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Vers une totale domestication du monde sauvage

J’ai traduit un passage d’une interview du célèbre paléoanthropologue et professionnel de la conservation de la nature Richard Leakey publiée dans la revue American Scientist de janvier-février 2020.



Interviewer : Beaucoup de réserves de faune sauvage sont attenantes à des communautés humaines, et les animaux se déplaçant hors des frontières des sanctuaires peuvent causer de sérieux dommages aux cultures et aux habitations. Comment les populations humaines peuvent coexister avec les animaux que nous voulons conserver ?

Richard Leakey : Je pense qu’à court terme, les personnes vivant sur les terres marginales adjacentes aux parcs nationaux seront forcées de quitter leurs terres – pas en raison de l’action des conservationnistes, mais à cause du changement climatique qui rendra impossible de subsister seulement en pratiquant l’élevage de quelques bovins, de moutons et de chèvres dans la brousse. Dans les 20 prochaines années, nous allons voir beaucoup de terres se libérer, des gens essayant de trouver du travail dans les petites et les grandes villes. Cette dynamique lèvera une partie de la pression sur les sanctuaires.

Comme mesure provisoire, il peut s’avérer nécessaire de clôturer totalement des zones spécifiques. Vous ne pouvez pas mettre des clôtures là où il y a de grandes migrations, comme au Serengeti ou dans le Maasai Mara, mais vous pouvez certainement fermer l’accès à beaucoup d’autres parcs. Évidemment, c’est une situation artificielle. Malheureusement, nous en sommes là aujourd’hui, et donc il va falloir nous y habituer.

Les humains pratiquent l’élevage de volailles, de moutons, de chèvres et de bovins depuis des temps anciens, et il n’y a aucune raison pour ne pas considérer la faune sauvage comme quelque chose qui doit être géré de intensivement. Nous devons contrôler la diversité génétique et la santé des animaux. Nous devons gérer la possible interruption de la relation prédateur-proie. Il y a beaucoup de choses que nous devons faire. Et nous sommes forcés de le faire.

Éthiquement, cela ébranle les principes de l’industrie de la conservation, mais je crains que si nous voulons garder certains de ces parcs, il va falloir s’occuper des animaux convenablement. Cela veut dire investir de l’argent dans la gestion et réduire les problèmes qu’ils causent. La présence de la faune sauvage en dehors des parcs va devenir très discutable. »


Né au Kenya, petit-fils de missionnaire, Richard Leakey a construit sa renommée internationale grâce à ses découvertes archéologiques. Il fut président du Kenya Wildlife Service, l’organisme en charge de la gestion des parcs nationaux kenyans. En 1989, il a fait la une des médias de masse dans le monde entier pour avoir pris la décision de brûler les stocks d’ivoire de l’État kenyan. Ce fut aussi l’un des principaux avocats de l’interdiction du commerce international d’ivoire.

Richard Leakey enseigne aujourd’hui l’anthropologie à la Stony Brooke University de New York. En 2004, il a fondé l’ONG Wildlife Direct pour « éduquer » la jeunesse kényane qui méprise aujourd’hui la faune grâce au fabuleux travail des organisations philanthropiques et des ONG œuvrant à la conservation de la nature depuis plus d’un siècle, un travail comprenant l’expulsion systématique des populations locales de leurs terres ancestrales, l’interdiction de pratiquer la chasse traditionnelle, la privatisation d’immenses espaces réservés à l’industrie touristique occidentale, ainsi que d’autres joyeusetés coutumières des impérialistes occidentaux. Richard Leakey compte aussi parmi les « Parrains de la Nature » de l’Union Internationale pour la Conservation de la Nature (UICN), une coalition regroupant scientifiques, conservateurs, institutions nationales et internationales, ONG, fondations et multinationales, une coalition qui est aujourd’hui la référence mondiale sur la « conservation » de la nature. C’est l’UICN qui produit entre autres la liste rouge et établit les standards pour les aires protégées. Après avoir jeté un oeil à ses partenaires et donateurs ainsi qu’aux autres « Parrains de la Nature », on commence à se demander si « Union Internationale pour la Conservation du Business » ne serait pas plus appropriée comme appellation. On trouve ainsi le Ministre de l’agriculture français, Total, l’Agence Française de Développement (AFD), Toyota comme sponsor officiel de la liste rouge, WWF, Nestlé, EDF, Rio Tinto, Engie, Agence Environnementale d’Abu Dhabi (état pétrolier) ou encore Shell.

Sur le site de l’UICN, nous pouvons lire ce genre de choses :

« La nature, c’est l’affaire de tout le monde. L’UICN a pour objectif de transformer la manière dont le monde des affaires valorise, gère et investit dans la nature, en mettant l’accent sur les opportunités et les bénéfices d’une approche plus durable. »

Il s’agit ni plus ni moins que de la captation totale de la nature par le secteur privé qui aboutira très vraisemblablement à une domestication de l’ensemble des espèces sauvages emblématiques d’Afrique. L’élevage d’animaux sauvages est déjà très répandu en Afrique du Sud et un changement dans le Animal Improvement Act – la législation sur l’élevage – décidé par le gouvernement en 2019, sans aucune consultation publique, a reclassé 33 espèces sauvages (rhinocéros noir et blanc, lion, guépard, zèbre, girafe, etc) dans la catégorie « animal de ferme ». Cette nouvelle législation autorise les éleveurs à se lancer dans une démarche « d’amélioration » visant à concevoir des animaux « génétiquement supérieurs » pour « augmenter la production et la performance ». Un exemple illustrant cette tendance ? L’élevage de rhinocéros se développe rapidement en raison de spéculateurs se lançant dans le business avec l’espoir de faire changer la législation pour autoriser le commerce de corne, une précieuse marchandise dont le prix se chiffre en dizaines de milliers d’euros sur le marché noir asiatique. John Hume est l’un de ces éleveurs sud-africains. Il possède à lui seul environ 1 700 rhinocéros sur sa ferme, ainsi que plusieurs tonnes de cornes dans ses coffres. Pour nourrir ses rhinos, John le fermier a construit des dizaines d’auges en béton à leur disposition, comme pour des cochons dans une ferme. Son lobbying a fonctionné puisque de plus en plus de responsables en Afrique du Sud considèrent que la légalisation du commerce de corne est la seule solution pour sauver l’espèce. Le pays a par ailleurs légalisé le commerce de corne sur son territoire en 2017, ce qui veut dire que John Hume peut écouler son stock de cornes à des réseaux de trafiquants qui les font passer illégalement en Asie – le commerce international reste interdit par la Convention internationale sur le commerce d’espèces sauvages menacées (CITES).

Pour revenir à Richard Leakey, c’est précisément la domestication d’espèces sauvages qu’il cautionne à travers ses propos. Et c’est également la position de l’UICN qui dans un récent communiqué publié le 30 mars 2020 déclarait :

« Avec environ la moitié des rhinocéros blancs et près de 40 % des rhinocéros noirs aujourd’hui conservés sur des terres privées ou gérées par les communautés, la tendance croissante à considérer les rhinocéros comme un fardeau coûteux pourrait limiter ou inverser l’expansion de leur aire de répartition et des effectifs de ces espèces. »

En d’autres mots, protéger la nature pour sa valeur intrinsèque est un « fardeau coûteux » dans le système marchand, il faut donc la domestiquer et l’exploiter pour en extraire une valeur ajoutée. Afin d’obtenir le consentement du public pour ce plan de domestication massif de la vie sauvage, le WWF et des influenceurs comme Jane Goodall, David Attenborough et Greta Thunberg ont déjà été mis à contribution dans une vidéo de la campagne Voice for the Planet publiée sur la page Youtube du Forum Economique Mondial.

Dans l’interview d’American Scientist, Richard Leakey explique que le changement climatique va pousser les habitants des pays du Sud, là où se trouve la majorité de la diversité biologique sur la planète, à migrer pour s’entasser dans les zones urbaines, donc dans des bidonvilles comme on peut en voir dans toutes les mégalopoles africaines. Non seulement Leakey semble se satisfaire du destin de ces millions de personnes, mais il raconte aussi n’importe quoi. Les professionnels de la conservation pratiquent l’expulsion des populations de manière systématique depuis maintenant plus d’un siècle et ont donc participé – et participent toujours – à la prolétarisation de millions de gens en Afrique. Ainsi, Calvin Klein et H&M sont ravis de pouvoir faire fabriquer leurs vêtements en Ethiopie dans des villes-usines où les salaires plafonnent à 23 euros/mois, soit plus de trois fois moins que le salaire des travailleurs de l’industrie textile au Bangladesh.

Aujourd’hui, UICN, WWF et cie font la promotion d’un accord international, un Global Deal for Nature, équivalent de l’accord de Paris pour la biodiversité visant à protéger 30 % de la planète d’ici 2030 pour atteindre à terme 50 %. Il s’agit ni plus ni moins que d’un plan de privatisation et de financiarisation, et donc de domestication et de soumission totale de la vie sur la planète au marché et à la technologie. Nous en avons un exemple très concret avec le rhinocéros noir ; les petits génies de la finance ont conçu l’année dernière le premier actif financier indexé sur la croissance de leur population, le Rhino Impact Bond. Cette logique de financiarisation de la nature existe depuis bien longtemps aux Etats-Unis avec les « mitigation banks » et se développe partout dans le monde. L’accord international pour la nature, c’est la généralisation de ce modèle à l’ensemble des pays via une harmonisation des réglementations pour faciliter le business. Sur ce sujet, je vous recommande le documentaire Nature, le nouvel eldorado de la finance disponible sur la VOD Arte et sous le nom Banking Nature disponible gratuitement sur Youtube (non sous-titré en français) :



Dernière précision, le président du WWF International est Pavan Sukhdev, un économiste qui a passé 14 ans à la Deutsche Bank. Habitué du Forum Economique Mondial de Davos, il a également sa propre société de conseil en développement « durable » basée en Suisse. La Suisse, pays où se trouvent les sièges du WWF International et de l’UICN, tous deux situés dans la ville de Gland, comme de nombreux sièges de multinationales. La boucle est bouclée.

Il est vraiment temps de stopper le carnage en optant pour des actions radicales.

Philippe Oberlé

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