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Certaines perturbations d’origine humaine sont bénéfiques aux écosystèmes

Traduction du chapitre Disturbances (« perturbations ») du livre Conservation Refugees publié en 2009 aux éditions MIT Press par le journaliste d’investigation Mark Dowie. Études scientifiques à l’appui, Mark Dowie explique dans ce passage comment la pratique traditionnelle de l’agriculture sur brûlis, du pastoralisme et du brûlage régulier (modéré) de prairies et de forêts peut contribuer à renforcer la « complexité écologique et la diversité des espèces ».

Évidemment, les communautés humaines vivant de la sorte dans le Sud global sont une plaie pour les États et les multinationales étrangères (particulièrement les industries extractives) qui veulent « libérer la productivité de la terre ». Les classes dirigeantes ont tout intérêt à les expulser pour les parquer dans des camps de réfugiés ou dans des bidonvilles aux abords des grands centres urbains. Pour accomplir leur sale besogne, les industries extractives peuvent compter sur l’appui de l’industrie de la conservation et des environnementalistes progressistes occidentaux qui souhaitent voir les sociétés rurales disparaître. Mark Dowie cite d’ailleurs dans son ouvrage des délégués indigènes lors du Fifth World Parks Congress de l’UICN qui se tenait en 2003 à Durban en Afrique du Sud :

« D’abord, nous avons été dépossédés au nom des rois et des empereurs, puis au nom du développement des États, et maintenant au nom de la conservation. »

Le déracinement de l’humanité, l’autre nom du Progrès de la civilisation.

La civilisation extrait la main d’oeuvre des campagnes pour agglomérer cette « ressource humaine » dans les grands centres urbains qui constituent le coeur du problème socioécologique global. Selon un papier de l’UICN intitulé Natural Solutions publié en 2015 :

« – Au cours des prochaines décennies, 95 % de l’expansion urbaine aura lieu dans les pays en développement.

– Les villes du monde n’occupent que 3 % de la surface de la Terre, mais représentent 60 à 80 % de la consommation d’énergie et 75 % des émissions de CO2.

– L’urbanisation rapide exerce une pression sur l’approvisionnement en eau douce, le traitement des eaux usées, le cadre de vie et la santé publique[4]. »

Les écologistes condamnent-ils la grande ville moderne, phénomène engendrée par la révolution industrielle, une concentration démographique qui s’est avérée être une véritable catastrophe sur tous les plans (sanitaire, psychologique, sociologique, écologique, politique, etc. ) ? Absolument pas, ils veulent la rendre « smart » et « durable ».

En outre, il est toujours assez ironique de voir des éco-urbains occidentaux à l’empreinte écologique désastreuse souhaiter la disparition des paysans, des éleveurs nomades et des chasseurs-cueilleurs assurant leur propre subsistance à la force des bras. Les seules sociétés « durables », car écologiquement soutenables, sont des sociétés faiblement hiérarchisées et sans État, avec un niveau technologique préindustriel et une faible concentration démographique. À l’opposé, le mode de vie de la technoculture moderne repose en totalité sur un écosystème de milliers de machines et sur l’exploitation de dizaines de millions d’esclaves humains dans le Sud global[1], la construction et l’entretien d’immenses infrastructures anéantissant le monde animal[2], la consommation de pétrole, de gaz, de charbon, le brûlage industriel de biomasse, l’électricité nucléaire ou encore l’extraction annuelle d’au moins 92 milliards de tonnes de matières premières (métaux, granulats, bois, pétrole, gaz, etc[3].).

Image d’illustration : agriculture itinérante sur brûlis (jhum) pratiquée par la tribu War-Khasi dans une zone montagneuse du nord-est de l’Inde. Des enfants participent pour éteindre le feu et limiter sa propagation. Cette région appartient à la Zomia : « l’un des plus grands espaces encore non étatique, sinon le plus grand, est cette vaste étendue de hautes terres que l’on a appelé massif du Sud-Est asiatique et, plus récemment, la Zomia. » (James C. Scott, Zomia ou l’art de ne pas être gouverné). D’une superficie de 2,5 millions de km², cette espace montagneux est habité par 80 à 100 millions de personnes qui, depuis des siècles voire des millénaires, fuient la coercition, l’esclavage et le racket des « États-rizières » des vallées. Sans surprise, l’ensemble de la Zomia appartient à un « point chaud » mondial de biodiversité.


Avant que Man and Nature ne soit envoyé à l’imprimerie, son auteur, George Perkins Marsh, voulait le publier avec un titre à connotation plus misanthropique – Man the Disturber of Nature’s Harmonies [« L’homme ce perturbateur de l’harmonie naturelle », NdT]. Son éditeur trouvait cela maladroit et trop négatif. Il l’en a dissuadé. Mais le message est resté dans le texte de ce classique influent des débuts de la pensée environnementale états-unienne. Les êtres humains sont destinés à perturber la nature, disait Marsh. Notre mission est de le faire à la manière d’administrateurs, pas comme des vandales.

Les biologistes de la faune, les écologues, les ethnobiologistes et les anthropologues préoccupés par nos perturbations de la nature ont, depuis la publication de Man and Nature en 1864, déployé des efforts considérables pour tenter de faire la distinction entre les perturbations écologiques négatives et positives de l’humanité. Ce n’est pas une tâche facile. La plupart des géographes, des écologues, des botanistes et des anthropologues s’accordent à reconnaître l’existence de ces deux types de perturbations, mais leur distinction est délicate et fait l’objet d’un débat permanent. Ils s’accordent également à dire que la survie d’un grand nombre d’espèces – plus qu’on ne le pensait autrefois – dépend des perturbations humaines et non humaines qui troublent et revitalisent les milieux naturels.

De nombreuses activités humaines ont un effet négatif sur les écosystèmes et une activité trop intense peut conduire d’autres espèces à l’extinction, sur ce point il y a consensus au sein de la science de la conservation. Et il existe des biologistes de la conservation travaillant sur le terrain qui sont convaincus qu’une perturbation humaine, même minime, conduit inexorablement à un déclin de la faune et de la flore. Cependant, un examen plus approfondi jette un autre regard sur certaines pratiques traditionnelles. L’étude de la culture sélective de plantes vivaces, du pâturage méthodique du bétail et de l’allumage délibéré de feux de prairies et de forêts suggère que l’intervention humaine peut, quand elle est pratiquée avec sagesse, renforcer la complexité écologique et la diversité des espèces.

Une étude menée en 1997 par Krishna Ghimire, de l’Institut de recherche des Nations unies pour le développement social, et Michel Pimbert, agroécologiste à l’Institut international pour l’environnement et le développement, a révélé que la diversité biologique des prairies du Serengeti était renforcée par les pratiques de pâturage et de migration des Maasaïs qui ont tendance à imiter les habitudes de pâturage de la faune sauvage locale.

Les Maasaïs font pâturer leur bétail de la vallée du Rift jusqu’au Serengeti depuis six à huit mille ans. Le bétail se nourrit des mêmes herbes que le topi [espèce d’antilope, NdT], le zèbre, la gazelle, l’impala et d’autres herbivores. Il empêche également les broussailles épineuses et les espèces végétales forestières de pousser démesurément, ce qui offre à la faune sauvage plus d’opportunités pour paître. En fait, de nombreuses études récentes sur l’écologie des pâturages révèlent une symbiose positive entre ongulés sauvages et domestiques lorsqu’ils se nourrissent ensemble. Quand elle est correctement gérée, la prairie partagée peut créer un milieu capable de mieux subvenir aux besoins des espèces sauvages et domestiques que si elles étaient séparées. D’autres études indiquent que si les perturbations sont trop rares ou trop légères, l’ « exclusion compétitive » peut entraîner une réduction de la diversité biologique, parfois à une seule espèce.

Fikret Berkes décrit ici la résilience des prairies créée par les bergers autochtones :

« Les éleveurs africains agissent de façon à créer une perturbation rythmée suivant les cycles migratoires d’une zone à l’autre. Ces perturbations créées par les herbivores contribuent à la capacité des prairies semi-arides de fonctionner dans un large éventail de conditions climatiques. Si cette capacité de l’écosystème à évoluer en fonction des battements migratoires est réduite, cela pourrait faire basculer la prairie dans un état relativement improductif, dominé et contrôlé par des plantes ligneuses durant plusieurs décennies. »

L’idée que des méthodes de pâturage rotatif soigneusement gérées peuvent améliorer la santé biotique est largement acceptée par les experts de l’agriculture traditionnelle et moderne.

Selon Ian Scoones, chargé de recherche à l’Institut d’études du développement du Sussex :

« La plupart des gestions pastorales traditionnelles peuvent désormais être considérées comme bénignes pour l’environnement. En effet, les institutions coutumières de gestion des terres sont des modèles potentiels pour l’avenir. »

Conservationnistes et défenseurs de la faune sauvage restent sceptiques. En fait, nombre de ceux qui remettent en question la théorie des perturbations positives s’en prennent justement à de telles études dans leurs critiques.

Allan Savory, fondateur de Holistic Management International et créateur de systèmes de pâturage rotatif hautement productifs, va un peu plus loin que les partisans du pâturage raisonné en encourageant les conservationnistes à envisager l’introduction d’ongulés domestiques dans les zones menacées par la désertification.

Selon Savory :

« Aucun outil scientifique connu ne peut mieux inverser la désertification que le bétail correctement géré, et ce jusqu’à ce que les populations d’herbivores et de prédateurs sauvages soient suffisamment rétablies pour maintenir les prairies. Si les parcs nationaux situés dans ces prairies doivent être régénérés, il serait [donc] judicieux d’envisager de travailler avec les éleveurs pour que leurs animaux, correctement menés, puissent restaurer l’habitat des animaux sauvages et les points d’eau. »

Bien que certains conservationnistes remettent également en question l’intérêt écologique du feu, ils contestent moins les incendies périodiques dans les forêts de conifères, qu’ils soient délibérés ou naturels. Ces derniers déclenchent l’ouverture des cônes sérotineux et percent des trouées dans la canopée, deux facteurs qui favorisent la prolifération d’espèces endémiques. De plus, des recherches approfondies indiquent que le brûlage des pâturages par les pasteurs favorise la repousse d’herbes nutritives qui sont attrayantes pour la faune et le bétail.

Une étude sur les pratiques de pâturage des Maasaïs a d’ailleurs révélé la chose suivante :

« [E]n interdisant les régimes de pâturage contrôlés, les parcs nationaux encouragent la croissance d’espèces de graminées moins savoureuses et nutritives pour les herbivores sauvages […]. Protéger la savane contre certains dégâts ou réduire l’hétérogénéité du milieu peut nuire à la résilience, [et] supprimer totalement le feu rend l’habitat vulnérable à des dommages beaucoup plus graves. L’accumulation de matière sèche crée les conditions pour des incendies de grande ampleur. »

Il reste encore difficile pour de nombreux conservationnistes d’accepter le fait que les événements extrêmes et les perturbations – même les chocs anthropiques comme le feu qui font passer rapidement les écosystèmes d’un état à un autre – peuvent avoir une réelle valeur écologique. Pourtant, il existe de nombreux exemples bien documentés comme la « gestion adaptative » mise en place par les autochtones des prairies de Camas à Willamette Valley dans l’Oregon.

Les racines comestibles de la plante Camas (également connue sous le nom de « pomme de terre indienne ») ont été pendant des siècles un aliment de base pour les peuples autochtones du Nord-Ouest américain. Les Camas se développaient dans de vastes prairies aux côtés de fleurs sauvages et d’herbes indigènes. Ces prairies, qui constituaient également des pâturages pour les wapitis de Roosevelt et d’autres ongulés, étaient périodiquement brûlées à la fin de l’été, après que les camas aient libéré leurs graines dans le sol. Lorsque le brûlage a cessé pour laisser la place aux ranchs des colons, les prairies ont rapidement été envahies par des arbustes, des conifères et des graminées exotiques. Les Camas ont disparu avec une multitude d’autres espèces dépendantes des prairies. Et une culture ancienne s’est éteinte.

La perturbation humaine la plus controversée est sans doute l’agriculture itinérante (ou agriculture rotative, chitemene, jhum ou, lorsque la désapprobation est voulue, slash and burn [« abattis-brûlis » ou « agriculture sur brûlis », NdT]). Bien sûr, l’agriculture rotative est une méthode d’exploitation agricole qui n’est pas toujours bien pratiquée. Dans certains cas, elle peut être dévastatrice pour les systèmes forestiers, en particulier dans les zones où la population augmente ou lorsqu’elle s’accompagne d’autres types d’extraction, comme l’exploitation forestière, ou lorsque les milpas [technique agricole traditionnelle associant maïs, courge et haricot grimpant, NdT] n’ont pas la possibilité de se régénérer. Certains écosystèmes forestiers répondent mieux que d’autres au défrichement par rotation. Lorsque cette technique est restée la même durant des milliers d’années, comme c’est le cas dans certains endroits du globe, elle peut améliorer la santé de tout l’écosystème. Cela passe par le choix de systèmes arboricoles appropriés, le défrichage et le brûlage de petites parcelles de forêt, la plantation et la rotation des cultures vivrières un nombre limité d’années en fonction du sol, puis le défrichage d’une nouvelle zone, en laissant l’ancienne en jachère pour qu’y repousse lentement la forêt.

Les Mayas sont l’une des communautés indigènes qui suscitent le plus d’indignation de la part des défenseurs de l’environnement à cet égard. L’agriculture itinérante pratiquée dans les régions mayas du Guatemala, du Belize, du Honduras et du Mexique crée, pendant une période prolongée, un désordre plutôt inesthétique. Au cours de l’été 2006, je me suis promené le long d’une clairière récemment créée à l’extérieur du village maya de Conejo au Belize. Je me dirigeais vers une section de sentiers non cartographiés du parc national de Sarstoon-Temash récemment créé. J’ai essayé d’imaginer l’horreur qu’aurait pu ressentir John Muir [pionnier anti-indien de la conservation aux États-Unis, NdT] ou John Terborgh [écologue anti-indien, NdT] à la vue des arbres déracinés et des souches gisant dans la boue, leurs troncs et leurs branches blanchis par le soleil et envahis par des plantes grimpantes.

Cependant, aussi peu attrayant que cela ait pu paraître à l’époque, les défrichements par rotation dans ce biome créent un schéma de perturbations où des parcelles de végétation jeune, plus résistantes aux ouragans et aux incendies fréquents, enrichissent des bosquets d’acajou de grande valeur qui les entourent. Les gestionnaires communautaires des ressources naturelles appellent ce processus « mosaïque en mouvement ». Il s’agit d’une forme courante de sylviculture contemporaine, largement préférée aux défrichements de type front pionnier et aux coupes rases étendues.

Des études réalisées par l’antenne de l’U.S. Forest Service (USFS) de Porto Rico ont conclu que les populations d’acajou de certaines forêts s’épanouissent bien dans le cadre de cette gestion faite de mosaïques mobiles. En fait, dans les forêts méso-américaines, l’USFS a conclu que l’acajou ne survivrait tout simplement pas sans ces perturbations. Des études anthropologiques concomitantes montrent que les Mayas qui pratiquent l’agriculture rotative dans ces régions le font depuis des siècles. En outre, l’anthropologue David Bray a constaté qu’une région de forêts communautaires exploitées présentait les taux de déforestation les plus bas du sud-est du Mexique, inférieurs à ceux des régions contenant des aires protégées.

Des études similaires menées au Sarawak (Malaisie) et en Thaïlande ont montré que l’agriculture itinérante traditionnelle générait beaucoup moins d’érosion que d’autres systèmes de gestion du sol et de défrichage. En fait, si elle est pratiquée avec soin, l’agriculture itinérante a une empreinte écologique plus faible que tout autre système utilisé sous les tropiques.

En observant la beauté immédiate et indéniable de la luxuriante forêt tropicale humide qui borde ce tas de troncs d’arbres au Belize, une vision accompagnée des cris de singes hurleurs et du rugissement du furtif jaguar, je pourrais comprendre que la culture rotative dérange. Dans ce contexte, il serait difficile de ne pas parler de culture sur abattis-brûlis, surtout immédiatement après l’incendie. Et sans avoir conscience des conséquences positives à long terme de l’agriculture itinérante le long du littoral atlantique de l’Amérique centrale, on pourrait être amené à soutenir l’expulsion des personnes qui la pratiquent. Heureusement, grâce à des recherches approfondies, les ministères de l’environnement de la région ont appris à reconnaître la valeur des perturbations humaines positives.

Les défenseurs de l’environnement ont décrit la tradition bantoue de l’agriculture itinérante, qui a été adoptée par certains Pygmées en Afrique centrale, comme une pratique destructrice des forêts. Mais Stéphanie Carrière, écologue à l’Institut de recherche pour le développement, a étudié l’agriculture itinérante utilisée par les Ntumu à la frontière entre le Cameroun et la Guinée. Elle a constaté que les agriculteurs ne coupent pas tous les arbres lorsqu’ils défrichent une parcelle, et que les « orphelins » restants constituent une base pour la régénération forestière. Dans certains endroits, elle a constaté que la biodiversité peut même être stimulée par cette pratique.

Dans le Para, au Brésil, les Kayapos cultivent depuis des siècles de petits jardins en rotation sur des parcelles de forêt qu’ils appellent Apêtês. Les biologistes de la conservation, même ceux qui questionnent sérieusement l’agriculture sur brûlis, pensent que les méthodes particulières des Kayapos sont bénéfiques pour la conservation des forêts.

La création d’un Apêtê commence par une petite butte naturelle de végétation d’un diamètre mesurant entre 0,9 et 1,80 mètre. Le monticule est un nid de fourmis abandonné riche en matière organique et creusé de manière à retenir l’humidité. Les graines ou les semis sont plantés dans chaque monticule pendant la première partie de la saison des pluies.

Les jardiniers Kayapos abattent souvent quelques arbres pour laisser entrer la lumière dans l’Apêtê. Des palmiers sont alors plantés à leur place, ainsi que des plantes grimpantes qui fournissent de l’eau potable. Après quelques années de culture, les Apêtês deviennent si naturels que les biologistes ne savent plus les distinguer comme des artefacts humains.

C’est ce qu’a observé le légendaire ethnoécologiste Darell Posey aujoud’hui décédé. Il a vécu parmi les Kayapo pendant vingt-cinq ans :

« Les Kayapos savent que certaines espèces se développent plus vigoureusement lorsqu’elles sont plantées ensemble. Ils parlent fréquemment de plantes qui font de “bonnes amies” ou de “bonnes voisines”. L’un des premiers de ces “complexes de voisinage” que j’ai pu découvrir est le tyrutiombiqua, ou “voisins des bananes”. Parmi les deux douzaines de variétés de tubercules comestibles et les nombreuses plantes médicinales qui prospèrent près des bananes, on trouve certaines des plantes mekrakeldja (“pas vouloir enfant”) qui sont très importantes dans la régulation de la fertilité chez les Kayapos.

D’autres communautés végétales gérées sont concentrées autour de la papaye, du genipapo (Genipa americana L.) et de l’urucu (Bixa orellana L.) qui produisent leurs propres microzones uniques de plantation. Les Kayapos définissent ces groupes de plantes synergiques en termes d’ “énergie végétale”. Ces groupes peuvent comprendre des dizaines d’espèces et nécessitent des schémas de culture complexes. Ainsi, un jardin kayapo est créé en combinant soigneusement différentes “énergies végétales”, tout comme un artiste mélange les couleurs pour produire une œuvre d’art. Les champs indiens se nourrissent de la diversité au sein des parcelles. Cette diversité est assez ordonnée pour l’œil Indien, avec des correspondances minutieuses entre les variétés de plantes et les conditions micro-environnementales. Là où nous voyons des plantations aléatoires dans les endroits cultivés, il existe en réalité cinq zones plus ou moins concentriques, chacune privilégiant des variétés de cultivars et des stratégies de culture différentes.

Les Kayapos exploitent les propriétés des jardins en transition entre l’état nouveau et ancien, mais ils créent également des zones micro-environnementales de plantation pour modifier les effets de la croissance de la forêt secondaire. Tout aussi significative est la conceptualisation indigène de communautés végétales – plutôt que d’espèces individuelles – comme base de la gestion écologique. »

Comme tant de cultures indigènes de par le monde, les Kayapos ne font pas de distinction entre les environnements cultivés et naturels. Tout est naturel, ou, pour reprendre les termes des Kayapos, c’est une « nature sauvage cultivée ». Et ce que nous appelons forêt secondaire, ils l’appellent « vieux champs ».

Selon Paul Robbins, géographe à l’université d’Arizona, la leçon scientifique tirée des pratiques de mosaïque mouvante des Kayapos, des Mayas et d’autres peuples suggère que les humains « peuvent maintenir la biodiversité en veillant à ce que, dans un écosystème donné, les perturbations soient suffisamment éparses et sporadiques pour créer une mosaïque de paysages dans laquelle coexistent des communautés végétales à plusieurs stades de rétablissement. » En d’autres termes, un paysage où les plantations, les zones de jachère, la végétation primaire, les pâturages, les jardins familiaux avec une grande variété de cultures (pas de monoculture) et les plans d’eau constituent un système de production unifié qui peut produire une perturbation saine de la nature. Des études sont actuellement en cours dans des zones protégées où de légères infractions aux règles de conservation, telles que les brûlages maîtrisés ou la récolte de fruits sauvages, d’herbes, d’écorces, de miel ou la coupe occasionnelle d’arbres semblent renforcer la biodiversité.

Selon William Adams, historien de la conservation :

« Lorsque les défenseurs de l’environnement commencent à élaborer des stratégies de conservation sur des terres habitées par des gens, ils doivent se rendre à l’évidence : la “nature” est généralement profondément influencée par l’action humaine. »

Ce n’est pas nécessairement une mauvaise chose ; en fait, comme le montrent certains des exemples précédents, cela peut être une bonne chose.

Il arrive que l’interdiction d’un mode de vie indigène, perçue comme une perturbation négative, puisse avoir l’effet inverse de celui recherché. Par exemple après l’arrêt de tout pâturage dans le parc national de Keoladeo au Rajasthan en Inde, l’herbe paspalum a tellement poussé sans le bétail pour la contrôler que les plans d’eau peu profonds des zones humides ont été recouverts, faisant disparaître les lieux de nidification des oiseaux aquatiques hivernant dans la zone. La réintroduction illégale de bétail dans la région a amélioré la situation. En fait, on a constaté que l’infraction délibérée aux règlements imposés par la conservation permettait de maintenir – voire d’accroître – la diversité florale dans divers endroits du monde. Peu de recherches ont été menées sur ce phénomène, mais certaines sont en cours.

Même en l’absence de données scientifiques concluantes, il n’est pas surprenant qu’une perturbation humaine volontaire imitant une perturbation naturelle, si elle est provoquée au bon moment, ait probablement le même effet sur un écosystème que la perturbation naturelle. Mais le timing est essentiel. Savoir précisément quand allumer un feu ou défricher une parcelle est un aspect profondément complexe des connaissances écologiques traditionnelles [voir cet autre article traduit sur les TEK – Traditional Ecological Knowledge, NdT]. Il en va de même pour savoir et comprendre exactement pourquoi certaines personnes enfreignent les règles de conservation. Leur motif est-il la survie ? La corruption ? Ou est-ce la rébellion contre un système conservationniste que les contrevenants ne peuvent ni voir ni comprendre, ou un projet fonctionnant sous l’appellation « cogestion » alors qu’il est en fait administré depuis une lointaine capitale, par une ONG étrangère sous contrat avec un gouvernement, une banque ou une agence internationale qui reconnaît à peine les droits ou l’existence des communautés indigènes ?


Traduction et commentaire : Philippe Oberlé


[1] https://www.france24.com/fr/afrique/20210612-hausse-du-travail-des-enfants-depuis-vingt-ans-nous-sommes-tous-responsables

[2] https://medium.com/@greenwashingeconomy/notre-insatiable-d%C3%A9sir-dacc%C3%A9l%C3%A9ration-an%C3%A9antit-le-monde-animal-gary-kroll-715eff41906f

[3] https://www.resourcepanel.org/fr/rapports/perspectives-des-ressources-mondiales

[4] https://www.iucn.org/downloads/natural_solutions_pas__health_and_well_being.pdf

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