leurs animaux ne pourraient pas facilement survivre : en hiver, les montagnes sont couvertes de neige, tandis qu’en été, les plaines sont extrêmement chaudes. Le mélange des animaux dans un troupeau est également une adaptation à des conditions variables, car chaque espèce a ses propres besoins spécifiques en matière de pâturage. Ce cycle migratoire volontaire permet aux nomades d’élever un nombre d’animaux bien supérieur à celui qu’ils pourraient faire vivre sur les pâturages naturels limités d’une région donnée. Si la migration d’un pâturage à un autre est la facette la plus facilement reconnaissable de la vie nomade, le nombre de déplacements des pasteurs dépend des types d’animaux composant leurs troupeaux, de la qualité des pâturages disponibles, de la rigueur du climat et de la disponibilité de l’eau. Lorsque les pâturages sont de qualité et relativement abondants, les nomades peuvent se permettre de limiter les déplacements pour rester pendant de longues périodes sur une seule zone de pâturage. Lorsque les pâturages sont plus imprévisibles ou de moins bonne qualité, les nomades peuvent se déplacer plus fréquemment et ne rester que peu de temps dans chaque zone de pâturage. Dans d’autres cas, notamment lorsque l’eau fait défaut de façon saisonnière, les migrations peuvent être liées plus étroitement au régime des pluies. Les nomades migrent alors vers des pâturages avec des sources d’eau temporaires, puis retournent dans des zones où se trouvent des sources permanentes. Cependant, il serait complètement faux de dire que les nomades « vagabondent ». Ils savent où ils vont et pourquoi. De même, leur tente ou leur hutte sont leur maison, et le fait qu’ils la déplacent périodiquement ne fait pas d’eux des « sans-abri ».

Organisation économique de la société pastorale nomade

Le pastoralisme est un moyen efficace d’exploiter les prairies naturelles qui sont autrement improductives pour les humains. L’herbe ne peut pas être digérée par les êtres humains. L’élevage d’animaux capables d’utiliser cette ressource permet donc aux populations d’exploiter indirectement une riche source d’énergie et d’ouvrir d’immenses zones de terres semi-arides à une utilisation productive. Le pastoralisme qui utilise ces terres naturelles doit être distingué de l’élevage commercial où le bétail est nourri de céréales pour produire de la viande ou du lait. Ces formes d’élevage basées sur l’agriculture sont souvent accusées de gaspillage, en particulier lorsqu’elles sont pratiquées dans les pays pauvres, car beaucoup plus de personnes pourraient bénéficier d’une consommation directe de céréales. Mais lorsque l’élevage repose uniquement sur les prairies, la production de lait et de viande n’entre pas en concurrence directe avec les humains pour les mêmes ressources. En effet, dans de nombreuses régions du monde, les cycles de production pastorale et agricole sont complémentaires. Par exemple, dans le nord de l’Afghanistan, en automne et en hiver les pasteurs nomades faisaient paître leurs animaux après les récoltes sur les chaumes des champs, puis ils quittaient ensuite les vallées agricoles pendant la saison de croissance végétative du printemps et de l’été pour les pâturages naturels de la steppe et des montagnes. Les pasteurs nomades peuvent donc utiliser efficacement de grandes zones de la planète impropres à l’agriculture. Dans les régions où la sécheresse est fréquente, le fait de réserver des terres pour le pâturage plutôt que de les utiliser pour l’agriculture non irriguée est souvent très adaptatif. Cela permet de protéger le sol de l’érosion tout en produisant le lait, la viande et les peaux nécessaires.

L’économie du pastoralisme est basée sur le type d’animal élevé et sur ce qui est fait avec les produits. En général, les pasteurs font une distinction entre les animaux productifs dont sont issus la viande, le lait, la laine ou les peaux pour la consommation ou le commerce, les animaux de transport qui assurent la mobilité, et les animaux protecteurs qui protègent le bétail des prédateurs. Les moutons, les chèvres et les bovins sont des exemples évidents de la première catégorie, les chevaux, les ânes, les yaks et les chameaux de la seconde, et les chiens de la dernière. La distinction entre les animaux de production et de transport est plus nette dans certaines régions que dans d’autres. Par exemple, les pasteurs nomades du plateau iranien considèrent les chevaux et les chameaux comme des animaux de transport et les utilisent rarement pour l’alimentation. En revanche, les nomades d’Eurasie centrale considèrent la chair de cheval comme un mets délicat, et ils traient les juments pour en faire une boisson légèrement alcoolisée. Les Bédouins spécialisés dans l’élevage de chameaux le considèrent comme un animal de production et de transport, mais conservent les chevaux comme des animaux de prestige pour l’équitation et n’envisageraient jamais de les traire ni de les manger. Tous les pasteurs nomades doivent, par définition, avoir du bétail productif. Mais l’acquisition d’animaux entièrement réservés au transport s’est développée pour répondre aux besoins des nomades qui se déplaçaient fréquemment et devaient transporter du matériel lourd, comme des tentes ou des yourtes. Les chevaux ou les chameaux donnaient également aux nomades un avantage militaire. Avec ces animaux, ils pouvaient se déplacer plus rapidement sur de plus longues distances.

Le pastoralisme nomade diffère à bien des égards de l’agriculture sédentaire en ce qui concerne l’allocation des ressources et les besoins en main-d’œuvre, mais c’est la dynamique de croissance des troupeaux qui le distingue le plus de l’agriculture. Alors qu’un agriculteur ne peut augmenter sa production que de manière additive en mettant plus de terres en production ou en augmentant la quantité de travail consacrée à la même superficie, les pasteurs ont la possibilité de voir leurs troupeaux croître de manière exponentielle. Si tout se passe bien, un troupeau de vingt brebis reproductrices peut monter à quarante en l’espace de quelques années, puis à cent, puis à plusieurs centaines pour arriver à plusieurs milliers de brebis. Le taux réel d’expansion est déterminé par le nombre de femelles reproductrices dans un troupeau et leur taux de reproduction. Ceci est particulièrement évident dans la reproduction différentielle des grands et des petits animaux. Les grands animaux comme les bovins, les chevaux, les chameaux et les yaks prennent plus de temps pour arriver à maturité et se reproduire que les petits animaux comme les moutons et les chèvres. Les grands animaux représentent donc un investissement plus important par unité que les petits, et la taille du troupeau croît à un rythme beaucoup plus lent. Qu’il soit grand ou petit, le nombre de têtes de bétail nécessaires pour faire vivre une famille est une variable essentielle. Les animaux étant à la fois des objets de consommation et de production, manger ou vendre trop d’animaux en une seule année peut conduire à terme à une insolvabilité. C’est pourquoi les pasteurs nomades doivent toujours trouver un équilibre entre les besoins actuels et la capacité des troupeaux à maintenir la production future.

Bien sûr, le rêve pastoral d’une croissance exponentielle du troupeau est en grande partie théorique. En effet, la croissance exponentielle du troupeau est plus souvent observée après une catastrophe pastorale – lorsqu’elle permet de reconstituer un troupeau épuisé – qu’en période de prospérité, lorsque trop d’animaux commencent à mettre à rude épreuve les pâturages et la main-d’œuvre disponibles. Bien que chaque groupe pastoral ait son histoire d’un homme qui a commencé avec quelques animaux dans sa jeunesse pour devenir maître de nombreux troupeaux, les histoires de riches propriétaires de troupeaux réduits à la pauvreté en une seule saison sont bien plus nombreuses. Car la réalité est que la maladie, la sécheresse, les tempêtes ou le vol peuvent facilement décimer un troupeau. Contrairement à l’agriculteur qui peut stocker sa récolte en toute sécurité dans un entrepôt pour une utilisation ultérieure, les animaux excédentaires d’un pasteur sont continuellement en danger. Il faut s’en occuper en permanence, les disperser largement pour trouver suffisamment de pâturages, et finiront par mourir. C’est pourquoi les pasteurs sont fortement incités à échanger les animaux excédentaires contre d’autres biens ou à s’engager dans des schémas réguliers d’abattage pour éviter le gaspillage. Dans les régions où la commercialisation du bétail n’est pas bien développée, les risques élevés de l’élevage encouragent également l’utilisation des animaux pour la production de biens de consommation. Dans les régions où la commercialisation du bétail n’est pas bien développée, les risques élevés liés à l’élevage encouragent également l’utilisation des animaux dans le cadre de transactions sociales pour célébrer des mariages, créer des amitiés, offrir l’hospitalité ou acheter un soutien politique. Cet investissement dans les relations sociales est particulièrement répandu dans les régions où la sédentarisation n’est pas une alternative viable et où les réseaux d’amis et de parents constituent un filet de sécurité économique en cas de catastrophe.

Thomas Barfield

Commentaire et traduction : Philippe Oberlé


  1. https://www.partage-le.com/2020/10/16/notre-futur-de-chasseurs-cueilleurs-changement-climatique-agriculture-et-decivilisation-par-john-gowdy/

  2. David Peterson, Edward S. Herman, Déni de réalité : Steven Pinker et le mythe du déclin de la violence humaine à paraître aux Éditions Libre en 2022.

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