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Le premier réacteur nucléaire a été développé pour fabriquer la bombe A

Pour nous rafraîchir la mémoire sur l’histoire de cette technologie détestable qu’est le nucléaire, j’ai traduit un article d’Alex Wellerstein publié dans le magazine The New Yorker en 2017[1]. L’article revient sur l’histoire du premier réacteur nucléaire. Wellerstein est historien des sciences et professeur au Stevens Institute of Technology, dans le New Jersey. Il publie ses enquêtes sur le nucléaire sur le blog Restricted Data et a également créé NUKEMAP, un outil de simulation d’arme nucléaire[2].

J’ai eu l’idée de traduire ce texte après avoir visionné Oppenheimer (2023), le dernier film de Christopher Nolan couvert d’éloges par les médias. On ressort de la séance sans avoir vraiment intégré le processus de fabrication d’une bombe atomique. Le film est de manière générale assez confus. Le réalisateur donne l’impression d’avoir priorisé la forme – le spectacle – sur le fond. Il n’est pas dit explicitement que les premiers réacteurs nucléaires ont été développés au départ dans le but spécifique de produire le plutonium nécessaire à la fabrication d’un certain type de bombe atomique, celles au plutonium 239. Fat Man, la bombe larguée sur Nagasaki, était une bombe au plutonium.

Fat Man, la bombe au plutonium larguée sur Nagasaki, a tué entre 60 000 et 80 000 personnes sur une population de 250 000 habitants d’après les estimations les plus récentes (Wikipédia).

D’après un rapport du Sénat, cinq éléments sont principalement utilisés pour la fabrication d’armes nucléaires : l’uranium 235, l’uranium 238, le plutonium 239, le tritium et le deutérium. Ces éléments se retrouvent en partie dans les déchets produits par les centres de recherche, l’industrie, la médecine et l’armée. Mais l’écrasante majorité de ces éléments provient des centrales nucléaires de production d’électricité ainsi que des usines de préparation et de retraitement des combustibles.

Qu’est-ce que cela veut dire ? En gros, tant que l’industrie nucléaire ne sera pas totalement démantelée, la menace d’une guerre nucléaire (et de terrorisme nucléaire) sera permanente et ira en s’accroissant. Un ancien directeur de l’Agence internationale de l’énergie atomique déclarait il y a près de 20 ans que l’assemblage d’une bombe nucléaire artisanale avec des matériaux issus de la contrebande n’était qu’une question de temps[3].

Il y a une dizaine d’années, l’ingénieur physicien Derek Abbott insistait sur l’insécurité permanente dans laquelle nous plonge l’industrie nucléaire.

« L’existence de l’énergie nucléaire crée une infrastructure où les matières premières et l’expertise pour la fabrication d’armes peuvent proliférer. Les différents types de réacteurs possèdent des niveaux variables de résistance à la prolifération, mais peu importe leur appellation, le fait est que tous les réacteurs et tous les combustibles nucléaires (déchets inclus) peuvent être utilisés pour la fabrication d’une bombe sale, voire d’une bombe nucléaire[4]. »

Une inquiétude confirmée par les faits en 2015. En Belgique, des terroristes ont entrepris de surveiller par caméra un physicien du Centre d’études nucléaires de Mol, endroit où sont stockées des quantités d’uranium suffisantes pour fabriquer une bombe sale. Un an plus tôt, un réacteur de la centrale de Doel a été saboté, mais heureusement « le pire a été évité[5] » selon le journal Le Monde. Pour combien de temps encore ?

Récemment, des scientifiques français ont appelé dans une tribune parue fin septembre « à la mise en œuvre d’un projet Manhattan de la transition énergétique » afin de sauver – et certainement pas « décarboner » – le système industriel. Ces gens sont de toute évidence déconnectés de la réalité, obsédés par la puissance et la gloire. Aucune leçon ne semble avoir été retenue de l’expérience d’Oppenheimer.

D’autres articles sur le nucléaire ont été publiés sur ce blog :


Souvenons-nous du Chicago Pile, le premier réacteur nucléaire au monde (par Alex Wellerstein)

Le 2 décembre 1942 a été le jour le plus froid à Chicago depuis près de cinquante ans. En cette journée glaciale, une équipe d’hommes et de femmes s’est rassemblée sous les gradins du Stagg Field de l’université de Chicago pour allumer un feu discret. Beaucoup d’entre eux venaient de l’autre côté de l’Atlantique où la Seconde Guerre mondiale faisait rage. Ces équipes étaient membres du Metallurgical Laboratory (« laboratoire métallurgique ») et participaient à son développement. Créée au mois de janvier de la même année, cette organisation stockait une collection poussiéreuse de graphite, d’uranium et d’équipement scientifique nommée the Pile (« la Pile »). Aujourd’hui, nous la connaissons sous un autre nom : le premier réacteur nucléaire au monde.

Le Chicago Pile méritait bien son nom de « low-tech[6] ». Il s’agissait d’un tas de quarante mille blocs de graphite, maintenus ensemble dans un cadre en bois de 7,6 mètres de large et 6 mètres de haut. La moitié des blocs environ comportait des trous contenant de petites quantités d’oxyde d’uranium ; et à l’intérieur de quelques autres de ces blocs se trouvaient des pépites de métal d’uranium raffiné dont la production était encore un processus nouveau. La Pile comportait peu de dispositifs de sécurité. La seule protection des scientifiques contre les radiations provenait d’un ensemble de barres de contrôle en cadmium, conçues pour être insérées et retirées à la main, ainsi que des théories et des calculs non vérifiés. Comme le soulignera plus tard un rapport gouvernemental, « il n’y avait pas de directives à suivre ni de connaissances préalables sur lesquelles baser ces travaux ». Les responsables de l’université et ceux de la ville n’ont pas été informés qu’une expérience – jugée risquée même par ses initiateurs – se déroulait au cœur de la deuxième plus grande ville des États-Unis.

Illustration du premier réacteur nucléaire construit en sous-sol sur un terrain de squash, en plein coeur du campus de l’université de Chicago.

L’expérience elle-même a été quelque peu décevante. La Pile a été mise en marche, amenée à la criticité (le point auquel une réaction nucléaire s’auto-entretient), puis arrêtée une demi-heure plus tard, avant que sa chaleur et sa radioactivité croissantes ne deviennent trop dangereuses. Le laboratoire métallurgique l’a testée pendant quelques mois avant de la démonter et de la reconstruire – désormais avec un blindage anti-radioactivité – sur un site un peu plus éloigné de la ville, où l’engin prit le nom de Chicago Pile-2. Le réacteur a finalement fonctionné pendant plus de dix ans avant d’être démantelé et enterré dans les bois.

La Pile n’était pas une réalisation scientifique abstraite. Cette Pile faisait partie d’un plan beaucoup plus vaste, conçu sous les auspices du projet Manhattan. Il s’agissait de construire un parc de réacteurs nucléaires de taille industrielle, non pas pour produire de l’énergie électrique (ce qui viendra bien plus tard), mais pour produire du plutonium, un combustible utilisé pour fabriquer des armes nucléaires. Pratiquement du jour au lendemain, l’université de Chicago est devenue un important contractant dans l’effort de guerre. (L’un de ses nombreux contrats avec le gouvernement doublait à lui seul le budget de l’école). Les données issues de l’expérimentation avec la Pile serviront à la conception des réacteurs ultérieurs, y compris celui qui produira le plutonium pour le premier essai nucléaire de l’histoire (nommé Trinity) et pour la bombe atomique larguée sur Nagasaki[7].

En temps de guerre, le secret et la suspicion régnaient sur tous les aspects du travail du laboratoire métallurgique. L’armée américaine avait estimé que certains membres de son personnel, dont Arthur Compton, son directeur lauréat du prix Nobel, présentaient des risques pour la sécurité. D’autres membres du projet, dont le physicien perturbateur Leo Szilard et même l’éminent Enrico Fermi, sont considérés comme des « étrangers ennemis ». Car leurs pays d’origine, qu’ils ont dû quitter, étaient sous le joug du fascisme. Vannevar Bush, le scientifique-administrateur qui a coordonné une grande partie des premiers travaux du projet Manhattan, a demandé aux militaires de ne pas tenir compte de ces préoccupations. Plutôt que de laisser les experts nucléaires en liberté, ne serait-il pas préférable, a-t-il suggéré, « d’accueillir et de placer sous un contrôle rigoureux pratiquement tous les physiciens du pays ayant des connaissances fondamentales sur le sujet » ?

Le gouvernement a fini par répondre à ces préoccupations sécuritaires en ouvrant une nouvelle installation dans un endroit plus isolé, où des travaux vraiment sensibles pouvaient être effectués. C’est ainsi qu’est né le laboratoire de Los Alamos, au Nouveau-Mexique. Bien que de nombreux scientifiques de confiance de l’équipe de Chicago aient fait le voyage jusqu’à Los Alamos, d’autres sont restés à Chicago – ou ont été mis à l’écart. Ils ne sont pourtant pas restés inactifs. Ayant accompli la majeure partie de leur travail durant la première partie du projet Manhattan, libérés des défis liés à la construction de la bombe, ils ont eu le temps de réfléchir aux problèmes sociaux et politiques posés par cette nouvelle technologie. Un rapport sur ce sujet, présidé par James Franck, un physicien allemand lauréat du prix Nobel qui avait travaillé sur les armes chimiques pendant la guerre précédente, a conclu de manière quelque peu hérétique que les premières armes atomiques ne devraient pas être larguées sur des villes sans avertissement préalable. Le rapport Franck a suscité quelques discussions aux échelons supérieurs du projet Manhattan, mais aucun plan n’a été modifié suite à cette publication. Finalement, le rapport a été rendu public après la guerre, avec quelques modifications apportées par les militaires. Une ligne avait été rayée de tous les exemplaires du rapport, mais elle restait tout juste visible sur les originaux. Il suffisait de les porter à la lumière et de les incliner légèrement. Dans ce passage, les auteurs affirmaient que si les États-Unis étaient le premier pays à utiliser des armes nucléaires en temps de guerre, cela « pourrait amener d’autres nations à nous considérer comme une nouvelle Allemagne. »

La Pile en cours de construction.

Les scientifiques de Chicago n’avaient pas tous des pensées aussi sombres. Les membres du laboratoire métallurgique ont également rédigé des rapports sur les avantages de l’atome civil. Ils ont imaginé un nouveau domaine des technosciences, baptisé « nucléonique », qui ouvrirait la voie à des percées médicales et à de nouvelles sources d’énergie au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Ils ont recommandé la création d’un système de laboratoires d’État, afin de s’assurer que des organisations telles que le laboratoire métallurgique puissent continuer à exister en temps de paix. Les chercheurs ont également exercé un lobbying vigoureux en faveur de ce qu’ils considéraient comme une politique judicieuse en matière d’armes atomiques. Le Bulletin of the Atomic Scientists of Chicago et la Federation of Atomic Scientists (qui deviendra plus tard la Federation of American Scientists) sont tous deux nés de ce réveil politique, et un mouvement pour la responsabilité sociale des scientifiques a vu le jour. L’équipe fondatrice de la Pile s’est avérée plus douée pour construire des réacteurs que pour changer les politiques publiques, mais son héritage d’activisme et d’engagement public se retrouve aujourd’hui dans le discours sur le changement climatique[8].

Une fois la guerre terminée, le monde ayant pris conscience de la puissance libérée, l’université de Chicago installa une plaque de bronze commémorant la Pile. On peut y lire : « Le 2 décembre 1942, l’homme a réalisé ici la première réaction en chaîne auto-entretenue et a ainsi initié la libération contrôlée de l’énergie nucléaire. » Le directeur de la presse de l’université avait proposé d’ajouter une phrase à la fin : « pour le meilleur et pour le pire ». Suggestion rejetée.

Alex Wellerstein

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  1. https://www.newyorker.com/tech/annals-of-technology/remembering-chicago-pile-worlds-first-nuclear-reactor

  2. https://blog.nuclearsecrecy.com/

  3. https://www.harvardmagazine.com/2006/05/is-nuclear-power-scalabl-html

  4. https://ieeexplore.ieee.org/stamp/stamp.jsp?arnumber=6021978

  5. https://www.lemonde.fr/europe/article/2016/03/26/les-sites-nucleaires-belges-cibles-potentielles-des-terroristes_4890475_3214.html

  6. Le nucléaire n’a rien d’une énergie « low-tech », c’est-à-dire une technologie décentralisée et facilement reproductible par des non experts. Voir cet article : https://greenwashingeconomy.com/low-tech-confusion-manipulation-industrie-technocratie/

  7. Voir également sur le site de l’université de Chicago :

    « Comment le réacteur a-t-il conduit à la première bombe atomique ?

    Pour fabriquer une bombe atomique, le projet Manhattan devait d’abord prouver qu’une réaction en chaîne fonctionnerait réellement comme ils le pensaient.

    Ensuite, il fallait construire des réacteurs plus nombreux et plus grands afin de créer le bon type de plutonium et d’uranium à utiliser dans les bombes atomiques. À cette fin, le projet Manhattan a démantelé Chicago Pile-1 et a rapidement entrepris de construire des réacteurs plus grands à Hanford (Washington) et Oak Ridge (Tennessee) pour produire de l’uranium et du plutonium. Les principaux responsables scientifiques se sont installés à Los Alamos, au Nouveau-Mexique, où ils ont assemblé et testé les bombes. »

    https://news.uchicago.edu/explainer/first-nuclear-reactor-explained

    Voir également le site du projet Manhattan sur le site du département américain de l’Energie : https://www.osti.gov/opennet/manhattan-project-history/Events/1942-1944_pu/1942-1944_plutonium.htm

    https://www.osti.gov/opennet/manhattan-project-history/Processes/PlutoniumProduction/reactor-operations.html

    Voir encore le site de la World Nuclear Association : https://world-nuclear.org/information-library/current-and-future-generation/outline-history-of-nuclear-energy.aspx

  8. Effectivement, la majorité des scientifiques contemporains continue de colporter ce même discours fumeux tenu par les chercheurs qui ont participé au développement de la bombe nucléaire. Il serait possible de séparer les bons côtés de la technologie des mauvais ; on pourrait réguler la recherche scientifique pour l’orienter dans la bonne direction ; la recherche scientifique et le progrès technique, qui sont totalement tournés vers l’accroissement de la puissance du système industriel, ne seraient pas à l’origine du désastre planétaire en cours ; etc. Des historiens des techniques tels que Jacques Ellul, François Jarrige, Jean-Baptiste Fressoz, Thomas Le Roux ou encore Guillaume Carnino ont montré que ceci est à peu près faux sur toute la ligne.

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