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Pourquoi nous devons (ré)apprendre à vivre avec le feu

J’ai traduit cet article passionnant écrit par Stephen J. Pyne pour la revue Yale Environment 360. À la lecture de ce texte, on réalise l’étendue de l’ignorance qui est celle du monde moderne – et de sa science dont il tire son orgueil – sur les processus écologiques à l’œuvre à la surface de cette planète. Auteur de plus de 30 livres, Pyne enseigne l’histoire de l’environnement à l’Arizona State University aux États-Unis. Il s’est spécialisé dans l’histoire de la gestion des feux dans le milieu rural et sur les territoires sauvages.


En supprimant tous les feux de forêt et en brûlant sans cesse des carburants fossiles, les humains ont bouleversé le rôle historiquement joué par le feu dans l’équilibre écologique. Nous devons repenser notre manière de percevoir le feu, accepter sa présence en changeant notre façon de gérer les terres et de planifier la vie de nos communautés.

Il y a un paradoxe au cœur des paysages victimes des brasiers sur la planète.

Les incendies sont apparemment partout et plus féroces. Ils brûlent de l’Arctique à l’Amazonie, de la Nouvelle-Galles du Sud à la côte ouest. Ils sont visibles, et leur fumée trahit leur présence sous la forme d’immenses nuages jusqu’à une distance éloignée des flammes. Mais d’autres incendies d’une ampleur similaire brillent par leur absence.

La Terre est une planète de feu, la seule connue. Elle expérimente des incendies depuis que les plantes vivent sur terre. Retirer le feu des paysages qui ont coévolué ou coexisté avec lui peut être aussi dommageable que de mettre le feu aux paysages qui n’ont pas d’histoire liée au feu. Les feux que nous ne voyons pas – les feux qui devraient être là et qui ne le sont pas – sont un indice de perte écologique. C’est comme imposer une sécheresse à un paysage qui serait luxuriant en temps normal.

Nous avons trop de mauvais incendies, des incendies qui tuent des gens, brûlent des villes et détruisent des paysages de valeur. Nous avons trop peu de bons incendies, c’est-à-dire des incendies qui renforcent l’intégrité écologique et maintiennent le feu dans ses limites historiques. Et dans le même temps, avec la combustion incessante de carburants fossiles, il y a trop de combustion sur la planète dans son ensemble.

Comment la présence du feu sur Terre est-elle devenue aussi problématique ?

Le contraste essentiel se trouve dans une dialectique plus profonde encore que celle des paysages brûlés et non brûlés. Il s’agit d’une dialectique entre la combustion de la biomasse vivante et la combustion de la biomasse fossile. Nous retirons des choses du passé géologique, nous les brûlons dans le présent avec toutes sortes de conséquences peu comprises, et nous faisons passer les effluents dans le futur géologique. Nous habitons des paysages vivants. Mais nous avons de plus en plus alimenté ce monde en brûlant des paysages lithiques, c’est-à-dire de la biomasse autrefois vivante aujourd’hui fossilisée sous des formes telles que le charbon et le pétrole. Ce choc entre deux domaines de combustion se répercute non seulement sur les cycles du feu de la Terre, mais aussi sur son air, son eau et sa vie végétale et animale. Les incendies dans les paysages vivants s’accompagnent de contrôles et d’équilibres écologiques. Les incendies dans les paysages lithiques n’ont pas de frontières, sauf celles que les humains s’imposent à eux-mêmes.

De plus en plus, le feu façonne la planète en tant que cause, conséquence et catalyseur. L’échelle est vaste, le rythme s’accélère. Même l’histoire du climat est devenue un sous-récit de l’histoire du feu. Si l’on additionne toutes les pratiques de l’humanité en matière de feu – de la combustion des carburants fossiles en passant par la combustion de la forêt tropicale et de la tourbe tropicale, jusqu’à la suppression du feu – on obtient alors l’équivalent d’un âge glaciaire, le feu remplaçant la glace. Il s’accompagne de changements du niveau de la mer, d’extinctions massives, de changements de la flore et de la faune à l’échelle continentale et d’effets pyriques comme des panaches de fumée d’une échelle similaires aux plaines fluvio-glaciaires. Le Pléistocène glaciaire s’est transformé en un Pyrocène ou âge du feu.

Plus simplement, une société alimentée aux carburants fossiles cherche à s’imposer sur une planète naturellement sujette aux incendies. Il en résulte un nouvel ordre mondial (ou désordre) pyrique régi par trois paradoxes.

Premier paradoxe : plus les gens tentent de supprimer le feu des paysages qui ont coévolué ou coexisté avec lui, plus les conditions changent et aggravent la scène de l’incendie. Les biotes se dégradent, les combustibles végétaux se multiplient et les incendies deviennent incontrôlables. L’élimination des bons feux ne laisse que les mauvais feux.

Ce n’est pas une idée nouvelle. Il y a un siècle, la Californie du Nord a fait l’objet d’un débat acharné sur la question de savoir s’il fallait fonder la protection contre les incendies sur le modèle européen via la sylviculture qui cherchait à supprimer le feu, ou s’il fallait imiter la « manière indienne » et éclaircir régulièrement la végétation avec des feux « légers ». Les partisans du brûlage léger ont insisté sur le fait que si les feux étaient maintenus à l’écart, les forêts se reconstitueraient de manière à attirer les insectes, les maladies et les incendies massifs. Le brûlis régulier était largement pratiqué par les nouveaux arrivants en Californie ainsi que par les indigènes ; et des variantes de la controverse sur le brûlage léger existaient dans tout le pays. La sylviculture condamnait toute forme de brûlage traditionnel comme étant primitive et irrationnelle. (Même Aldo Leopold, qui mettait alors en place un système de protection contre les incendies pour l’U.S. Forest Service dans le sud-ouest, s’opposait au brûlage léger). Il s’avère que l’élite éduquée avait tort et que lesdits « primitifs » avaient raison. Le premier paradoxe s’est avéré vrai dans le monde entier.

Deuxième paradoxe. Malgré l’expansion des incendies sauvages, si abondamment couverts dans les médias internationaux, la quantité de terres brûlées sur Terre ne cesse de diminuer. Cela s’explique principalement par la réduction des brûlis agricoles traditionnels à mesure que la « transition pyrique » colonise de nouvelles terres et réduit leur présence. Il y n’a pas plus d’incendies aujourd’hui qu’avant l’apparition des carburants fossiles comme source d’énergie primaire : il y en a nettement moins.

La transition pyrique – le passage de la combustion de paysages vivants à la combustion lithique – a systématiquement cherché à remplacer le travail des flammes par des alternatives dérivées de la combustion industrielle. Nos maisons n’utilisent plus les flammes pour le chauffage, l’éclairage et la cuisine ; nous dépendons de l’électricité, du propane et du mazout. Le même phénomène a transformé nos bureaux, nos usines et nos villes, qui ne sont plus remplis de fumée ni ne souffrent d’incendies réguliers. Nous avons projeté ce même schéma sur la campagne.

Les agriculteurs comptaient sur le feu pour fertiliser, fumiger et modifier les microclimats. Le feu s’occupait de tout cela en un seul processus catalyseur se propageant de lui-même. Mais avec le passage à la biomasse fossile, l’agriculture moderne a trouvé des substituts : engrais artificiels, pesticides et herbicides. Des machines alimentées par des carburants fossiles distribuent ces produits. La production est devenue plus efficace ; le transport, plus dense. À mesure que l’agriculture est absorbée par l’économie moderne, les flammes travailleuses s’éteignent.

Plus étonnant encore, nous avons étendu le processus à des terres sauvages protégées. Quels que soient les souhaits et les ambitions des administrateurs forestiers, la suppression des incendies a été rendue possible par le même procédé à l’origine de la transformation des autres habitats de l’humanité : la puissance de frappe des machines à carburant fossile. Supprimez les avions, les moteurs, les tronçonneuses, les pompes, les bulldozers, les camions pour transporter les équipes sur les routes creusées par les niveleuses, et vous devez gérer le feu comme les humains le faisaient autrefois : vous remplaceriez les feux sauvages par des feux contrôlés et vous organiseriez le paysage de manière à l’adapter à vos feux. Même aujourd’hui, les brûlages se font à l’aide de torches à gouttes (remplies d’essence et de diesel), depuis des véhicules utilitaires, des hélicoptères et des équipes transportées par véhicule, avec des coupe-feux réalisés par des bulldozers tractant une charrue ou matérialisés par des routes asphaltées. Les flammes ont commencé à reculer.

Aujourd’hui, sauf réelle phase de transition, la Terre montre un domaine de combustion ou l’autre. L’incendie paysager s’éteint ; ce qui persiste, c’est la multiplication des feux sauvages. Souvent, nous voyons ces flammes provoquer des désastres. Les feux contrôlés ayant disparu, ils deviennent invisibles. Les flammes donnant vie aux machines ayant contribué à ce résultat, nous ne les voyons pas non plus. Néanmoins, la transition se produit dans des lieux géographiques particuliers. Un climat perturbé globalise cependant la compétition jusqu’à ce que les deux domaines de combustion finissent par collaborer. Telle une dynamo qui s’auto-renforce, chacun amplifie l’autre. Le climat amplifie le feu, et les incendies renforcent le réchauffement climatique.

Troisième paradoxe. Au fur et à mesure que nous réduisons notre combustion frénétique de paysages lithiques en réduisant l’utilisation de carburants fossiles, nous devrons augmenter la combustion de paysages vivants. De beaucoup. Et ce, à perpétuité. La gestion du feu est éternelle.

Il ne fait guère de doute que nous devons mettre fin à la combustion des carburants fossiles en tant que source d’énergie générique. Mais même si nous l’arrêtons demain, nous devrons faire face à une atmosphère modifiée par les gaz à effet de serre pendant des décennies, voire des siècles, et nous devrons toujours nous occuper du feu dans les paysages vivants. Nous devrons raviver le feu dans les paysages vivants retiré par les carburants fossiles, et ce avec les intérêts.

Ici, le problème ne provient pas seulement de conséquences qui vont persister à l’avenir, mais de l’héritage de décisions peu judicieuses des générations passées. Cette décision visant à laisser les carburants fossiles remplacer ou supprimer le feu dans le paysage a généralement laissé une dette de feu, et cette dernière doit être payée. Il ne s’agit pas seulement de réduire le combustible végétal pour aider à contenir les feux de forêt ; ces feux manquants ont fait un travail biologique pour lequel il n’existe aucun substitut. Nous devons rétablir le bon type de feu, et contrairement à la combustion des énergies fossiles, ce projet n’aura jamais de fin.

L’enjeu fondamental ? Faire en sorte d’obtenir le bon type feu sur terre. Cela peut signifier un brûlage délibéré, ou un brûlage associé à un éclaircissage, un pâturage ou un broyage des broussailles. Cela peut prendre la forme d’un travail avec des incendies domestiqués, poussant et attirant les incendies sauvages en des moments et des lieux favorables pour étendre la portée du bon feu. Cela peut aussi signifier de laisser les feux dans des endroits éloignés se propager sans intervenir, et se contenter de surveiller de loin. Malgré tout, le brûlage contrôlé demeure encore la doctrine officielle et l’idéal à poursuivre.

Malgré son nom, un feu sur ordonnance n’est pas un vaccin. Il n’existe pas de vaccin contre le feu. Mais un bon feu ressemble à un vaccin annuel contre la grippe et peut aider à atteindre l’immunité collective contre les mauvais feux. Pourtant, ce qui rend l’incendie programmé attrayant – sa promesse d’être guidé par la science et institutionnellement discipliné – le rend également restrictif. Nous ne brûlons pas le paysage à l’échelle requise, surtout dans des endroits comme l’Ouest américain.

Le feu anthropique a besoin d’une plus grande marge de manœuvre – plus d’espace géographique, plus d’espace juridique, plus d’espace politique, plus d’espace conceptuel. Plutôt qu’un plan fixe attribué à un lieu particulier, l’usage de feux dirigés pourrait ressembler à la cueillette ; on brûlerait au fur et à mesure que l’occasion se présente dans les paysages et à travers les saisons. De nombreux pompiers pratiquent aujourd’hui une approche « box-and-burn » [mettre en boîte et brûler, NdT] dans laquelle ils concentrent leur puissance de frappe sur la protection des zones où les feux de forêt peuvent menacer les communautés ou les bassins versants municipaux, puis dessinent de grandes zones qui peuvent être systématiquement brûlées. Il s’agit d’une approche hybride – moitié extinction des feux, moitié brûlage dirigé effectués dans des conditions d’urgence. De même, la société doit repenser le droit sur la responsabilité afin de réduire les risques encourus par les pompiers qui font un travail nécessaire. Il faut aussi faire de l’utilisation du feu un choix par défaut ; adapter la réglementation sur la qualité de l’air afin de tolérer la fumée des feux prescrits ; et ajuster le processus de révision de la National Environmental Policy Act visant à contenir les émissions industrielles pour s’adapter aux réalités de la restauration des feux paysagers.

Vivre avec le feu signifie que nous travaillons avec le feu, ce qui signifie que nous nous adaptons pour accepter la présence du feu, mais aussi que nous laissons le feu travailler pour nous. Ce qui rend le feu si essentiel aux paysages vivants, sa capacité à agir comme un catalyseur écologique à large spectre, et ce qui le rend intéressant, sa synthèse complexe de tout ce qui l’entoure, signifie également que de nombreux points d’intervention sont possibles. Nous pouvons exploiter ces propriétés à notre avantage. Un seul brûlage peut diminuer les combustibles, stimuler les denrées alimentaires comme les baies et les tubercules, et améliorer la végétation pour la faune sauvage.

De la même manière, le feu peut contribuer à catalyser de nombreuses réponses sociales que nous devons de toute façon apporter. Les lignes électriques qui produisent des étincelles par grand vent sont une source cauchemardesque de départs de feu : associons le feu à un programme visant à améliorer un réseau électrique vieillot qui a besoin depuis longtemps d’être rénové. Les communautés situées dans les zones géographiques inflammables, équivalentes des plaines inondables, ont besoin de s’endurcir : laissons le feu contribuer à leur refonte, et ajoutons des ceintures vertes, améliorons les routes et appliquons un zonage qui améliorerait leur attractivité globale. Tout comme les emplois dans le domaine de l’énergie verte peuvent remplacer ceux qui ont été perdus lors de la conversion des carburants fossiles, les emplois dans le domaine de la restauration du feu peuvent remplacer ceux qui ont été perdus dans la production de produits forestiers et dans le domaine de la protection incendie, un secteur d’activités qualifié par les critiques de complexe industriel du feu.

Toutefois, le feu n’a rien d’une solution écologique féerique ; des paysages désordonnés peuvent produire des feux désordonnés. Comme pour les loups, il était facile de chasser les feux jusqu’à leur quasi extinction, il est plus délicat de les réhabiliter. Notre science des incendies de paysage s’avère encore primitive, car elle est toujours dominée par une représentation physique du feu comme d’un moyen de contrôle des feux de forêt. Une théorie véritablement biologique du feu reste encore hors de portée (considérer le feu comme une perturbation revient à considérer la pluie comme une perturbation). Il est clair que nous avons non seulement besoin de beaucoup de science, mais de sciences permettant de mieux analyser le caractère complexe et évolutif du feu dans les paysages vivants.

De manière plus profonde encore, nous avons besoin d’une culture du feu qui fonctionne. Nos ancêtres homininés ont forgé une alliance avec le feu dans laquelle chacun a élargi le domaine de l’autre. Grâce à une longue expérience empirique, nous avons appris comment vivre ensemble plus ou moins amicalement. Cette expérience a été rompue au cours du siècle des Lumières et de la transition pyrique, lorsque le feu a été retiré de son contexte écologique, lorsque l’héritage profond du savoir traditionnel a été démantelé, lorsque le pacte mutuellement bénéfique a commencé à ressembler davantage à un pacte faustien. Nous pouvons survivre sans une science du feu ; nous ne pouvons pas survivre sans une culture du feu – une culture qui assure au feu la place qui est la sienne dans le paysage.

Nous avons beaucoup d’incendies en perspective. Nous pouvons les combattre et perdre. Ou nous pouvons renouveler notre ancienne alliance et transformer ce qui est devenu un ennemi implacable en un ami indispensable. Ce n’est pas un paradoxe particulier à notre nouvel âge du feu. Mais c’en est un, semble-t-il, que nous devons sans cesse réapprendre.

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