Le rôle des perturbations dans l’évolution
Pour comprendre l’inadéquation entre le monde naturel – les êtres vivants – et le système industriel – la civilisation de la machine –, il faut s’intéresser au fonctionnement de chacun. D’autres articles publiés sur ce blog ont déjà traité du rôle des perturbations dans l’évolution du vivant. Le premier démystifiait la notion d’équilibre ou d’harmonie dans la nature, le second donnait quelques exemples de perturbations d’origine humaine qui sont manifestement bénéfiques à la santé des communautés biotiques.
Pour continuer à explorer le rôle des perturbations dans l’évolution de la vie sur Terre, j’ai traduit un court passage de Tending the Wild. Native American Knowledge and the Management of California’s Natural Resources (2005), un livre de la biologiste M. Kat Anderson, une scientifique spécialiste de l’écologie des plantes qui s’intéresse aux pratiques de subsistance des premiers habitants humains de la région. On y apprend notamment que les incendies ont façonné les communautés végétales de Californie durant des millénaires. Ce serait le cas pour de nombreux biotopes forestiers ou de savanes sur Terre.
La plupart des groupes humains ont utilisé le feu pour favoriser certaines plantes, pour chasser, éloigner les prédateurs ou défricher. Ce n’est que depuis l’essor de la civilisation industrielle qu’il a été possible de bannir le feu des paysages, comme l’expliquait l’historien de l’environnement Stephen J. Pyne sur Yale Environment 360. Selon lui, cette traque du moindre incendie a laissé une « dette », le feu étant primordial dans les processus écologiques.
D’après le biologiste John Kricher, auteur du livre Balance of Nature – Ecology’s Enduring Myth, il semblerait qu’un niveau de perturbation intermédiaire soit idéal :
« Les écologues ont appris que des niveaux de perturbation intermédiaires semblent conduire à un niveau maximal de biodiversité. Si les perturbations sont trop faibles, la concurrence entre les espèces éliminera certaines d’entre elles et réduira la diversité des espèces. Si les perturbations sont trop importantes, peu d’espèces seront capables de tolérer la fréquence des perturbations. »
Cela permet de mieux comprendre pourquoi les perturbations gigantesques et permanentes générées par le système industriel (extraction, artificialisation des terres, contamination chimique généralisée des biotopes, pollution sonore omniprésente, mondialisation des échanges de marchandises, instabilité climatique croissante, industrie touristique, etc.) entrainent la plus grande extinction d’espèces depuis plusieurs dizaines de millions d’années.
Image : les incendies et les inondations sont des perturbations naturelles avec lesquelles d’innombrables espèces végétales et animales ont évolué. Cela ne veut pas dire que la multiplication des incendies et des inondations suite aux émissions industrielles de GES et à l’artificialisation industrielle des terres est une bonne chose. Cela montre simplement qu’en essayant de supprimer inondations et incendies autrefois cycliques, en essayant de contrôler à l’extrême les processus écologiques sur Terre pour favoriser son expansion, la civilisation industrielle n’a fait qu’amplifier les perturbations qu’elles voulaient supprimer.
Le rôle des perturbations naturelles (par M. Kat Anderson)
Selon l’écologue Michael Barbour, « les incendies de fin d’été et de début d’automne étaient un phénomène naturel prévisible touchant de nombreux types de végétation californienne situés à moins de 1800 m d’altitude. La même surface de terrain pouvait brûler tous les dix à cinquante ans. Le feu n’était rare que dans les déserts et en haute altitude. Les plantes californiennes ont évolué avec le feu comme facteur environnemental naturel pendant des millions d’années. En conséquence, non seulement de nombreuses espèces californiennes survivent aux incendies, mais certaines en ont besoin pour achever leur cycle de vie ou rester vigoureuses » (commentaire personnel, 2004). L’écologiste Richard Vogl a émis l’hypothèse que le feu a joué un rôle dans l’évolution des trois quarts de la végétation californienne[1].
Carl Purdy, un horticulteur avisé, a fait le lien entre l’abondance des fleurs sauvages et le feu dans sa description d’un voyage en diligence de Petaluma à Ukiah en 1870 : « Le voyage se déroulait dans un paysage charmant, au mieux de sa forme à la mi-mai. Les feux de broussailles avaient laissé les flancs des collines ouverts, les cultures ne couvraient pas une grande partie de la terre, et nous avons traversé une longue succession de jardins de fleurs sauvages. Cette magnifique scène florale n’était surpassée que par l’extraordinaire spectacle décrit par John Muir. Il s’agissait d’un circuit continu de mille kilomètres de fleurs ornant tous les plateaux des grandes vallées intérieures de San Joaquin et de Sacramento. Aujourd’hui, il faut aller jusqu’à l’extrémité sud de la vallée de San Joaquin pour voir un spectacle de fleurs printanières qui soit un tant soit peu comparable[2]. »
Le feu n’était pas le seul phénomène naturel à façonner le paysage. Les inondations de printemps déposent du limon, les petits et grands mammifères creusent le sol, les tempêtes abattent les arbres et les pluies torrentielles provoquent des glissements de terrain. Chacun de ces événements courants est considéré comme une perturbation naturelle par les écologues spécialistes des plantes. Une perturbation naturelle se définit comme « tout événement relativement bref dans le temps qui perturbe la structure d’un écosystème, d’une communauté ou d’une population et qui modifie les ressources, la disponibilité des substrats ou l’environnement physique. » Ayant évolué avec ces perturbations erratiques ou épisodiques, de nombreuses espèces végétales non seulement les tolèrent, mais en ont besoin pour achever leur cycle de vie ou maintenir leur position dominante[3].
Des études écologiques menées dans le monde entier, tant dans les écosystèmes aquatiques que terrestres, confirment le rôle écologique important des perturbations dans le développement et le maintien des habitats forestiers, arbustifs, humides et dans les prairies. Dans de nombreux cas, une perturbation modérée à moyenne favorise l’hétérogénéité de l’habitat et permet une plus grande diversité de plantes et d’animaux. Par exemple, l’activité des petits mammifères augmente l’abondance et la diversité des géophytes (plantes vivaces à bulbes, cormes ou tubercules) ; l’action des vagues contribue à la biodiversité dans la zone intertidale rocheuse ; les incendies maintiennent des prairies biologiquement riches ; et le remplissage et l’assèchement alternés des lacs, des marais et des estuaires soutiennent de vastes populations d’animaux et d’oiseaux aquatiques. Certains scientifiques suggèrent que la pyrodiversité (la diversité de la fréquence, de l’échelle, de la saison et du type de feu) conduit à une grande biodiversité d’espèces végétales et de types de végétation[4].
Les perturbations sont une caractéristique récurrente de pratiquement tous les types de végétation en Californie. En fait, il est désormais admis que les perturbations sont nécessaires au rajeunissement de nombreuses populations végétales et de nombreux écosystèmes. Selon une hypothèse émise par l’écologiste Joseph Connell, les perturbations qui se produisent à des intensités et à des fréquences intermédiaires favorisent la plus grande diversité biologique[5].
De nombreuses espèces vivaces possèdent des organes souterrains ou protégés d’une manière ou d’une autre. Ces organes leur permettent de se régénérer et de s’étendre après la combustion des parties aériennes, leur consommation par des herbivores, leur perturbation par des glissements de terrain ou des rongeurs fouissant le sol. Grâce au processus de reproduction végétative, ces végétaux peuvent multiplier leurs parties ou créer des répliques d’eux-mêmes. De nombreux arbustes et arbres peuvent par exemple repousser à partir de bourgeons épicormiques ou adventifs supprimés le long de leur tronc ou de leurs racines. Parfois, ces nouvelles pousses naissent sur des arbustes à partir de gros troncs souterrains noueux, en particulier après un incendie. Cette adaptation, appelée « pousse en couronne » [crown-sprouting], est caractéristique de nombreux arbustes du maquis californien. Certaines plantes – fougères, carex, quenouilles, tules, joncs, certaines graminées, asclépiades et dogbanes – se décomposent chaque année en racines ligneuses et renaissent l’année suivante. Elles émettent des tiges horizontales sous le sol, ou rhizomes, qui leur permettent de survivre et de se réimplanter, voire d’étendre la zone occupée. D’autres plantes vivaces ont des bulbes ou des cormes qui produisent des rejets – de minuscules bulbilles ou petits cormes contenant le début d’une nouvelle plante génétiquement identique à la plante mère. Et ces rejets se propagent plus facilement lorsqu’ils subissent des perturbations[6].
M. Kat Anderson
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Vogl 1967, in Hanes 1988:420.
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Purdy 1976:35. ↑
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Sur la définition de la perturbation, voir White et Pickett, 1985:7. Les écologues étudiant le feu sont en train de repenser la définition de la perturbation en ce qui concerne le feu. Neil Sugihara et Michael Barbour déclarent dans Fire in California Ecosystems (sous presse) que « le feu est si fondamental et son influence biologique si omniprésente qu’il convient de le considérer comme un processus écologique. [Le feu est] un processus écologique qui fait partie de l’environnement, au même titre que la variabilité de température, d’humidité, de vent, des inondations, de développement du sol, de l’érosion, de la prédation, de l’herbivorie, du cycle du carbone et du cycle des nutriments. » ↑
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Sur le creusement par les petits mammifères, voir Lovegrove et Jarvis, 1986. Sur la contribution de l’action des vagues à la biodiversité des roches intertidales, voir Sousa, 1985. Sur les incendies qui préservent les prairies riches en espèces, voir Risser 1988:177 ; sur les inondations et la diversité de la faune, voir Mitsch et Gosselink 1993. Sur le lien entre la pyrodiversité et la biodiversité, voir Martin et Sapsis 1992. ↑
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Sur la perturbation en tant que caractéristique récurrente, voir Christensen 1988. Sur l’hypothèse de Connell, voir Connell 1978. ↑
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Frenkel 1970; Spurr and Barnes 1980; Sauer [1952] 1969:125. ↑