Comment transformer la nature en marchandise
Dans une publication du Centre d’Économie de l’Université Paris-Nord (CEPN) intitulée « Dématérialiser la nature pour la faire entrer dans la sphère du marché » parue en 2018, l’économiste Hélène Tordjman, autrice du livre La croissance verte contre la nature, décrit les processus à l’œuvre pour intégrer les forêts, les océans ou l’atmosphère et les services associés – eau potable, air respirable, production de nourriture – à l’économie marchande[1].
Hélène Tordjman commence par faire un très intéressant et utile rappel sur la dynamique du capitalisme. Ce dernier nourrit son expansion perpétuelle en intensifiant et variant les moyens d’exploiter la nature. Pour cela, il utilise le système légal – donc l’État – pour exproprier les habitants originels d’une terre, détruire les communautés traditionnelles et les régimes fonciers préexistants. La relation à la terre est formalisée et uniformisée par une seule et même loi s’appliquant à tous (en théorie du moins). L’État quant à lui veille à son application en usant de son monopole sur la violence.
« Cette exploitation physique a été historiquement indissociable d’un grand mouvement d’appropriation juridique du milieu naturel, au fur et à mesure que ce dernier pouvait être exploité et rentabilisé. C’est ainsi que la terre, au travers du mouvement des enclosures, a progressivement pris le statut de propriété privée. Le droit qui en a résulté permet d’utiliser la terre (usus), de jouir de ses fruits (fructus) et de l’aliéner (abusus), conditions nécessaires à l’appropriation des revenus engendrés par les activités d’exploitation des ressources naturelles. Mais l’appropriation a presque toujours comme double inversé une expropriation : les enclosures ont entraîné l’expropriation de millions de paysans plus ou moins libres dans toute l’Europe occidentale ; quant à l’appropriation des terres en Amérique, elle s’est faite en expropriant les Amérindiens de leurs territoires, par la guerre et par le droit. »
Premier enseignement : les écologistes qui militent pour donner des droits à la nature déroulent en fait le tapis rouge à l’expansion capitaliste. On a vu ces dernières années des gens s’enthousiasmer, de manière assez pathétique il faut bien le dire, pour des droits accordés à des fleuves, des lacs ou des écosystèmes en Nouvelle-Zélande, en Colombie, en Inde, aux États-Unis ou au Canada[2]. Chose qui bien entendu ne sert strictement à rien pour empêcher les antibiotiques de contaminer allègrement les rivières partout dans le monde, un exemple parmi d’autres du désastre permanent que constitue la civilisation industrielle[3].
Sous l’impulsion du progrès des sciences et des techniques offrant de nouvelles voies pour exploiter, organiser et façonner le vivant, le capitalisme mute constamment. La production industrielle de connaissances par la recherche scientifique est centrale dans cette évolution. S’en suit une adaptation du droit pour qualifier, standardiser et établir la propriété intellectuelle sur de nouveaux objets – séquences génétiques, espèces végétales et animales, processus naturels, collections d’échantillons biologiques ou encore services rendus par les écosystèmes.
« Depuis une quarantaine d’années et l’émergence d’un régime de capitalisme dit financiarisé ou néolibéral, les modes d’exploitation et d’enclosure de la nature changent en profondeur et de nouveaux modes apparaissent qui trouvent dans les sciences de la nature et les biotechnologies leur origine et leur instrument. Des pans entiers de l’environnement sont ainsi happés par les nouvelles activités gestionnaires et productives. Les formes de l’appropriation physique et juridique se modifient radicalement, car ce qui est exploité et valorisé de la nature aujourd’hui est d’un autre ordre, souvent qualifié d’immatériel, faute de mieux. Ce dernier terme renvoie à la centralité de l’information, de la science et de la connaissance dans les processus de production et dans les objets produits. Le droit se modifie en conséquence, avec l’acceptation de la propriété intellectuelle sur le “vivant”, avec la qualification et la standardisation de nouveaux objets destinés à entrer dans la sphère de l’échange marchand. Séquences génétiques, variétés végétales et races animales, processus naturels, collections d’échantillons biologiques, “services rendus par les écosystèmes” constituent une nouvelle classe de marchandises fictives. Karl Polanyi (op. cit.) qualifiait ainsi le travail, la terre et la monnaie, toutes “choses” non produites en vue d’être échangées sur un marché, mais entrées dans le processus capitaliste grâce à des transformations institutionnelles, juridiques et politiques les rendant aptes à l’échange marchand. »
Déconstruire et dématérialiser un objet pour le transformer en marchandise fictive se déroule en trois étapes.
« Le premier processus est celui de la qualification de l’objet en marchandise, qui lui-même comporte deux étapes. La normalisation technique définit l’objet et ses contours de manière à ce qu’il soit mesurable, comparable et fongible. La deuxième étape est celle de l’appropriation juridique : c’est particulièrement délicat et problématique dans le cas de processus vivants, d’animaux et de végétaux, de grands cycles naturels comme celui du carbone ou de la formation des sols. Le second moment est celui de l’évaluation monétaire, dite aussi monétisation, qui consiste à donner une valeur monétaire au processus biologique ou à l’animal, qui deviendra sa “vraie” valeur, sa valeur de référence. Cette “vraie” valeur ne se concrétise en espèces sonnantes et trébuchantes que grâce à des dispositifs de valorisation qui transforment la valeur en prix, dans l’échange marchand de biens, de services ou d’actifs. Dans les termes de Marx, la valeur n’est plus idéelle, mais réelle. C’est dans ce troisième moment que se produit effectivement l’augmentation ou la diminution du capital. »
Qualifier la nature en marchandise
Normalisation technique
Hélène Tordjman illustre cette nouvelle dynamique d’appropriation de la nature à travers l’exemple des services écosystémiques. Notion apparue dans les années 1970 avec une autre – le capital naturel –, elle définit les services fournis gratuitement par la nature qui bénéficient aux humains. La notion s’inscrit pleinement dans la culture dominante, fondamentalement anthropocentrique et utilitariste. On ne s’intéresse pas à la nature pour elle-même ou pour son caractère sacré, comme c’est le cas dans d’innombrables autres cultures à travers le monde.
Le Millenium Ecosystem Assessment (MEA, 2005) distingue quatre grandes catégories de services écologiques :
- Les services d’approvisionnement ou de prélèvement (nourriture, eau, fibres (dont le bois), ressources génétiques, plantes médicinales) ;
- Les services de régulation, comme la séquestration de CO2 par les mers et les forêts, la filtration de l’eau par les sols, la prévention de l’érosion, le traitement des « déchets », la pollinisation… ;
- Les services culturels (usages récréatifs et beauté des paysages, inspiration artistique et spirituelle, lieux sacrés…) ;
- Enfin, les services dits de support, comme la formation des sols et la photosynthèse, sans lesquels les services qui précèdent ne pourraient exister.
Dans cette approche, la forêt est considérée comme un stock fournissant un flux de biens et de services en valeur dans le futur, un rendement annuel d’arbres par exemple. Même principe pour un stock de poissons qui produit un rendement annuel d’individus supplémentaires.
Le raisonnement ridiculement simpliste qui a inspiré cette captation de la nature par l’économie est le suivant : l’économie détruit la nature parce qu’elle ne peut la distinguer. L’économie est aveugle, rendons-lui la vue !
« Si la nature avait un prix, ceux qui la dégradent devraient payer, et ceux qui la protègent seraient récompensés monétairement. Les agents économiques auraient ainsi intérêt à protéger l’environnement. »
Mais comme l’explique Hélène Tordjman, cette simplification grossière de la nature pensée par et pour l’économie s’éloigne de la réalité biologique et conduira à une transformation radicale dans notre perception et nos interactions avec le vivant.
Disséquer puis découper en morceaux la nature est la première étape indispensable pour ensuite pouvoir la mesurer.
« Si la nourriture ou le bois peuvent se mesurer en kilogrammes ou en mètres cubes, par quel type de variables va-t-on pouvoir quantifier un peu ou beaucoup de pollinisation ou de photosynthèse ? »
Dans cette perspective, les espèces vivantes sont de plus en plus réduites à leur dimension d’information génétique. Chaque créature, chaque plante correspond à un « code », un « programme ». Il s’agit alors de piocher sur une espèce des séquences génétiques intéressantes et d’optimiser le génome d’une autre espèce pour obtenir les bons services (résistance aux ravageurs ou au stress hydrique par exemple).
Pour les récifs coralliens, la filtration de l’eau par les sols ou le maintien des habitats, les choses se compliquent, car chaque service, pour être évalué, fait appel à des disciplines scientifiques et à des techniques différentes. Pour les forêts, l’un des instruments retenus est la mesure de sa capacité à séquestrer du CO2. Hélène Tordjman détaille une méthode employée qui en dit long sur l’absurdité de cette logique comptable appliquée à la nature :
« Prenons l’exemple d’une forêt. Comment mesurer sa capacité à séquestrer du CO2 ? Une industrie de l’expertise en la matière s’est développée ces dernières décennies, avec ses modèles et ses artéfacts techniques dédiés, provenant en partie des techniques traditionnelles de gestion des forêts. Grâce à la photosynthèse, les végétaux transforment du carbone atmosphérique en différentes molécules de carbone, qui composent leur matière environ pour moitié. La biomasse, terme générique et indifférencié englobant tout ce qui vit ou a vécu sur Terre, mais n’étant pas fossilisé, est ainsi composée environ pour moitié de carbone. Évaluer la quantité de carbone stockée par les forêts exige donc de mesurer leur biomasse totale. Celle-ci comprend les arbres, les herbes et buissons qui forment les sous-bois, les systèmes racinaires, le bois mort et la vie organique des sols. Une des méthodes consiste à faire des inventaires exhaustifs sur de petits échantillons, puis à extrapoler leurs résultats à l’ensemble d’un territoire. On va ainsi couper tout ce qui pousse sur une petite surface de forêt, le sécher dans des fours et le peser, pour obtenir la quantité totale de biomasse présente sur la parcelle étudiée. On ajoutera environ 20% de biomasse pour la vie racinaire, et encore entre 10% et 20% pour la vie organique des sols, qu’on ne sait pas encore bien mesurer. Plutôt que de tout détruire pour le peser, les scientifiques ont trouvé un indicateur de la biomasse végétale, qui est la taille du diamètre du tronc de l’arbre à hauteur de poitrine. Des séries d’équations, dénommées allométriques, proposent des modélisations entre ces diamètres et le poids global de la biomasse présente. Outre ces modélisations, la science sera ici essentiellement statistique, puisqu’elle consistera à définir les bons échantillons à retenir pour servir de base aux extrapolations concernant l’ensemble d’une forêt. Les nouvelles technologies viennent à la rescousse des scientifiques de terrain. De nombreux outils d’imagerie satellitaire ont été récemment développés, utilisant ondes infrarouges, micro-ondes, radars et lasers. Elles permettent d’obtenir des données de biomasse globale, qui seront croisées avec les observations de terrain.
Ces méthodes induisent aussi une certaine forme de dématérialisation et de désincarnation de la nature : une forêt n’est plus perçue comme une population d’arbres aux essences variées et caractérisées par de subtiles interactions, mais comme un « stock de biomasse » et/ou un « puits de carbone ». Le terme même de biomasse est révélateur, par l’indifférenciation qu’il véhicule. Dans cette perspective, la diversité des espèces qui fait la richesse d’une forêt n’existe plus, pas plus que l’âge des arbres, leur caractère rare ou remarquable. Quant à leur vie sociale et sensible, n’en parlons même pas. Une telle vision explique qu’on n’ait pas de scrupule à couper une forêt ancienne pour replanter en monoculture de pins ou d’eucalyptus, espèces à croissance rapide : seul le volume de biomasse compte. »
Une autre normalisation technique des services écosystémiques nous vient des États-Unis avec les « banques de compensation » qui existent depuis les années 1970. Depuis, ce mécanisme s’est développé dans d’autres pays et notamment en Europe. Il suppose qu’un agent économique peut détruire un écosystème à condition qu’il compense par la restauration d’autres écosystèmes jugés équivalents. Une entreprise peut ainsi raser une forêt ancienne pour construire une autoroute à condition d’acheter des « crédits biodiversité » auprès d’une « banque de compensation ». Un tel système suppose la construction d’usines à gaz bureaucratiques pour dénombrer le nombre d’espèces du milieu, estimer leur abondance afin de les convertir en une « monnaie de biodiversité » permettant la comparaison entre deux territoires différents par exemple. Avec la globalisation d’un tel dispositif, on pourrait compenser la destruction d’une savane africaine par la restauration d’un récif corallien, chose totalement aberrante d’un point de vue écologique.
Privatiser la nature
Une bonne partie des services dont dépendent les habitants des pays industrialisés pour subsister au quotidien ont déjà été privatisés et s’échangent sur des marchés. Il s’agit de la nourriture et de l’énergie par exemple. L’eau commence elle-aussi à susciter l’intérêt des grandes entreprises comme Veolia et Suez.
Côté génétique, des millions de séquences animales, végétales et humaines sont déjà brevetées, donc accaparées par des intérêts privés. Une étude récente a montré que sur 13 000 séquences génétiques marines brevetées provenant de 862 espèces, allant du micro-organisme au cachalot, le géant allemand de la chimie BASF en possède 47 %, les autres firmes 37 %, et les universités 12 %.
Pour les services écosystémiques, l’appropriation ne s’applique pas directement à la pollinisation ou à la filtration de l’eau par les sols (impossible techniquement), c’est le droit foncier qui s’applique ici. Cela explique pourquoi les ONG de défenses des minorités autochtones (Survival International, Minority Rights Group, Rainforest Foundation UK, etc.) s’inquiètent de l’expansion des marchés financiers au « capital naturel » et aux « services écosystémiques ». La biodiversité se concentre aujourd’hui à 80 % sur les terres utilisées, habitées ou gérées par des peuples autochtones sous des régimes de propriétés fonciers variés, mais pour la plupart communautaires et traditionnels[4].
Dans un article précédent, nous avons décrit comment le « développement » des pays du Sud consistait en réalité en un accaparement massif de terres ancestrales appartenant à des communautés paysannes ainsi qu’à des peuples premiers.
Monétisation de la nature
Hélène Tordjman liste les différentes méthodes de valorisation de la nature.
L’optique classique coûts/bénéfices
Le service fourni par la nature est préservé quand sa conservation apporte plus de bénéfices que d’inconvénients sur le plan financier.
« Par exemple, si pour protéger une côte des inondations il coûte moins cher de maintenir une zone humide plutôt que de la détruire et de construire des digues, alors on la préservera. »
Donner un prix à une espèce
On demande à des échantillons de la population de différents pays d’attribuer un prix à des espèces.
« Une étude américaine de 1996 aboutit aux valeurs suivantes : pour l’Américain moyen, un grizzli “vaut” 46 dollars par an, une chouette tachetée 70 dollars, le saumon du Pacifique 63 dollars par an tandis que le saumon Atlantique n’en “vaut” que 8. Il y a sans doute plus de pêcheurs dans l’Ouest américain. »
Coûts de transport
On évalue les coûts de transport pour accéder à un beau paysage, ce qui est censé donner la valeur attribuée par les gens à tel ou tel écosystème. On utilise principalement cette méthode pour la valorisation des services non marchands liés à l’écotourisme. Il serait intéressant de savoir si dans cette approche les écosystèmes des pays du Nord où se concentre la masse des touristes sont automatiquement dévalorisés par rapport aux écosystèmes des pays du Sud.
Évaluation des coûts en cas de disparition
Il s’agit ici d’évaluer le coût que représenterait le remplacement par une technique artificielle d’un service écosystémique qui aurait été détruit.
« S’il n’y a plus d’insectes pollinisateurs et qu’il faut polliniser toutes les cultures à la main, cela coûterait environ 150 milliards de dollars par an : la pollinisation “vaut” donc 150 milliards. Dans la même veine, on peut évaluer la valeur d’un écosystème par les coûts qu’engendrerait sa restauration s’il est dégradé. »
En 1997, une étude chiffrait la valeur totale des services écosystémiques entre 16 000 et 54 000 milliards de dollars. En comparaison, le PIB mondial de l’époque était de 18 000 milliards. On comprend pourquoi la nature suscite l’intérêt soudain du secteur privé. Hélène Tordjman pointe les nombreux biais dans cette évaluation basée sur une méta-analyse rassemblant 600 études, notamment un niveau de connaissances très inégal entre les services listés et « l’agrégation de multiples valeurs obtenues par des méthodes d’évaluation différentes. » Parmi les récifs coralliens, les valeurs par hectare oscillent entre 37 000 dollars et 2 millions de dollars par an. Pour les zones humides côtières, cela va de 300 dollars à près de 900 000 dollars l’hectare.
Hélène Tordjman ajoute au sujet de la première étude (Costanza et al.) et de sa mise à jour en 2012 (De Groot et al.) :
« […] les écarts-types sont souvent supérieurs aux moyennes, ce qui d’un point de vue statistique devrait inciter les auteurs à se poser quelques questions quant à la validité de leurs résultats. Les résultats de Costanza et al. souffrent des mêmes limites. »
C’est sur ce genre de base scientifique approximative que s’établissent peu à peu les marchés de services écosystémiques. Intégrer le vivant à l’économie passe nécessairement par une vaste entreprise simplificatrice qui entre en contradiction avec la diversité du vivant.
Donner un prix à la nature
Évaluer monétairement la nature ne suffit pas, cette valeur devient effective et réelle uniquement dans l’échange au travers du prix obtenu par la rencontre de l’offre et de la demande sur un marché, ou au travers d’un contrat entre deux ou plusieurs parties.
Hélène Tordjman prend alors l’exemple d’un propriétaire de forêt puis dresse la liste des différents moyens à sa disposition pour la valoriser, chose qui en principe devrait l’inciter à préserver son « capital naturel » :
- Le premier moyen (le plus ancien) est l’exploitation du bois d’œuvre ;
- La bioprospection consistant à prélever des espèces de plantes utiles au point de vue génétique ;
- Recevoir des paiements pour services environnementaux (PSE) pour la préservation des rivières traversant la forêt qui alimenteraient par exemple une ville située en aval ;
- Devenir une « banque de compensation » ou une « réserve d’actifs naturels » si la forêt en question abrite une espèce menacée, ce qui lui donne la possibilité d’émettre des « crédits biodiversité » ;
- Participer au programme REDD+ (Reducing Emissions from Deforestation and forest Degradation), un dispositif des Nations Unies permettant de monétiser la séquestration du carbone ;
- La dernière solution est purement financière et consiste en l’émission de titres obligataires (Forest Backed Bonds) construits sur « des flux de revenus espérés d’une gestion “durable” ».
Le dispositif REDD+ donne la possibilité de compenser la destruction d’une forêt tropicale par une plantation d’eucalyptus, les deux se confondant sous l’appellation « puits de carbone ». On pouvait lire en 2019 dans le magazine Socialter que « de nombreuses études scientifiques ont montré qu’il était impossible de générer de façon fiable des crédits carbone REDD[5] ».
Ces dispositifs de marché sont-ils pour le moment efficaces, et le seront-ils à l’avenir ? Hélène Tordjman est catégorique :
« À mon sens non, et d’ailleurs les marchés de carbone, qui existent depuis le début des années deux mille, n’ont pas permis de diminuer les émissions de GES ; pas plus que REDD+ n’a ralenti la déforestation ou les “banques de compensation” n’ont d’effets globaux sur l’érosion de la biodiversité. »
L’économiste donne trois raisons à cela. D’abord la monétisation des services écosystémiques proposée par De Groot et al. crée une hiérarchie entre des écosystèmes sur la base de leur valeur monétaire. On peut alors détruire les moins onéreux. D’autre part, seul ce qui peut être mesuré est protégé : certaines espèces particulières ou la quantité totale de biomasse (qui ne donne aucune indication sur sa qualité – forêt ancienne ou plantation industrielle d’eucalyptus sont assimilées à des « puits de carbone »).
Autre problème, ce catalogue comptable du vivant considère chaque élément indépendamment des autres. La biosphère est au contraire caractérisée par une infinité de relations d’interdépendance d’une extraordinaire complexité entre des types d’organismes vivants dont personne ne connaît le nombre exact. Ignorer ou sous-estimer ces interdépendances reviendrait à générer de fait une « foultitude d’externalités qui n’apparaîtront pas dans les signaux de prix » selon Tordjman. À cela, il faut ajouter que les espèces n’existent pas réellement et ne servent qu’à établir une classification du vivant. Charles Darwin l’écrivait lui-même dans le chapitre De la variation à l’état de nature de son œuvre phare L’origine des espèces :
« On comprendra, d’après ces remarques, que, selon moi, on a, dans un but de commodité, appliqué arbitrairement le terme espèce à certains individus qui se ressemblent de très près, et que ce terme ne diffère pas essentiellement du terme variété, donné à des formes moins distinctes et plus variables. Il faut ajouter, d’ailleurs, que le terme variété, comparativement à de simples différences individuelles, est aussi appliqué arbitrairement dans un but de commodité. »
Plus loin, dans la conclusion :
« […] nous aurons à traiter l’espèce de la même manière que les naturalistes traitent actuellement les genres, c’est-à-dire comme de simples combinaisons artificielles, inventées pour une plus grande commodité. Cette perspective n’est peut-être pas consolante, mais nous serons au moins débarrassés des vaines recherches auxquelles donne lieu l’explication absolue, encore non trouvée et introuvable, du terme espèce. »
Si cette classification du vivant consiste en de simples « combinaisons artificielles », et si l’objet du capitalisme est d’accroître son pouvoir de façonner le monde, alors on peut s’attendre à une profonde réorganisation de la vie sur Terre suite à la marchandisation de la nature.
Pour que cette comptabilité du capital naturel et des services écosystémiques fonctionne, il faudrait à la fois que les marchés soient efficients (en pratique ça n’arrive jamais) et que la totalité de la biosphère – les millions (voire milliards si on descend à l’échelle microscopique) d’espèces et leurs interactions – soit connue. Seule une puissante intelligence artificielle serait capable d’effectuer cette opération, c’est d’ailleurs ce qu’espère le célèbre biologiste Edward O. Wilson dans son livre Half-Earth.
Dernier écueil de la financiarisation de la nature : l’idée de fixer la « vraie » valeur d’un service écosystémique ou d’un écosystème « n’a aucun fondement scientifique solide ».
« Les diverses méthodes d’évaluation environnementale souffrent toutes de biais plus ou moins importants, et leur agrégation, du fait de leur diversité, n’est pas légitime. La variation des évaluations d’un même écosystème en témoigne : la “vraie” valeur d’un hectare de récif corallien est-elle de 35 000 $ ou bien de deux millions ? Celle d’une zone humide de 300 $ ou de 900 000 $ ? La notion de “vraie” valeur est déjà problématique dans des contextes plus simples ; elle est ici entachée de tant d’incertitudes et d’évolutions à venir qu’il serait suicidaire d’y adosser les politiques de préservation de la biodiversité. »
Plutôt que de limiter la casse, attribuer un prix à la nature risque au contraire d’accélérer sa destruction en fournissant au secteur privé des outils incitatifs défectueux dont le réel objectif, dissimulé sous un discours pseudo-écologique, est d’offrir de nouvelles opportunités de croissance au capitalisme. Cette croissance économique n’aura rien d’immatériel, puisque les outils déployés reposent sur des hautes technologies extrêmement gourmandes en énergie et en matériaux.
Autre inquiétude déjà signalée : 80 % de la diversité biologique se concentre sur les terres des peuples autochtones. Des ONG dont Survival International craignent la destruction de la diversité humaine et des expropriations de plusieurs centaines de millions de personnes si ces mécanismes institutionnels – incluant la création d’aires protégées – se développaient à très grande échelle dans les années à venir[6].
[1] https://cepn.univ-paris13.fr/working-paper-n2018-12/
[2] https://reporterre.net/Lacs-rivieres-montagnes-Comment-accorder-des-droits-a-la-nature
[3] https://www.futura-sciences.com/planete/actualites/pollution-aquatique-antiobiotiques-inquietante-pollution-fleuves-monde-76245/
[4] https://www.worldbank.org/en/topic/indigenouspeoples#1
[5] https://www.socialter.fr/article/les-campagnes-de-reforestation-nouveau-greenwashing-des-entreprises
[6] https://www.survivalinternational.fr/actu/12457