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Non, un organisme n’est pas une machine

« Malgré tous ses succès, la biologie moderne s’est très peu attardée sur la question fondamentale qui se trouve au cœur même de la discipline, à savoir “Qu’est-ce qu’un organisme ?” Les biologistes contemporains (et d’ailleurs aussi les philosophes de la biologie) posent rarement cette question de manière ouverte et explicite. Une explication possible, c’est que nombre d’entre eux présupposent déjà la réponse : l’organisme est une machine[1]. »

– Daniel J. Nicholson

Traduction d’une interview du philosophe des sciences Daniel J. Nicholson publiée en 2016 sur le blog de la revue scientifique PLOS[2]. Il est également co-auteur de Everything Flows : Towards a Processual Philosophy of Biology (2018) paru chez Oxford University Press[3]. L’entretien aborde la question des différences fondamentales entre la machine et l’organisme vivant, un sujet qui devrait selon moi avoir une place centrale dans les débats autour des questions sociales et écologiques.

J’ai découvert le travail de Nicholson en effectuant des recherches sur les différences entre un être vivant et une machine. Si je suis arrivé à m’intéresser à ce sujet, c’est parce que j’ai constaté, au cours de mes observations quotidiennes augmentées de nombreuses lectures, que les Modernes vouent un culte à la machine. Après tout, quoi de plus normal lorsque vous interagissez au quotidien davantage avec des machines qu’avec des êtres vivants. Si la fascination pour la machine ne date pas d’hier, elle était autrefois l’apanage des élites intellectuelles et religieuses. C’est par exemple ce que montre le travail de l’historienne des sciences Jessica Riskin[4]. Dans une recension de l’ouvrage de Riskin, l’historien et sociologue des sciences Steven Shapin écrit :

« L’Église catholique était le principal mécène de “l’importante et turbulente population” d’automates qui “peuplaient le paysage de l’Europe de la fin du Moyen Âge et du début de l’époque moderne” et constituaient “des éléments familiers de la vie quotidienne”. Il y avait des Christs mécaniques sur la croix, s’inclinant, tremblant et roulant des yeux en signe d’agonie ; le coq mécanique chanteur situé au sommet de la grande horloge des Trois Rois de la cathédrale de Strasbourg ; des anges automates transportant les âmes saintes vers leur récompense céleste ; et une Assomption mécanique de la Vierge – Marie béatement hissée vers le ciel par une “vis sans fin[5]”. »

De nos jours dans les pays industrialisés, les machines ont colonisé la moindre parcelle de notre existence. Comme le remarque le philosophe de la technologie Langdon Winner, « notre emploi quotidien de termes comme “buguer”, “planter”, “capter”, “connecter”, “programmer”, “logiciel”, “mettre à jour” ou “réseau”, pour désigner toutes sortes de choses, expose bien l’étendue de l’influence de la haute technologie sur notre perception de la vie humaine[6]. » Que l’inquiétude principale de bon nombre de nos contemporains soit de trouver une énergie « propre » et « décarbonée » pour continuer à faire fonctionner des machines est un autre signe évident de cette vénération, symptôme d’un esclavage technologique généralisé. En effet, nous sommes devenus, au cours de l’âge industriel, totalement dépendants des machines pour le moindre de nos besoins, et peut-être bientôt pour respirer ou nous reproduire.

Comme autrefois, ce sont les élites qui semblent les plus touchées par l’aliénation machinique. En effet, des ingénieurs fascinés par la puissance des machines qu’ils construisent ne peuvent que tendre vers l’irrationalité la plus obscène. Rodney Brooks, l’un des grands pontes de la robotique, affirme que « la science moderne considère que l’être humain est une machine ». Dans la même interview, il déclare que, sur le plan intellectuel, il voit ses enfants, sa famille et ses proches comme des machines[7]. Dans un autre registre, on trouve les cybernéticiens qui s’amusent à modéliser des systèmes complexes comme des villes, des sociétés, voire le monde entier. Jay Forrester a construit le modèle informatique utilisé par l’équipe Meadows pour son fameux rapport commandé par le Club de Rome et publié en 1972. L’ingénieur polytechnicien Jean-Marc Jancovici perpétue la tradition[8].

Cette façon d’envisager l’évolution des sociétés humaines sous le prisme de la physique, afin de la réduire à une quête mécanique d’efficacité, est très éloignée de ce que nous enseignent les anthropologues, historiens et sociologues. Dans une excellente série documentaire diffusée sur la BBC il y quelques années, le réalisateur Adam Curtis estime que « les machines nous ont amenés à croire que l’on pourrait créer un monde stable qui durerait pour l’éternité[9] ». Le monde n’a jamais été aussi instable qu’aujourd’hui, et cela ne va faire qu’empirer au cours des décennies à venir[10], mais certains persistent dans l’automystification. Comme dirait le rappeur Zippo, il serait peut-être temps de « remettre le génie dans sa lampe[11]. »


Organismes ou machines ?

Dan Nicholson est d’abord un scientifique, un biologiste moléculaire. Cependant, contrairement à la plupart des chercheurs dans le domaine de la biologie, un domaine en expansion et en évolution constantes, Dan s’interroge sur les directions que prennent des domaines tels que la biologie synthétique. Titulaire d’un doctorat en philosophie, Dan concentre désormais ses recherches sur la manière dont les modèles de machines peuvent expliquer la biologie. J’ai eu un entretien avec Dan au sujet de ses publications sur la conception machinique des organismes (CMO), afin d’obtenir des informations intéressantes sur l’orientation de la recherche biologique aujourd’hui :

Aakriti : Avant d’entrer dans le vif du sujet, j’aimerais savoir comment vous êtes arrivé à vous intéresser à ce thème. Pourriez-vous me décrire brièvement votre parcours et les événements qui vous ont amené à réfléchir et à faire des recherches sur les similitudes et les différences entre les organismes et les machines ? Comment en êtes-vous arrivé à vos conclusions ?

Dan : J’ai une formation en biologie moléculaire. Cependant, j’ai rapidement été déschanté par la minutie abrutissante qu’exige la pratique concrète de la biologie (c’est-à-dire par l’ennui et la monotonie de la recherche expérimentale). J’ai donc réorienté mes efforts pour passer de la biologie à la réflexion sur la biologie. Concrètement, cela signifie que j’ai abandonné la biologie moléculaire au profit de l’histoire et de la philosophie des sciences. Lorsque j’ai commencé à examiner l’évolution historique des débats philosophiques sur la définition de la vie (le terme « vie » n’étant pas entendu au sens philosophique, mais comme un phénomène strictement biologique), j’ai découvert que l’analogie entre l’organisme et la machine était centrale dans cette discussion. Ce qu’un penseur ancien de la biologie a pu écrire sur la définition de la vie ou sur la relation entre biologie et physique découle plus ou moins directement de son positionnement – autrement dit, s’il considérait les organismes comme étant de nature mécanique ou s’il pensait qu’il s’agissait d’une caractérisation dangereusement trompeuse. L’importance de cette idée ne concerne pas seulement les historiens des sciences. De nos jours, les analogies avec les machines sont omniprésentes dans la biologie ! Les biologistes moléculaires parlent des complexes protéiques comme de « machines moléculaires » ; les biologistes du développement parlent du déroulement du développement comme de l’exécution d’un « programme » codé dans le génome ; quant aux biologistes évolutionnistes, ils parlent de la sélection naturelle comme d’un ingénieur et des adaptations comme étant le résultat d’un dessin intelligent. Il s’agit donc bien d’une question d’actualité dans la biologie contemporaine, même si on n’en a pas toujours conscience.

Pour continuer l’exploration des différences machine/organisme, je recommande le livre de Bertrand Louart, Les êtres vivants ne sont pas des machines (2018), qui rejoint sur certains points le propos de Nicholson.

Aakriti : Dans vos articles, l’un de vos principaux arguments contre la conception machinique des organismes (CMO) est qu’un organisme possède une intentionnalité intrinsèque alors que l’intentionnalité est extrinsèque à la machine. Pourquoi en arrivez-vous à cette conclusion ? Pourrait-on dire qu’un organisme ne se préoccupe pas de lui-même, qu’il a seulement l’illusion de croire qu’il se préoccupe de lui-même, mais qu’il sert en fait un but plus large (comme la procréation et la transmission de son matériel génétique, et le développement de son espèce) ? Ou ai-je mal interprété ce que vous entendez par « intrinsèquement intentionnel » ?

Dan : La distinction entre finalité intrinsèque et finalité extrinsèque est censée englober la plupart (sinon la totalité) des différences majeures entre les organismes et les machines en faisant appel à ce qui, à première vue, semble être leur similitude la plus évidente, à savoir le fait qu’ils opèrent en vue d’atteindre des objectifs particuliers. Cependant, l’élément essentiel, c’est qu’ils le font de deux manières très différentes. Une machine a une finalité extrinsèque dans le sens où elle travaille/fonctionne en vue d’une fin qui lui est extérieure, c’est-à-dire qu’elle ne sert pas ses propres intérêts, mais ceux de son fabricant ou de son utilisateur. Un organisme, en revanche, est intrinsèquement intentionnel dans le sens où ses activités sont orientées vers le maintien de sa propre organisation, c’est-à-dire qu’il agit pour son propre compte. La finalité intrinsèque des organismes repose sur le fait qu’ils sont des systèmes auto-organisés, auto-produits, auto-entretenus et auto-régénérés. À l’inverse, la finalité extrinsèque des machines repose sur le fait qu’elles sont organisées, assemblées, entretenues et réparées par des agents extérieurs. Un organisme maintient son intégrité et son autonomie en tant que totalité en régulant, réparant et régénérant ses parties. Mais une machine dépend d’une intervention extérieure non seulement pour sa construction et son assemblage, mais aussi pour son entretien et sa réparation. Je considère qu’il s’agit là d’une différence cruciale et très générale. Elle explique pourquoi il convient de parler d’une conception intelligente en amont pour les machines et non pour les organismes, pourquoi le réductionnisme suffit comme stratégie explicative dans le contexte des machines et non celui des organismes, et pourquoi nous parlons de machines qui fonctionnent mal, ce que nous ne faisons pas avec les organismes. Je peux développer l’une ou l’autre de ces affirmations si vous souhaitez obtenir davantage d’éclaircissements. Les organismes, qu’ils soient conscients ou non de leur propre existence, fonctionnent et opèrent de manière à assurer le maintien de leur propre organisation, et donc la poursuite de leur propre existence. Ce que fait un organisme (et cela inclut toutes les réactions physiologiques et biochimiques qui ont lieu en son sein) sert en fin de compte à maintenir sa propre existence à travers le temps. L’organisme n’a pas besoin d’en être conscient pour que cela soit vrai. Bien sûr, rester en vie n’est pas le seul but de la vie. La reproduction, comme vous le soulignez, est également d’une importance capitale et, selon la branche de la biologie dans laquelle vous vous spécialisez, vous pouvez être enclin à croire qu’elle est plus importante. Mais le fait est que l’on peut survivre sans se reproduire, mais que l’on est incapable de se reproduire sans survivre (du moins, survivre jusqu’à ce que l’on puisse se reproduire !) Je pense donc que le défi thermodynamique consistant à rester en vie et ordonné dans un monde qui évolue inexorablement vers des degrés toujours plus élevés de désordre entropique est le plus fondamental et le plus redoutable de tous les objectifs de la vie. C’est pourquoi il fournit un moyen utile de distinguer le biologique du mécanique.

Aakriti : Vous dites que les organismes s’auto-génèrent et s’auto-entretiennent, ce qui les différencie des machines ; mais que pensez-vous de la dépendance des organismes ? Ce que je veux dire par là, c’est que les organismes ont besoin de nourriture, de subsistance, d’environnements particuliers, et dans notre cas, de médecins et d’autres infrastructures. En ce sens, un organisme ne peut-il pas être considéré comme une machine plus intelligente ou plus évoluée ? Dans le même ordre d’idées, les robots dotés d’intelligence artificielle sont-ils des organismes (c’est un peu de la science-fiction, mais quelque chose du style des robots du film Terminator, si on en arrive là) ?

Dan : Je ne vois pas de conflit ici. Dire que les organismes sont des systèmes autonomes (c’est-à-dire qu’ils agissent pour leur propre compte) ne signifie pas qu’ils sont autosuffisants. Comme vous le notez, les organismes sont fortement dépendants de leur environnement. Du fait qu’il existe à l’état hautement organisé, loin de l’équilibre thermodynamique, un organisme doit continuellement échanger de la matière et de l’énergie avec son environnement pour rester en vie. Lorsque ce flux s’arrête, la mort frappe. Le contraste avec les machines est ici particulièrement parlant. Une machine peut fonctionner pour effectuer une tâche particulière ou être à l’arrêt. Les organismes, de leur côté, n’ont pas d’interrupteur. Lorsqu’un organisme cesse de fonctionner (au sens thermodynamique du terme), il cesse d’exister. L’autonomie des organismes ne signifie pas qu’ils peuvent vivre indépendamment de leur environnement, c’est important de souligner ce point.

Toute tentative pour distinguer les organismes des machines peut potentiellement se heurter à un problème. Il faut toujours envisager la possibilité que la technologie future se développe à un point tel qu’elle nous permettra de créer des machines dotées des caractéristiques que nous considérons comme les plus distinctives des organismes. Que se passera-t-il alors ? Ma réponse est que si nous parvenions un jour à concevoir un système artificiel qui possède tous les attributs propres aux systèmes vivants (auto-organisation, autoproduction, auto-entretien, auto-régénération et, par conséquent, finalité intrinsèque), je n’aurais aucun problème à le déclarer vivant, malgré son origine artificielle. À bien y réfléchir, la question des origines n’est pas si importante. Oui, il est vrai que jusqu’à présent, tous les organismes ont évolué naturellement et que toutes les machines ont été créées artificiellement. Mais ce n’est pas le fait d’être le produit de l’évolution qui fait des organismes ce qu’ils sont. Et le fait d’être le produit d’une conception artificielle n’est pas ce qui fait des machines ce qu’elles sont. À mon avis, la distinction entre les formes intrinsèques et extrinsèques de finalité est bien mieux adaptée que la distinction entre les origines naturelles et artificielles pour rendre compte des caractéristiques respectives des organismes et des machines.

Aakriti : Dans vos écrits, vous mentionnez que nous étudions les organismes « de haut en bas », alors que nous étudions les machines « de bas en haut ». Est-ce parce que nous commençons seulement à comprendre de quoi sont faits les organismes, etc., et que donc nous n’avons pas encore développé une approche ascendante, puisque les machines sont manifestement une création humaine et que nous les comprenons donc mieux que nous-mêmes ?

Dan : Ce que je dis (à la page 163 de mon article de 2014), c’est que le développement embryonnaire est un processus « descendant », alors que la construction des machines est « ascendante ». Qu’est-ce que cela signifie et pourquoi est-ce important ? Dans ce passage, j’attire l’attention sur le fait que les organismes et les machines naissent de manière radicalement différente. L’ensemble constitutif de la machine à l’état de produit fini n’existe pas en tant que tel avant l’assemblage des pièces qui la composent. On conçoit d’abord toutes les pièces de la machine, puis celles-ci sont agencées pour constituer le tout. Dans le cas de l’organisme, la situation est inversée. Ici, on part déjà d’un « tout » intégré rudimentaire, à savoir l’œuf fécondé. Au fur et à mesure que le zygote [œuf fécondé, NdT] se développe, ses régions commencent à se différencier en tissus et en organes. D’une certaine manière, les parties que l’on identifie dans un organisme adulte apparaissent beaucoup plus tard que le tout dont elles dérivent. Cette différence ontologique a des implications épistémologiques et méthodologiques importantes. L’approche réductionniste (c’est-à-dire le fait de décomposer le système en ses parties pour le comprendre) fonctionne brillamment avec les machines, car le réductionnisme est tout simplement l’inverse de l’assemblage. Lorsque nous étudions les machines en les décomposant, nous ne faisons qu’inverser le processus par lequel elles sont nées. Mais dans le cas des organismes, les décomposer revient à faire « violence » à leur nature. Car concrètement, les organismes ne sont pas au départ constitués de différentes parties. Les parties sont des parties en vertu du tout. Elles ne peuvent donc pas être pleinement comprises indépendamment du tout dont elles sont extraites (notez l’accent mis sur le mot « pleinement » – bien sûr, on peut apprendre beaucoup en étudiant les différentes parties d’un organisme, comme en témoignent clairement la biochimie et la biologie moléculaire). La difficulté de construire un organisme à partir de zéro (par une approche véritablement « ascendante ») réside dans le fait qu’un nombre important de ses propriétés et capacités émergent de l’ensemble lorsqu’il est déjà intégré et organisé. Aucune des parties qui le composent ne se suffit à elle seule (ou dans différentes combinaisons), ni ne permet d’expliquer pourquoi l’ensemble du système fonctionne comme il le fait. Ce n’est que lorsque ces parties sont toutes considérées comme une entité collective et systémique que l’on peut vraiment comprendre pourquoi les organismes fonctionnent et se comportent comme ils le font. Cela impose évidemment des restrictions assez sévères à l’adéquation explicative des programmes réductionnistes en biologie. Ce qui est certain, en tout cas, c’est que de telles approches ne suffisent pas (comme dans le cas des machines).

Aakriti : Que pensez-vous du génie génétique ? Vous en parlez brièvement dans l’un de vos articles, mais j’aimerais savoir si vous avez quelque chose de plus à ajouter à ce sujet. Par exemple, une bactérie E. coli que nous modifions pour produire des substances chimiques spécifiques, telles que des biocarburants, est-elle toujours considérée comme un organisme ou est-elle désormais une machine parce que la bactérie sert un objectif extrinsèque ? En outre, et pardonnez-moi si cette question semble incorrecte, est-ce une bonne chose ou non ? En d’autres termes, devrions-nous contrôler d’autres organismes pour qu’ils servent nos objectifs de cette manière ?

Dan : Le génie génétique complique dans une certaine mesure la distinction entre finalité intrinsèque et finalité extrinsèque, car nous modifions des bactéries pour servir nos propres fins (tout comme, par le passé, nous avons domestiqué des animaux et cultivé des plantes pour servir nos propres fins). Dans ce cas, ces organismes semblent avoir une finalité extrinsèque (du moins pour nous qui les utilisons et les exploitons). Cependant, cela ne représente qu’une interférence contingente avec le fonctionnement naturel de ces organismes, qui, laissés à eux-mêmes, agiraient de manière intrinsèquement intentionnelle en leur nom propre (plutôt qu’en notre nom). En fait, même lorsque nous utilisons ces organismes dans notre propre intérêt, ils travaillent avant tout pour eux-mêmes. Les bactéries qui produisent des substances chimiques spécifiques pour nous (pour reprendre votre exemple) produisent également toutes les autres substances chimiques dont elles ont besoin pour maintenir leur propre intégrité métabolique. En effet, nous ne pouvons pas aller à l’encontre des « intérêts » intrinsèques d’un organisme. Au contraire, exploiter des organismes avec succès (via la domestication, l’agriculture et maintenant l’ingénierie génétique) est possible à condition que nos objectifs extrinsèques n’entrent pas en conflit avec la pulsion de survie fondamentale de l’organisme – pulsion qui caractérise tous les systèmes vivants. Ce n’est qu’une fois ce besoin fondamental satisfait que les organismes peuvent servir à d’autres organismes (nous par exemple). Nous pouvons à nouveau comparer cette situation à celle des machines. En tant qu’utilisateur, vous pouvez faire faire à une machine tout ce que vous voulez sans avoir à vous soucier de savoir si cela va à l’encontre des intérêts de la machine. La machine n’a pas d’intérêts propres. C’est un instrument conçu, créé et utilisé par nous pour servir nos propres intérêts. D’une certaine manière, les machines sont des extensions de nous-mêmes. Elles n’ont pas d’agentivité propre.

Quant à la question de savoir s’il est bon ou non d’utiliser des organismes, c’est une question très complexe qui dépasse mes compétences (nous quittons ici la philosophie de la biologie pour entrer dans la bioéthique). Il est toutefois évident que si l’on considère les organismes comme des machines, il n’est pas nécessaire de ressentir une obligation morale à leur égard (pour les raisons évoquées plus haut). Dans ce cadre, comme les machines n’ont pas d’intérêts et que les organismes sont des machines, nous pouvons faire ce que nous voulons avec les organismes sans nous sentir moralement responsables de nos actes. Cela dit, je ne suis pas en train d’expliquer que nous ne devrions pas utiliser les organismes. Je dis simplement que le fait de réaliser que les organismes sont fondamentalement différents des machines nous oblige à être plus conscients de la manière dont nous les traitons.

Traduction : Philippe Oberlé


  1. https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S1369848613000824

  2. https://theplosblog.plos.org/2016/01/organisms-or-machines/

  3. https://global.oup.com/academic/product/everything-flows-9780198779636?cc=fr&lang=en&

  4. Voir son article dans le magazine Aeon https://aeon.co/essays/can-animals-be-usefully-described-as-clockwork-machines

  5. Voir la critique du livre de Riskin faite par l’historien et sociologue des sciences Steven Shapin : https://www.lrb.co.uk/the-paper/v38/n23/steven-shapin/more-than-machines

  6. Langdon Winner, La Baleine et le Réacteur : à la recherche de limites au temps de la haute technologie, 1986.

  7. Voir le documentaire d’Avi Weider, Welcome to the Machine, 2014 : https://vimeo.com/ondemand/welcometothemachine

  8. https://jancovici.com/transition-energetique/choix-de-societe/leconomie-peut-elle-decroitre

  9. https://www.filmsforaction.org/watch/bbc-all-watched-over-by-machines-of-loving-grace/

  10. https://www.defense.gouv.fr/aid/actualites/parution-du-volume-2-louvrage-ces-guerres-qui-nous-attendent-red-team-defense

  11. https://youtu.be/BJb9FTEWSEs

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